La Revue Universelle

Juin-Juillet 1932

 

Henri Massis

 

L’Anti-Barrès

 

Nous ne relèverions pas les propos que M. André Gide a détachés de son journal (1) pour flétrir la « pernicieuse, la déplorable influence de Barrès », si l'exaspération assidue qu'il montre à l'endroit de ce « néfaste éducateur » ne nous révélait un de ses plus constants soucis. Toute sa vie, André Gide a été littéralement obsédé par Barrès, et non pas tant par l'artiste, qu'il a fait mine d'admirer avant de le rabattre, que par l’influenceur. La question de l'influence — question « gidienne » par excellence — s'est posée pour lui, en fonction même du développement et de la destinée de Barrès. Historiquement, la chose est incontestable. Soucieux d'influencer à son tour la jeunesse, André Gide devait nourrir son opposition des contrastes que sa propre nature offrait avec celle de l'homme qui, quarante années durant, marqua de son influence des générations successives. Dès qu'il tenta de s'exprimer soi-même, M. Gide rencontra Barrès sur son chemin ; et tout le climat de l'époque où il eut à se frayer sa route fut en quelque façon imprégné de barrésisme. Il lui était impossible de n'en pas tenir compte ; et c'est pour une bonne part, en réaction contre la personne, contre les idées et contre les prestiges de Barrès, que s'est constituée la divergence gidienne. Etre l'anti-Barrès, voilà l'une des préoccupations maîtresses d'André Gide, ce qui donnera à son œuvre sa caractéristique essentielle dans l'évolution des idées.

Parvenu à l'âge même où Barrès nous a quittés, M. Gide croit pouvoir aujourd'hui s'arroger sans conteste et sa place et son rôle. Les abandons, le trouble de notre époque lui semblent d'ailleurs éminemment favorables pour liquider et reléguer parmi les théories défuntes les « célèbres doctrines » auxquelles le nom de Barrès demeure attaché : « Tout ce qui reste marqué par son influence, dit-il, est déjà moribond, déjà mort. » Plus soucieux de civisme, plus attentif aux grands intérêts de la nation, M. Gide le déplorerait peut-être, comme il estimait opportun de le faire, Barrès vivant, lorsqu'il concédait à ses doctrines « une vertu thérapeutique pour notre pays délabré » (car il ne semble guère que les adolescents libérés par l'exemple de M. Gide, soient aptes à revigorer la France actuelle et à la guérir de sa redoutable atonie.) Mais laissons cela qui n'est pas de l'ordre où M. Gide se situe, lui, son œuvre, et son « influence ». Littérature et biographie, composition du personnage et moyens de prendre de l'ascendant sur les jeunes esprits, voilà ce qui, chez Barrès, a suscité l'inquiète interrogation de M. Gide.

Il fut un temps où André Gide affectait d'aimer en Barrès les « inconséquences de l'homme naturel » et de louer l'artiste pour mieux l'opposer au dogmatique : « Vos meilleurs écrits, lui répétait-il sans cesse, survivront à vos théories. » Et nous lisons dans Incidences, à la date de 1921, (p. 50) : « Je sens dans les écrits de Barrès, à côté de la volonté la plus noble et d'un bon sens très droit, un grand encombrement de sophismes. Sur vingt lecteurs capables d'apprécier les réelles qualités de l'écrivain, il y en a cent ou mille capables de prendre ces sophismes pour des vérités, et c'est à ses sophismes mêmes, non à son grand talent qui lui permettra de survivre, que Barrès doit le plus gros de sa gloire d'aujourd'hui. » Désormais, l'écrivain lui semble ne valoir guère plus que le théoricien. « On a monstrueusement surfait, dit-il, ses qualités d'artiste : tout ce qu'il a de meilleur ne se trouve-t-il pas déjà chez Chateaubriand ? » Mais l'homme à qui il écrivait jadis, tout en le cajolant sur les « exquises délicatesses » de son art : « Nous connaissions la netteté de votre vue, la clarté de vos jugements, votre vaillance, votre prudence, l'excellence de vos conseils », cet homme lui est devenu pareillement insupportable ; et il relève sur un ton méprisant ce qu'il appelle sa « pénurie », ses limites, son « désir de popularité, d'acclamation, qu'il prend pour un amour de la gloire, son incuriosité, son ignorance, ses dédains ; le choix de ses dieux » ... Nous nous abstiendrons de qualifier moralement cette tardive revanche ; elle n'est au reste, à tout prendre, qu'un des signes de cette « obsession » dont nous avons parlé. Par delà la tombe, l'auteur des Déracinés n'a pas cessé de hanter Gide ; et jusque dans sa propre vieillesse, à cette heure « sereine » où il fait la rencontre de Goethe, Gide croise encore l’ombre de Barrès ; il lui faut à nouveau s'opposer à lui pour lui ravir son dernier dieu. Vieillard ou jeune homme, tous les problèmes que la vie lui pose ou lui a posés, c'est à rebours de Barrès qu'il a décidé de les résoudre. Vivre, se développer, faire carrière, vieillir autrement que Barrès, c'est pour Gide le signe et comme l'épreuve de la liberté. Jusqu'à la fin, il n'échappera pas à ce destin jaloux : il n'aura existé, quant à son influence et à sa personne, que comme un antidote.

