LES SOTIES D'ANDRÉ GIDE, UNE COMPARAISON DANS L'UNITÉ

par Audrey MULLER

Université de Haute Alsace, Mulhouse.

Direction : M. Peter SCHNYDER. Soutenance : 25 juin 1999.

 

 Le Prométhée mal enchaîné  et Les Caves du Vatican, conçus initialement comme « romans », n'ont été définis comme « soties » qu'après coup, en référence à Paludes, à sa problématique et à son ton. Tout se passe comme si c'était la spécificité de leur écriture qui avait imposé à Gide la formation et l'appropriation de ce genre singulier (1).

     Une « spécificité » d'écriture dans une problématique commune, d'un point de vue thématique d'abord. Ainsi, Gide opère dans ses soties une remise en cause de la religion et de la notion de destin. Dans Le Prométhée mal enchaîné, il place l'homme face à sa destinée, les personnages étant presque originellement prédestinés par leur noms : le Damoclès mis en scène par Gide remplace son épée par un « billet de cinq cents francs », mais il ne parvient pas à se réjouir de cette somme qu'il reçoit par hasard, pas plus que le Damoclès de l'histoire ne peut jouir du festin à cause de l'épée qui menace de lui trancher la gorge à tout instant.

     La croyance ou non au destin par les personnages permet à Gide de sonder la vie dérisoire de celui qui croit au destin, qui attend patiemment le bonheur sans rien demander et sans rien faire pour l'obtenir et qui finit par se sentir coupable et par être malheureux : « La fin de Damoclès fut admirable ; il eut, peu avant sa dernière heure, de ces paroles qui arrachent des larmes aux plus impies, font dire aux bien-pensants qu'elles étaient édifiantes. [...] "J'espère au moins que ça ne l'aura pas privé. [...] -- Non ! -- C'était le bon Dieu", riposta habilement le garçon. Damoclès mourut sur ces bonnes paroles » (2).

     Pourtant, si Prométhée mange son aigle après l'avoir fait croître alors que lui-même diminuait, prenant ainsi son destin en main, il se libère ensuite du joug de Zeus en se révoltant et en jetant la lumière sur les manipulateurs : Zeus, en effet, n'existe qu'au travers de l'ignorance et la croyance des hommes, car son « action sur Paris est cachée (3) ». Si elle le révolte, ce n'est pas de l'existence de Dieu que se moque l'auteur, mais de la crédulité des hommes, manipulés par d'autres de peu de foi. Ainsi, sans être une satire anticléricale, Les Caves du Vatican  sont sans doute plus proches d'une satire des fidèles, dont nous avons une large panoplie : Anthime est le libre penseur objet d'un miracle, croyant parce que sa douleur à la hanche a disparu après une vision, sa femme Véronique est la fidèle brûlant des cierges pour son mari, jusqu'au jour où son mari accepte pour lui et sa famille la pauvreté comme don du ciel. Les personnages gidiens se proclament ainsi dépositaires de principes moraux et religieux qui cèdent souvent, plus ou moins facilement devant la tentation, soulevant ainsi une profonde dualité entre le bien et le mal ; « Aucune religion, que je sache, n'a insisté autant que le christianisme, ni avec une telle gravité, sur la dualité de l'homme, sur cette division en lui-même, vitale au suprême degré, entre the higher and the lower, entre le ciel et l'enfer (4) ».

