L’Action Française

11 décembre 1923

  Une controverse littéraire autour de la Nouvelle Revue française

M. Jacques Rivière vient de répondre au cours d'un entretien qu'il a eu avec M. Frédéric Lefèvre, des Nouvelles littéraires, aux critiques qui ont été adressées depuis plusieurs mois au groupe de la Nouvelle Revue française.

C'est d’abord avec une sorte de hauteur méprisante que le directeur de la N.R.F., fait allusion à la campagne de M. Henri Béraud :

« Ce n’est nullement un dédain systématique, dit-il, j’ai tâché d’être blessé. Mais j’ai dû constater bientôt ce phénomène fort curieux et dont je vous laisse à trouver l’explication : c’est que M. Béraud pouvait m’appliquer cent fois sa matraque sur le dos, je ne sentais rien, absolument rien ».

Et M. Jacques Rivière d’ajouter :

« Je n’ai commencé à sentir quelque chose que tout récemment, lorsque M. Massis m’a attaqué sur le plan des idées proprement dites et a essayé de vous faire croire que j’étais l’apologiste d’une littérature de l’obscurité et le champion du subjectivisme littéraire. »

Là-dessus, M. Rivière commence un long plaidoyer pro domo. Dès l'abord, il tient à se séparer de M. André Gide ; il reproche à Henri Massis de vouloir le considérer comme « le disciple intégral » de l'auteur de l’Immoraliste, et il déclare qu'à l'heure actuelle, entre Gide et lui, les points de divergences sont beaucoup plus nombreux que les points d'accord. Le fait valait d'être noté.

Aussi bien M. Jacques Rivière veut-il être jugé pour lui-même et, en ce qui le concerne, le reproche de « subjectivisme littéraire » que lui ont adressé MM. Maritain et Massis lui semble inopérant.

Bien qu'il se défende d'être obscur, nous sommes obligés de dire que la démonstration embarrassée que M. Jacques Rivière oppose àses contradicteurs ne pèche pas par un excès de clarté.

« Il y a, dit-il, au fond de ce reproche de subjectivisme qu’on nous adresse une équivoque grave et qui le rend absolument caduc. MM. Massis et Maritain ont cru découvrir chez tous les écrivains que j’ai défendus ou présentés dans la N.R.F. un commun intérêt pour le moi saisi dans ce qu’il a de plus individuel. Et c’est de là qu’ils concluent à notre subjectivisme. Ils confondent, par conséquent, « individualisme » et « subjectivisme » : ils considèrent du moins le second comme une conséquence inévitable du premier…

[paragraphe illisible]

L’[erreur] de M. Jacques Rivière ne consiste pas à prendre le moi comme point de départ, mais à le considérer comme sa propre fin, à le couper, à l’isoler de tout le reste, à le tenir pour un objet indépendant et absolument autonome. Pour M. Rivière, il semble n’y avoir d’événements qu’intérieurs, de réalités que psychologiques.

Sans doute a-t-il raison de dire : « C'est le moi qui a fait l'éternelle fécondité des classiques, le moi connu, le moi compris, le moi dépassé. » Mais précisément la psychologie dont il se réclame ne dépasse jamais le moi, elle en fait l'unique objet, la seule réalité connaissable. Individualiste, le siècle de Descartes le fut assurément, mais cet individualisme était encore maîtrisé par la discipline chrétienne. Comme nous le disait ici même Charles Maurras dans sa réponse à Raymond de La Tailhède : « Le dix-septième siècle a conçu une sorte de dieu-homme ; oui, mais réglé par la notion de l’homme-Dieu. »

Et voilà ce que M. Massis a indiqué fortement dans sa récente étude de la Revue universelle sur André Gide :

« C'est à maintenir l'équilibre de la personne humaine, en lui apprenant à connaître un objet extérieur, à l'aider, à la soutenir dans son effort permanent contre les forces obscures qui la divisent et tendent à la dissocier que s'applique l’idéal classique et chrétien. »

Et le précepte classique, Pascal le formule en ces termes : « Il faut tendre au général et la pente vers soi est le commencement de tout désordre. »

Quoi qu'il en soit du cas particulier de M. Jacques Rivière et de ses susceptibilités propres, il reste que, sous le couvert de la psychologie, le dessein de M. André Gide et de ses disciples est secrètement métaphysique : il s'agit pour eux de « déchirer cette unité de l'être universel que l'homme classique retrouve sous les alternatives de sa nature mobile et où il discerne sa règle, sa loi et la forme entière de l'humaine condition ».

MM. Massis et Maritain ont justement dénoncé une doctrine qui ne tend à rien de moins qu'à ruiner « cette discipline mentale, cette morale, cette raison, cet ordre où se rassemble tout l'apport civilisateur de l'esprit occidental ». De façon captieuse et sous le masque du classicisme par des équivoques intellectuelles savamment entretenues, la Nouvelle Revue française n’est pas étrangère à cette entreprise. La surveillance s'impose aux esprits vigilants.

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