Tout, au reste, le prédestinait : naissance, religion, nature, esprit, à ce comportement antithétique. Son « déterminisme » n'est-il pas radicalement à l'opposite du « déterminisme «  barrésien ? Et dès 1897, il ne le lui envoyait pas dire : « Né à Paris, d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous, monsieur Barrès, que je m'enracine ? » Ce qu'en 1932, M. Gide exprime avec plus de sarcasme : « Est-ce ma faute à moi si votre Dieu prit soin de me faire naître entre deux étoiles, fruit de deux sangs, de deux provinces et de deux confessions ? » Pour devenir astrologique de botanique qu'elle était, et pour se situer désormais entre le Scorpion et le Sagittaire, la « querelle du peuplier » reste toujours la pièce capitale du débat entre Barrès et Gide. Le jour où il l'engagea, M. Gide choisit son rôle : être l’anti-Barrès lui apparut comme une élection. Enseigner la joie qu'il y aurait à ne plus se sentir d'attaches, de racines ; bien plus, faire du déracinement une école de vertu, plaider en faveur d'une éducation dangereuse, et sous prétexte de leur donner l'horreur des thèses, des idées, des raisonnements, convaincre les jeunes esprits que le traditionalisme n'est bon que pour les faibles, pour la masse encroûtée dans ses habitudes héréditaires ; opposer à l'acceptation le refus, la disponibilité, le non-conformisme, la gratuité — tous les thèmes gidiens se trouvaient posés d'un seul coup : il avait suffi à André Gide de prendre point par point le contre-pied des théories de Barrès. Tel fut désormais son « enseignement », sa « réforme » ; et lui qui se flattait de vivre sans entrave, c'est-à-dire sans doctrine, il se condamna à en avoir une, celle du contradicteur; vis-à-vis du barrésisme, il devint quelque chose comme l'avocat du diable !

Il va sans dire que sa propre pente l'inclinait à ce choix, mais il y entra aussi, à dose égale de sincérité native, certain calcul qui n'est pas étranger à un esprit de sa sorte. Sous son allure de boutade, notez ce trait révélateur : « Se contredire ! Si seulement M. Barrès l'osait, quelle belle carrière ! » Notez aussi l'insistance qu'à son propos M. Gide met sur les conditions propres à faire « survivre » une œuvre, à l'assurer d’une « gloire » qui ne soit pas toute viagère : il y revient sans cesse dans son journal, dans ses lettres à Angèle : « Il apparaît aux clairvoyants dit-il (et il se range naturellement parmi ceux-là) il leur apparaît que les célèbres doctrines de Barrès, d'un si excellent effet pratique aujourd'hui, et pour lui-même et pour la France, pèseront d'un poids mort bien fatigant sur son œuvre bientôt. » Et vingt ans plus tard : « Barrès a-t-il pu vraiment croire, a-t-il pu supposer que ses théories en apparence si opportunes (et je prends ce mot dans le sens le plus urgent...), si savantes assurément à galvaniser les moyennes intelligences de nombreux vieux adolescents, qu'elles trouveraient encore, ses théories, quelque crédit avant trente ans ? »