     L'enfer et le mal s'insinuent dans l'existence du Tityre de Prométhée tout comme ils s'étaient insinués dans le Jardin d'Eden. Le serpent propose à Eve de croquer la pomme de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, elle la tend à Adam, et tous deux découvrent leur nudité. La même image se retrouve dans l 'Histoire de Tityre  et dans celle de Prométhée. C'est ainsi que Tityre, tout comme Adam, s'est laissé tenter par une femme, et qu'il a perdu son paradis. Ce n'est alors pas un hasard si cette femme s'appelle Angèle, pas plus que la phrase que le lecteur peut trouver dans les Caves  : « A la voix, on eût dit un ange : c'était un aide-bourreau (5) ». Le mal est dans la nature humaine, coexiste avec le bien comme la faute dans la création. Mais, « ni théologique, ni psychologique, le diable est pour Gide mythologique, un être quasi-réel (6) », un homme parmi les autres, qui fait sans doute partie de ces subtils qui officient dans les Caves et que Bertrand Fillaudeau appelle les « manipulateurs ». Outre la satire de la religion, Gide opère également, dans ce rapport de manipulateur à manipulé, une satire des relations sociales et humaines. La société des personnages gidiens est ainsi toute remplie de pantins et de marionnettistes, d'hommes qui se complaisent dans leur ignorance, d'autres qui se cachent peut exercer leur pouvoir. Mais, dans un même esprit que la sotie médiévale, Gide met en scène un « fou » qui échappe à cette domination sans être dominateur, qui ne fait partie ni des « subtils », ni des « crustacés » : Tityre et Prométhée, Lafcadio sans doute, sont de ces « fous », l'un mène une vie dans un monde à part, l'autre débarque brutalement dans un monde qu'il ne connaît pas et se révolte, le troisième cherche ses repères dans un monde dont il ne fait pas partie. Tous trois opposent à une société de l'argent, un acte libre, gratuit , sans motif et sans profit escompté. Et de cet acte gratuit naîtra la liberté, une liberté acquise au profit de sacrifice et de révolte, dans une évolution au travers des trois soties : Paludes en serait le « point zéro », le « Tityre semper recubans » qui fait de l'univers de cette sotie un monde étouffant et clos ; avec Prométhée, le titan sauveur des hommes, la sotie de 1899 ouvre une perspective de délivrance pour l'homme, un homme qui se libère et qui, dans les Caves, s'enivre de cette liberté retrouvée et ira jusqu'au crime immotivé, suprême acte gratuit. « L'art naît de contraintes, vit de lutte et meurt de liberté (7).

     La spécificité des soties est également définie, outre par des thèmes récurrents, par une écriture et un ton particulier. Elle est définie par le choix d'une écriture qui ne soit d'aucun genre précis, ou un mélange de tous. A la fin du dix-neuvième siècle, la notion de genre commençait à se déliter, sorte de prélude à son éclatement au début du vingtième, et Gide cherche un renouveau dans un genre médiéval oublié. Les soties gidiennes sont aux marges de tous les autres genres, les recoupent mais ne s'y enferment pas. Le théâtre y est présent, par le nombre important de parties dialoguées des soties, voire même d'une mise en texte théâtrale, les noms des personnages précédant les répliques et les didascalies ( 8 ). Mais ce serait restreindre les soties que de vouloir les classer à tout prix dans un genre bien précis, clos et pur, alors que la forme même qu'elles adoptent favorise une ouverture à d'autres formes : les situations farcesques, nombreuses dans les Caves, favorisent une forme de comique ridicule, des mélanges de tons et de langages, et une part belle à la parodie, parodie du mythe et de la Bible. Les soties multiplient également les allusions à des textes qui les précèdent et qui sont utilisés à des fins ludiques, souvent avec une volonté de détournement, soit par le calque presque intégral de parties de fables célèbres, soit par l'utilisation erronée du ton particulier de leur morales (9). Limiter le discours des soties à une seule et unique forme serait constituer une forme stable et classique, ce qui permettrait au lecteur de ne porter attention qu'à l'intrigue et son déroulement, mais non à sa forme. Gide remet ainsi en question à la fois la forme et le contenu en corrompant leur pureté en procédant à ces mélanges.

