La Revue Universelle

 

Henri Massis

 

Le débat de la rue Visconti

 

 

Quelque temps après l’adhésion d’André Gide au communisme, l’Union pour la Vérité organisa, le 26 janvier 1935, rue Visconti, un Entretien sur André Gide et son temps, qui s’ouvrit par un exposé de M. Ramon Fernandez : « Parmi les écrivains contemporains, dit-il, Gide est de ceux dont l’influence a été la plus forte et la plus durable. Cette influence, il l’a exercée par ses livres, par la Nouvelle Revue Française ; son influence personnelle aussi a été considérable. Et l’on peut apparenter Gide à Barrès, à Renan, car il représente comme eux un mode de vie, une attitude intellectuelle. Cette influence, nous allons voir en quoi elle consiste et examiner sa valeur. »

Dans le débat qui s’ouvrit ensuite devaient successivement prendre la parole MM. Gabriel Marcel, Jacques Maritain, François Mauriac, Jean Guéhenno, René Gillouin, Daniel Halévy, Thierry Maulnier, à qui M. André Gide, présent, répondit tour à tour.

Nous reproduisons ici le texte de nos interventions :

 

M. henri massis. — M. Ramon Fernandez, en m'invitant à cette discussion sur Gide et son temps, m'a écrit : « André Gide serait très heureux si vous pouviez vous joindre aux disputants, car il cherche, dans ce débat, la contradiction encore plus que l'accord. » Moins qu'aucun autre, je ne pouvais m'y refuser.

J'ai toujours eu à l'endroit de M. Gide une attitude de combat. Je crois devoir d'abord m'en expliquer, produire les raisons d'une attitude si constante et qui a revêtu les formes les plus diverses.

Si j'ai donné à l'œuvre d'André Gide, comme à sa personne, une importance que d'aucuns ont trouvée excessive, c'est que — quoi qu'il en soit de sa durée future, quoi qu'il en soit de l'influence (bonne ou mauvaise) qu'elle a pu exercer — cette œuvre pose les plus graves questions.

Cela tient, pour une part, aux circonstances, au fait qu'elle se trouve située à une sorte de moment historique où les réponses qu'avaient, depuis des siècles, reçues ces questions ne semblent plus à tous satisfaisantes, ou ne leur suffisent plus.

La crise que traverse notre civilisation, cette crise nous met, en effet, devant certains problèmes qui sont précisément ceux que Gide n'a jamais cessé de se poser pour son propre compte. En sorte que là où la critique rencontre Gide, elle touche inévitablement à quelque chose qui est au premier plan des préoccupations de l'homme d'aujourd'hui. Car, lorsqu'elle semble le plus soucieuse d'esthétique, c'est à l'éthique qu'au fond son œuvre est appliquée ; elle ne les sépare pas. Aussi est-ce le drame de notre civilisation qui se joue, comme dans un microcosme, dans la personne d'André Gide — personne qui, à son propre sujet, met en cause les valeurs humaines sur lesquelles cette civilisation est tout entière établie. Son drame intérieur par là s'universalise. Est-il possible de s'en désintéresser ?

C'est un intérêt du même genre que présente l'adhésion de Gide au communisme. Sans doute le problème du communisme le dépasse-t-il ; mais seul le drame particulier à André Gide peut nous éclairer sur le sens d'une telle adhésion (totale ou partielle, complète ou réticente) ; et c'est au centre même de cette personnalité qu'il faut se placer pour la comprendre.

Disons d'abord qu'elle ne nous étonne pas, et qu'elle est conforme à tout ce que nous savons de l'homme. Un grand écrivain d'extrême droite, qui aime Gide pour son talent, pour son horreur du conformisme, lui disait en 1932 : « Vous n'êtes pas encore sorti d'une puberté indéfiniment prolongée... Ce qu'il vous faudrait, c'est une grande cause à laquelle vous emploieriez vos dons, votre misereor super turbam. Vous la trouverez. » Léon Daudet avait raison ; deux mois plus tard, Gide adhérait à la IIIe Internationale.

