Ève

[1924] [?]

 

Raymond Clauzel

  Une querelle littéraire autour d’André Gide

 

Je puis aimer, chacun pour soi, le bugle ou le violon. Toutefois, ma satisfaction ne sera rendue complète que par le concert de tous les instruments coulant dans un beau, large et profond fleuve de musique ou bien édifiant ensemble une magnifique cathédrale de sons. L’écrivain qui, par infirmité ou parti-pris, n'a à sa disposition qu'un talent défibré des autres, pourra bien me charmer, mais il ne me prendra pas dans toute mon humanité, comme celui qui sait impressionner, à la fois, ou tour à tour, les cordes sensibles et intellectuelles les plus variées. La vie, telle que notre conscience la rassemble, produit une orchestration d'émotions diverses et multiples ; l'œuvre littéraire qui prétend la traduire doit donc réaliser une symphonie, au cours de laquelle les soli les meilleurs sont les plus courts.

Certes, l’on doit rechercher les talents où ils se trouvent et les prendre comme ils sont. Je m'en voudrais de l'exclusivité de mon goût, comme d'une infériorité. D'être un familier de Racine, cela ne peut m'empêcher d'adorer La Fontaine ni de m'éblouir, lorsque passe dans mon esprit la majestueuse, puissante et riche prose de Bossuet. De même, ces trois grands classiques, en changeant de temps et de paysage littéraire, ne n’empêcheront point de communier avec le génie de Chateaubriand, de Lamartine ou de Victor Hugo, pas plus que ces derniers ne sauraient me retrancher de Flaubert, de Baudelaire, de Verlaine ou de Moréas.

La variété des sympathies et la diversité de la compréhension ne doivent pas, cependant, nous livrer à l'éclectisme comme un brin de paille pris dans des remous et des tourbillons. Chacun doit avoir son gouvernail et le cap tourné vers son étoile, si lointaine soit-elle. Il faut donc éviter les mares, les ruisseaux perdus, les torrents solitaires, tout en les découvrant d'un regard en passant.

Lorsque la production littéraire d'une époque prend les caractères spécifiques d'une maladie mentale, d'une déformation du sens humain, d'une stérilité précieuse, d'un invertissement des facultés, d'un arrêt du cœur et de l'imagination, l’on se trouve en présence d'un phénomène de décadence et ce mal n'est pas un mal français. Faites-en la remarque. Les malades ou les anormaux de notre littérature sont tous reliés à un père spirituel étranger, comme par un cordon ombilical. Pensez à Gérard de Nerval et aux sorcelleries de Faust ; à Baudelaire et à Edgar Poe, à maints contemporains, dont André Gide et à Oscar Wilde ou Dostoïewsky.

Je crois vous avoir introduits ici, par trois avenues principales, au centre même d'une attaque littéraire, dont M. André Gide et le clan de la Nouvelle Revue française sont l’objet. Elle est menée d’un côté par M. Henri Massis dans le second volume de ses Jugements (Plon) au nom de la critique catholique, et d’un autre point de l’horizon, par M. Henri Béraud, champion du grand air et de la pleine vie. Tandis que M. Henri Massis se livre à un examen critique très serré, confrontant l’idée au fait, l’œuvre à l’homme, et l’homme à la vie, Henri Béraud ne craint pas de martyriser l’obèse, en le lançant dans la polémique comme un fier à bras bien intentionné. Il en a le don, de la polémique. Ses armes, il les manie avec un talent copieux, dru, truculent, jovialement offensif, de la meilleure veine satirique. M. Béraud donne du muscle à l'ironie. Il pousse l'invective jusqu’à la franche engueulade. Cette voix qu'on entend dans la rue vient aussi du cœur et ses colères ont toujours un accent généreux. Commençons par ce gladiateur costaud avant de passer aux coups réglés, donnés en profondeur par M. Massis.

C'est dans la Croisade des longues figures, de la collections « Les Pamphlets du siècle » (aux Éditions du Siècle) que M. Henri Béraud a rassemblé tous les échos et propos de sa querelle. Les « longues figures » pour lui, ce sont les missi dominici de la Nouvelle Revue française, où se cultive particulièrement, pense-t-il, la littérature étriquée de l'ennui. Ces messieurs stricts, en « cravate blanche », et qui observent en quelque sorte un régime esthétique « sec », ne peuvent qu’offenser le tempérament plantureux de M. Henri Béraud. Aussi, face aux doctrinaires, proclame-t-il avec une emphase robuste les vertus encloses dans une bouteille de Beaujolais et le lyrisme animateur du soleil.

Ce qui fâche M. Béraud, c'est que cette littérature de maigres constipés soit en quelque sorte imposée à l’heure actuelle, comme la seule qui représente vraiment l’esprit français en sa nouveauté. Il va jusqu’à accuser, et c'est le but principal de son intervention, nos services de propagande à l'étranger de favoriser avec partialité ce que l'on pourrait appeler le énéréfisme. Son ire, à ce propos, vise particulièrement mon ami Jean Giraudoux qui a dirigé ce service et dont la délicatesse scrupuleuse ne me paraît pas devoir être prise sérieusement en défaut.