     Une autre « spécificité » de l'écriture gidienne est l'emploi incessant de l'ironie, insaisissable et protéiforme, aussi difficile à définir théoriquement qu'à cerner dans la pratique de l'écriture. L'ironie gidienne se démarque toujours de l'humour par la visée qu'elle soutient par rapport au monde extérieur et la notion de sérieux qui s'y rattache. Comme l'humour, toutefois, l'ironie ne constitue pas une fin en soi une position à garder, mais elle est plutôt une faculté : celle de pouvoir « vivre poétiquement », de considérer la réalité comme une possibilité, sans que l'adhésion à une loi intervienne. C'est donc d'un plaisir qu'il s'agit dans l'ironie, tout confine dans les autres procédés d'écriture utilisés, plaisir qui permet à Gide de dire et contester en contournant les lois sociales ou morales. Un plaisir qui transparaît dans l'écriture même de la langue : un plaisir des langues, un jeu qui mêle sans transition le français au latin, à l'italien ou à l'anglais ; le procédé de mise en abyme dans l'écriture gidienne, qui permet à l'auteur de jouer avec le texte, et qui transcrit mieux que tout autre procédé, l'unité des trois textes -- par le personnage de Tityre, Gide ouvre le champ vers un lien entre Paludes et le Prométhée. La deuxième sotie propose en effet, avec l 'Histoire de Tityre, une sorte de mise en abyme rétroactive du Paludes du narrateur, ou plus exactement une suite : l'anecdote de Prométhée présente un Tityre transfiguré, devenu homme d'action, il commence par se dévouer à son chêne, devient bâtisseur d'une maison, d'une cité, puis les quitte sous l'influence d'Angèle, rencontre Moelibée et se retrouve seul. Dans cette histoire, le lecteur retrouve Paludes : Moelibée se substitue à Hubert, et de même que Hubert part pour Biskra, Moelibée part pour Rome... Rome, où bientôt, Julius aura la révélation de l'acte gratuit, dans les Caves du Vatican.

     L'unité des soties est fondée sur une recherche d'écriture, une réflexion sur ce qu'est l'oeuvre littéraire, car, livres des écrivains et livres sur l'écriture, les soties sont également livres des lecteurs. Trois oeuvres qui permettent de constater l'évolution d'une réflexion critique sur l'écrivain et l'art littéraire. Tityre est enfermé dans un monde qui l'étouffe et prisonnier de son oeuvre, tourne sur lui-même, comme le fait Paludes ; Prométhée s'échappe de ce monde en mangeant son aigle, en se libérant du carcan de l'idée toute-puissante, tandis que dans les Caves, Gide exploite jusqu'au bout la liberté de l'auteur, qui se heurte, au travers de Julius, aux critiques de ses lecteurs. Des lecteurs qui sont invités à tenir un rôle nouveau dans une « collaboration » à l'oeuvre.

     La réflexion sur un renouveau de l'écriture fait ainsi l'unité littéraire des trois soties et explique peut-être le choix gidien de regrouper les trois textes sous le terme de « sotie » -- probablement parce qu'« elle n'a pas de formes bien déterminées (10) », en genre profondément libre, elle correspondait à l'image de révolte et de liberté qui fait l'unité à la fois thématique et formelle des trois textes de Gide.

Notes

1. Alain Goulet, « L'écriture de l'acte gratuit », Revue des Lettres Modernes, André Gide, n°6, p. 178.

2. André Gide, Le Prométhée mal enchaîné, in Romans, Récits, Soties, OEuvres lyriques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 333.

3. André Gide, Le Prométhée mal enchaîné, op. cit., p.329.

4. Traduction d'un passage de Deliverance de Rutherford, cit. in André Gide, Joumal 1887-1925, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 919.

5. André Gide, Les Caves du Vatican, in Romans, Récits, Soties, OEuvres lyriques, Paris, Gallimard coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 683.

6. Eric Marti, André Gide, qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, l987, p. 93.

7. André Gide, Morceaux choisis, Paris, Gallimard, 1921, p. 64.

8. André Gide, Le Prométhée mal enchaîné, op. cit., p. 328 et Les Caves du Vatican, op. cit., p. 838.

9. Voir à ce sujet Jean Sareil, « La Fontaine et le Prométhée mal enchaîné », Les Cahiers André Gide,

n°l, 1969, p. 293-298.

10. Pierre Voltz, La Comédie, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 1996, p. 23.

 

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