Ce n'est pas, au reste, la première fois, au cours de la carrière d'André Gide, que la nécessité de l'option, du choix, lui est apparue. En 1916, on l'a vu adresser publiquement à M. Charles Maurras un témoignage d'adhésion à l'Action française. Variations dont le polémiste peut tirer parti, mais variations qui s'expliquent d'abord par l'extraordinaire perméabilité de Gide à l'événement, par son extrême impressionnabilité. Nul n'est plus finement sensible aux courants idéologiques, à l'atmosphère morale de l'époque, et à ce qu'on pourrait appeler ses changements de pression. S'élève-t-elle que le meilleur de lui-même se réveille, s'exalte (comme pendant la guerre où il rédige Numquid et tu) ; tend-elle à s'abaisser qu'aussitôt il se déprime, et qu'il en épouse la courbe descendante avec une dilection ravie. C'est peut-être le secret de son influence, cette plasticité singulière ; mais je ne nie pas ce qu'il entre de sincérité dans une telle attitude, si contradictoire qu'elle puisse d'abord sembler. La contradiction ne me paraît, d'ailleurs, que de surface. Si Gide a subi jadis l'attraction du maurrassisme, c'est pour des raisons personnelles (et d'autant plus profondes) que je crois assez semblables à celles qui, aujourd'hui, l'ont conduit au communisme. L'une et l'autre doctrine ne lui apparaissent-elles pas comme préoccupées avant tout de la collectivité, de la société, comme des systèmes politiques qui mettent d'abord l'accent sur l'organisation sociale, sur les institutions, et qui ne donnent pas la première place à la question morale ? (Ce que font implicitement les systèmes « vertuistes » sur quoi sont fondées les démocraties)... L'immoraliste Gide a donc pu traduire en termes favorables, et propres à le rassurer sur son compte, le fameux : « Nous ne sommes pas des gens moraux... », dont on a fait si sottement grief à l'Action française. Oui, je crois que si Gide a senti de ce côté-là quelque attrait, c'est qu'il y voyait une politique capable de protéger et d'assurer la vie de la société française, — politique qu'il pouvait servir sans qu'elle l'interrogeât sur son intimité, sans qu'elle lui posât préalablement la question morale, objet de sa gêne incessante comme de son incessante critique.

C'est une liberté du même genre que Gide trouve aujourd'hui auprès des communistes russes, si différents de ces intellectuels révolutionnaires, leurs aînés, qui ne cessaient de se juger eux-mêmes et de s'évaluer les uns les autres sur le plan moral. On sait que ce genre d'évaluations déplaisait particulièrement à Lénine qui les regardait comme « parfaitement inutiles », — le seul jugement qu'il portât sur les hommes étant conditionné par leur valeur politique, et rien d'autre en eux n'étant susceptible de l'intéresser. Cette primauté du « politique », commune, d'une certaine façon, au léninisme et au maurrassisme, voilà ce qui a dû selon moi, séduire Gide. Dans l'un et l'autre cas, et à la racine de ces deux adhésions si radicalement antagonistes, je retrouve cet identique et constant souci d'échapper à la désapprobation morale, tout en satisfaisant à un anxieux besoin de rejoindre les autres, de faire quelque chose pour eux.

Ayant plaidé par toute son œuvre en faveur de l'individu, cet individualiste a, en effet, senti à plusieurs reprises la tentation de s'agréger à quelque chose de plus vaste que soi-même ; démarches qui, sans doute, s'expliquent par une sorte d'ennui, d'effroi maladif de sa propre solitude, mais aussi par un incontestable besoin de grandeur, voire d'héroïsme, qui revient en lui de façon lancinante et qui toujours se résorbe dans le moment même où il croit avoir trouvé son objet.

C'est ainsi que Gide a pu (l'atmosphère étant alors favorable à la ferveur chrétienne), qu'il a pu, dis-je, être « tenté » par Péguy. Ne s'écria-t-il pas, après avoir lu sa Jeanne d'Arc : « Nous ne vous laisserons pas, Seigneur, que vous ne nous ayez bénis ? » Mais c'est qu'avec Péguy — bien que d'une autre manière qu'avec Maurras ou avec Lénine — Gide avait aussi le sentiment d'échapper au « vertuisme ». Péguy, en effet, ne « travaillait » pas dans le péché, mais dans la sainteté. Les seules « vertus » qu'il exaltât, c'étaient les vertus théologales. Bref, l'univers de Péguy était un monde héroïque et pur, mais non barbelé de défenses morales, comme l'est le nôtre aux yeux de Gide. N'est-ce pas aussi ce qui explique son « mouvement » vers Claudel, vers le grand poète catholique qui ne cesse de répéter : « J'ai horreur de la morale », voulant dire par là qu'il aime Dieu comme un père et non par précepte et commandement...