Pour attentive que fût alors la sollicitude de M. Gide à l'endroit de l'avenir des idées barrésiennes, cette feinte générosité ne nous abuse pas sur l'intime préoccupation qui se dérobait sous son conseil. Ce que guettait André Gide, c'était l'heure, fatale à ses yeux, où les théories de Barrès s'exténueraient, où leur utilité n'apparaîtrait plus, où, le danger passé, le pays prendrait le remède en dégoût, où son critérium deviendrait un poncif, où son échelle des valeurs semblerait hors d'usage. Cette heure-là, ce serait, tôt ou tard, son heure à lui, André Gide : il lui suffisait d'attendre, de ne rien hâter, et surtout de ne pas conclure, à la différence de Barrès. L'imprudent Barrès qui voulait poser des principes, chercher partout des « enseignements, des leçons », et qui prétendait « servir » ! « C'est lui, dit-il, qui mit cela à la mode. » Mais la mode passerait, le geste de défense qui soutenait ses écrits n'aurait plus de raison d'être, ses conclusions paraîtraient bientôt importunes : « Malheur aux livres qui concluent, songeait Gide; ce sont ceux qui d'abord satisfont le plus le public, mais au bout de vingt ans, la conclusion écrasera le livre. » Et chacun sait qu'André Gide s'est arrogé la « catégorie de l'avenir » : « J'ai toujours pensé le futur, » dit-il.

Il le pensait déjà, lorsqu’aux environs de 1897, il comprit d'instinct tout le parti qu'il pourrait tirer de la dissidence qui se produisit alors parmi les « barrésiens ». Il y a là un petit fait d'histoire littéraire, dont il ne me semble pas que les commentateurs de Gide aient souligné l'importance et qui situe exactement son dialogue avec Barrès. C'était au lendemain de la publication des Déracinés : parmi les jeunes barrésistes de la première heure, tous ceux qui s'enchantaient de trouver dans le « Culte du Moi » un bréviaire d'anarchie et de nihilisme s'insurgèrent contre la conclusion du nouveau livre. Barrès éprouvant soudain « le néant du moi jusqu'à prendre le sens social », ne les obligeait-il pas à choisir entre « le point de vue intellectuel et le traditionalisme » ? Ce fut un beau scandale pour l'équipe bariolée qui le suivait alors. «  Le désarroi des amis que l'Homme Libre m'avait faits fut extrême, disait-il plus tard en évoquant leur malentendu. Beaucoup de jeunes groupements m'envoyèrent leur P. P. C. » Celui de la Revue Blanche est resté fameux entre tous. La protestation qu'André Gide fit aussitôt paraître dans l'Ermitage était d'une politique plus captieuse. Tout en feignant de craindre que le goût de la réflexion ne gâtât chez Barrès la naïveté des impressions sensuelles et des dons artistiques qu'il admirait toujours, il chercha le joint pour contredire la thèse des Déracinés, en proposant son propre cas en exemple : c'était un appel indirect aux individualistes impénitents que la « conversion » barrésienne avait conduits à la rupture. Il y avait désormais une place à prendre, une succession a recueillir, celle-là même que Barrès laissait vacante, (car il avait eu sur ses premiers séides une influence assez semblable à celle que Gide allait exercer par la suite). Le jeune auteur de Paludes, qui fréquentait alors les régions littéraires habitées par ses disciples, vit sur-le-champ l'avantage qu'il en pourrait tirer. C'est avec les dissidents, race inquiète et vagabonde, qu'il établirait ses rapports ; il aurait lui aussi sa famille, celle dont Barrès ne voulait plus, mais pour laquelle il avait fait son lit. Sans doute Barrès serait-il suivi par le gros du troupeau : son exemple galvaniserait la masse… Ce n'était pas sa part à lui, Gide ; il ne la lui disputerait pas : il attendrait plutôt que la faveur revînt àce que Barrès abandonnait et que le rythme contraire des générations successives lui permît, à coup sûr, de jouer sa chance... André Gide ou l'opportuniste à long terme.

Le piètre calcul, et que tout cela est donc précaire que ne conduit pas la recherche d'une vérité supérieure, de ces grandes lois impersonnelles qui mènent le monde et la nature humaine ! Barrès cherchait à les découvrir, y tendait d'instinct et exerçait dans ces domaines comme un droit de naissance. C'était une âme bien née. Que dire de M. Gide qui fait aujourd'hui le victorieux à ses dépens ? Rien : ces deux hommes ne sont pas de la même espèce. Et cela explique tout.

 

(1)   Dans la Nouvelle Revue française du 1er juin.

Retour au menu principal