En vérité, la phalange serrée de la N.R.F., qui veut triompher, est très active, fort entreprenante, bien dirigée, peuplée de talents réels que M. Béraud ne méconnaît pas, du reste, et moi non plus, j’en ai donné la preuve ici même.

La défense des attaques me paraît facile, d'ailleurs. Ils peuvent répondre, en effet : « Faites-en autant au lieu de vitupérer ; ce sera la meilleure façon de nous combattre en servant les lettres françaises. Puisque nous formons une chapelle, dîtes-vous, et une chapelle fortifiée, formez l’église, vous autres, la grande église ouverte à tous les fidèles ; puisque nous sommes un lac privé, lancez sur le fleuve libre, sur le large fleuve de la tradition française, vos flottilles et vos escadres ; nous saurons bien forer la roche pour vous rejoindre. »

Mais laissons ce qu'a de particulièrement professionnel la vindicte de M. Béraud, laquelle, d'ailleurs, ne manque ni d’à-propos, ni d’utilité sans doute, puisqu'elle combat pour une plus large expansion de notre génie national. Ce journaliste de grand talent, fait écrivain d'un beau tempérament, s'est croisé encore pour la régénération de la vie des lettres. Il n’aime pas « les bluffeurs internationaux moroses », ceux qui affabulent en romans « leurs maussades réflexions sur la verticalité du néant ». Le « snobisme de l’ennui » qui est un snobisme huguenot l’exaspère. Enfin, l’art qu’il aime est « fait de grâce déployée d’agréable paganisme, de vérité humaine, de passion, de gaîté, de colère ou de prime-saut ». Tout cela conduit M. Béraud à la détestation de ce qu’il appelle le « gidisme », c’est-à-dire de la contrainte en art, de l’insensibilité mise en mouvement par des artifices cérébraux : du purisme s’accordant avec les divagations impures de l’esprit. M. Gide, pour lui, « c’est… le vide qui a horreur de la nature ».

Ce sera toutefois dans le deuxième volume des Jugements de M. Henri Massis (Plon) que nous trouverons le procès en règle du « gidisme » ou, plus exactement, de l’« immoralisme » de M. André Gide, de son influence néfaste à notre bonne santé littéraire, et de sa responsabilité.

On ne saurait méconnaître que M. Gide ne soit un écrivain de premier ordre. Son style dûment classique, racinien, le narcissisme d’une pensée subjective qu’il fuit pour se sauver et qu’il recherche pour se perdre, fournissent des heures de lecture peu ordinaires, susceptibles de captiver ceux qui aiment la pureté de la langue française et la subtilité byzantine de l’esprit, conférant avec soi-même. Mais enfin, il faut mordre au fruit et savoir s’il contient du poison ou des sucs vitaux. C'est ce qu’a fait M Henri Massis. Son analyse serrée, courtoise et sévère, pleine d'investigations et de tours de clef précis, ne saurait se contenter de la spécialité du talent. Elle met la pensée de l'auteur de l'Immoraliste et des Nourritures terrestres en contact avec les valeurs humaines, salutaires à l'individu comme àla race. M. Massis trouve ainsi dans la pensée gidienne des virus qui avarient gravement ces valeurs essentielles. Il dénonce donc « l’anarchisme guindé » ; le « puritanisme esthétique » de M. Gide, le fond « inavouable » de sa méditation, la vase qu'il y remue, les larves effrayantes qu’il y lève. Il l'accuse de n'aimer que le spécial, l’anormal, l'étrange, seuls réactifs pour lui de l'originalité. Son classicisme n'est que « l’hypocrisie volontaire et raffinée » sous laquelle le puritain impur, si l’on peut dire, couvre le sadique désordre de son esprit. Il marque cette prétention coupable qu’a M. Gide d’appeler à l’expression tout ce qui fourmille dans les eaux troubles de la conscience à l’état primitif ; de faire pousser le bon grain et l’ivraie avec une égale prédilection, de ne rejeter enfin aucune idée ; d’agréer même de préférence les plus insolites et inavouables, puisque c’est de la dissidence morale que l’art doit tirer ses valeurs originales. On voit où cela peut conduire. Que penserait-on de celui qui éventrerait M. Gide au passage, parce que cette idée baroque, hétéroclite, insensée, aurait acquis le droit d’être mise à exécution par le fait même d’avoir été conçue ? M. Gide qui se désintéresse des conséquences en art, comme des effets de la communion qu’il offre à ses fidèles, estimerait sans doute alors que l’homme est responsable et que c’est en cela que résident sa dignité et sa vraie liberté.

Je sais bien qu’en soi l’art de M. Gide est infiniment séduisant et que cet écrivain, rôdeur autour de ce qui rôde, vagabonde et se perd ordinairement dans la nuit du moi, pourrait donner lieu à une étude humaine des plus curieuses ; mais enfin, c’est à bon droit que M. Massis demande compte à l’œuvre de M. Gide de sa bonne ou de sa mauvaise influence, et cela d’autant plus que, M. Gide, cultivant les virtualités les plus étrangement singulières et amorales en vue de l’acte, aime mieux faire agir les autres, que lui-même, car il ne saurait se compromettre. MM. Massis et Béraud, chacun à leur manière, essaient d’empêcher que les jeunes puissent se contaminer et se perdre en suivant l’enseignement étrange du maître des Nourritures terrestres sophistiquées.

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