Voilà donc ceux qui ont tenté Gide jusqu'au jour... jusqu'au jour où s'est posé non pas seulement le problème moral, mais le problème de la vérité, de la vérité qui a pour fin le bien supérieur de l'homme ; et c'est alors que Gide a dû mettre en cause la notion même de l'homme sur laquelle nous vivons.

Mais dès l'abord, il feint de croire que nous, croyants, n'avons souci que de conformisme et que, sans égard pour la vérité, nous sommes les tenants d'une morale toute faite, au nom de laquelle nous ne cherchons qu'à l'accabler (car c'est au fond son grand grief). Ce reproche, nous ne le méritons pas. Nous ne cherchons pas, au nom d'une « morale admise et d'usage courant », à le rejeter, à le mettre à part. Bien au contraire, c'est dans l’œuvre de Gide que les préoccupations morales, tout en restant négatives, sont à ce point obsédantes que son incessant souci s'applique à les éluder, sans qu'il puisse réellement se libérer de leurs entraves : c'est lui qui en est accablé.

Pour nous, catholiques, nous avons les sacrements, et notamment celui de pénitence, grâce auquel nous pouvons nous libérer de ce qui nous pèse, nous décharger de ce qui nous empêche de vivre, et par là même redevenir plus pleinement hommes. Peut-on appeler conformisme ce qui est vitalité sans cesse renouvelée, lavée, retrempée, rajeunie à la source divine ? Privée de la contrition comme du pardon, mais toute engluée de « morale », la recherche de Gide est entièrement tendue vers sa propre justification. Pour l'homme, il ne s'agit pas de se justifier, il s'agit de se perfectionner ; pour se perfectionner, il lui faut se construire. Gide ne lui propose que de s'accepter ; c'est en cela que cet artiste est un « réformateur ». Sa réforme, il l'a faite en partant de l'individu. Mais après avoir accompli dans cet ordre tout ce que l'individualisme est capable de donner, après avoir fait de l'homme une critique qui, si elle fut libératrice pour certains, fut pour d'autres mortelle (au sens propre du mot), Gide a senti le besoin de s'engager, de s'agréger à quelque chose qui le dépasse, qui lui donne une nouvelle raison d'être, et il a fait son acte de foi communiste.

De cette adhésion, il se peut que l'artiste ait aujourd'hui à souffrir, à ce point où, chez lui, l'homme et l'artiste ne font qu'un, ont des susceptibilités toute pareilles. M. Ramon Fernandez nous a dit que l'influence esthétique de Gide et son influence morale sont deux choses fort différentes, et qui ne se confondent pas ; c'est ainsi qu'il trouve que, sur le plan de la critique esthétique, André Gide est un « auteur plutôt rassurant ». Il me semble que M. Fernandez se rassure un peu vite. Toute pensée gidienne, qui s'exprime sur le plan esthétique a son équivalence sur le plan moral ; et si M. Gide a, par exemple, élu le classicisme comme mode d'expression littéraire, il est entré dans son choix autant d'intentions morales que de soucis d'art proprement dits. Quand Gide a abandonné le symbolisme, c'est qu'il ne le croyait propre qu'à exprimer de feintes obscurités, et que la clarté lui semblait un plus profond mystère. Quand il a repoussé le romantisme, c'est qu'il y a dans sa grandiloquence quelque chose qui répugne à son cœur insinuant. Quand il a opté pour le classicisme, c'est qu'il y a vu le style le plus apte à sceller ses secrets. Aujourd'hui, en adhérant au communisme, ce sont encore ses secrets qu'indirectement il protège, c'est encore cette part réservée qu'il croit soustraire à l'ostracisme de la morale. Pour cela, il n'hésite pas à poser tout le problème de l'homme et de la civilisation, — et l'on sait la solution qu'il a choisie.

On comprend peut-être maintenant pourquoi et au nom de quoi nous avons attaqué André Gide. Il s'agit pour nous de défendre ce qu'il menace de détruire : la notion de l'homme, sur quoi se fonde la civilisation...

M. A. gide. — Je trouve remarquable cet exposé, et je l'approuve en général. Mais il me faut en relever certains points.

Je tiens à manifester la profonde admiration que j'ai pour Péguy. Elle n'est pas purement littéraire. C'est une grande figure. Je l'ai toujours pensé, toujours dit.

Vous avez fait allusion à mon adhésion à l'Action française. Je vous rappelle que c'était en 1916. J'étais, vous l'avez d'ailleurs dit, très sensible à l'événement. Nous l'étions tous. Nous étions oppressés de tous côtés, et l'on sentait le besoin de se grouper. Je me souviens d'avoir écrit à ce moment-là, à propos du groupement de l'Action française, reprenant un mot célèbre : « Ce n'est peut-être pas le meilleur, mais c'est le seul. » Oui, c'est un besoin d'adhérer pour lutter contre une dissolution, qui était au fond de tout cela. Je n'ai jamais eu de conviction royaliste. Mais, en 1916, j'avais l'impression que l'A.F. était le seul groupement sérieux et qu'il était nécessaire, à ce moment, de se serrer les coudes.

Vous, vous pensez que l'homme a donné tout ce qu'il pouvait donner. Je ne le pense pas. Je ne crois pas que l'homme n'a plus rien à dire. Toute la question est là. C'est ce point que nous devrions discuter.

M. H. massis. — Par là, vous entendez que l'homme a encore bien des choses à nous révéler sur lui-même, car c'est sur le plan de l'individuel, du « psychologique » que vous vous placez. Je ne nie pas que, dans son ordre, l'exploration psychologique ne puisse encore pousser ses investigations et faire des « découvertes ». Mais dans la mesure même où cette exploration, voudra aller plus loin et plus bas, où elle prétendra hardiment atteindre jusqu'aux parties les plus ténébreuses, les plus confuses, de l'être humain, il lui faudra avoir une notion d'autant plus ferme de l'homme, de son unité essentielle ; sans quoi elle risque de se perdre, de s'enliser irrémédiablement dans les fonds d'où elle prétend tirer ses trésors. Plus elle doit, pour y descendre, suivre les pentes sans fin de l'individualité matérielle, plus il lui est, en effet, nécessaire de ne pas lâcher l'unité du moi spirituel, de ne pas perdre le sens de la continuité de l'âme…

Un tel sens n'est pas moins indispensable à chacun d'entre nous pour diriger ses pas. Sinon où prendrions-nous la mesure des objets que nous nous proposons d'atteindre ? Où placer la grandeur de l'homme ? Vous-même, André Gide, vous n'êtes pas de ceux qui renoncent à exiger beaucoup de l'homme ; vous ne vous intéressez pas uniquement à ses faiblesses, à ses abandons, à ses déchéances ; vous les connaissez de reste. Vous ne refusez pas qu'on vous montre ce « surpassement de soi qu'obtient la volonté tendue » — et vous en admirez les exploits. Mais cet effort héroïque, à quelle notion générale de l'homme le rattachez-vous ? A l'homme, quel but assignez-vous, si tant est que vous songiez à lui en assigner un ? Quand on lit, par exemple, un journal intime comme les Cahiers de Barrès et qu'on les compare à vos propres confidences, la différence est saisissante : le je barrésien se construit sans cesse et par là se perfectionne, cherche à s'ennoblir, alors que le je gidien ne s'avoue que pour se justifier, et n'a d'autre but que cette justification ; il lui manque, en effet, une certaine notion de l'homme qui lui serve de finalité, et vers laquelle il tende. Il nous faut toujours en revenir là, car c'est la grande affaire. Mais nous touchons du même coup à des notions métaphysiques ; et vous les éludez, en déclarant qu'alors vous ne comprenez plus rien...

M. R. fernandez. — Si vous admettez une notion de l'homme a priori, vous faussez la recherche.

M. A. gide. — C'est là toute la question.

M. H. massis. — La notion de l'homme ne saurait être mise en cause, car il s'agit ici de la connaissance des premiers principes qui se fondent sur les données mêmes du sens commun... Mais je vous accorde que c'est là un problème d'ordre métaphysique.

M. G. guy-grand. — On pourrait peut-être préciser plus encore ce qui vous sépare. Si j'ai bien compris, M. Massis admet que la connaissance de l'homme n'est pas achevée (et il s'en faut de beaucoup), mais il tient que les disciplines essentielles sont trouvées...

M. H. massis. — Je tiens — et l'expérience le confirme — qu'il y a une métaphysique naturelle de l'esprit humain.

M. A. gide. — Voilà qui est extrêmement grave. Ce qui m'est apparu constamment, c'est qu'il y a dans l'homme des forces considérées comme mauvaises et qui cependant peuvent devenir à leur tour des éléments de force et de progrès.

M. R. fernandez. — C'est là la question ; on ne peut pas sortir.

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