D'ANDRÉ GIDE
LES ŒUVRES REPRÉSENTATIVES
A JEAN
SCHLUMBERGER
JE souhaiterais, révérence
parler, et sans reprendre à mon compte un sous-titre célèbre, écrire
ici ni pour tous ni pour personne. Traiter, fût-ce face au public, d'un
écrivain qu'on admire et qu'on aime entre tous, c'est d'abord une confidence
qu'on se fait à soi-même. C'est pourquoi je voudrais ne la faire qu'à
voix basse, et, en quelque sorte, chuchotée. en matière de critique, je n'ai jamais pu me défendre
de je ne sais quel agnosticisme. Je veux dire que prononcer, juger,
et décider, me paraissent la chose la plus difficile, voire la plus
terrible, du monde; et que le respect qu'on doit à un écrivain, et qui
compte, exige qu'on s'en tienne, avant tout, à la façon, disait Rémy
de Gourmont, dont il associe et dissocie ses idées. Sans doute, il y
a les éléments qu'on rejette, et ceux qu'on assimile; mais on ne s'en
aperçoit qu'à la longue, et cela aussi « ne s'apprend que dans
le silence ». [11]
IL SE peut,
je m'en excuse, qu'au fil de ces pages, et à reprendre des thèmes
susceptibles de tant de variations et modulations, mais dont le motif
n'est point tellement interchangeable, il m'arrive plus d'une fois de
me répéter. Au fait, de quoi m'excuserais-je? A qui n'écrit que pour
son plaisir (je n'ai jamais su faire autre chose) qu'importe qu'il se
redise? Sinon le plaisir des autres, il redouble du moins le sien. N'y
a-t-il point quelque part, dans Montaigne, quelque chose d'approchant?
Mais, s'il fallait se rappeler tout ce que dit Montaigne ! En tout cas,
qui pourrait se vanter de se rapprocher, même de loin, de cette manière
aisée, relâchée, ondoyante, d'aborder, de traiter, d'envelopper, d'embrasser
un sujet, et tout à coup jusqu'au fond, si ce n'est par l'apparence
et l'écorce, les seules, après tout, qui soient à notre portée ? A quoi,
me semble-t-il, de tous les écrivains que je sache, André Gide est celui
qui se prête le mieux.
etant trop son ami, je suis mal qualifié pour
parler congrûment d'André Gide. Du moins aujourd'hui, et pour quelques
jours seulement, voudrais-je ne l'avoir jamais connu. Car il y a une
impartialité du bien ; et je finis par ne plus démêler distinctement
l'homme de l'œuvre. Je revois, avec autant de précision [12] qu'il y a vingt ans, près de
Mont-de-Marsan, un petit bois de chênes-verts où nous nous sommes récité
du Virgile, et découvert une admiration et une ferveur communes pour
Dostoïewsky. Plus tard, allant et venant sur un chemin qui glisse au
ras des prairies vers un rideau de peupliers carolins, dont la jeune
verdure tranche contre un ciel couleur d'orage, il me raconte les Caves
du Vatican, qui sont sur le chantier, et déjà, presque, les Faux-Monnayeurs.
Qu'on ne voie là de ma part présomption ni vanité; c'est simplement
hasard de longues confidences au fil du voyage ou d'un séjour à la campagne,
sinon réciproque abandon de deux âmes qui, depuis longtemps, chacune
de son côté, sentent qu'il n'y a pas « plus d'une chose nécessaire ».
Je veux aussi, je veux surtout me rappeler que, quelques années auparavant,
ne connaissant pas encore André Gide, et lisant, dans un état de santé
où il fallait que je fisse chaque jour un nouvel effort pour échapper
aux divinités infernales, l’Immoraliste, que j'avais à la montagne
emporté avec le Crépuscule des Idoles, j'ai puisé, ou du moins,
je me l'imagine, ce qui est tout un, dans ce livre amer et fort, et
dans la leçon qu'il contient, de quoi me reprendre à la vie.
andré gide est un écrivain essentiellement coexistant,
le plus coexistant que je sache, parmi les écrivains d'aujourd'hui.
Mais cela voudrait être abondamment développé. [13]
pas plus qu'André Gide, je ne puis dissocier l'homme
et l'œuvre, ni considérer chacun à part. Il se peut même que l'homme
m'intéresse plus que l'œuvre, ou du moins tout autant ; et dans la mesure
où l'homme explique l'œuvre, et où l'œuvre, à son tour, se réfléchit
dans l'homme qui l'a mise au jour, le renforce, le façonne, en fait
son propre héros, le traîne à la remorque, l'oblige à lui ressembler,
sinon l'intoxique. Tel qui fait une discrimination entre l'homme et
l'œuvre, c'est qu'il ne connaît pas l'homme tout entier; ou que le sens
de l'homme lui fait défaut ; ou qu'il se forge de l'œuvre un
fantôme abstrait, une apparence métaphysique. Il est vrai aussi
que tel homme, qui se filtre et se décante dans son œuvre, et n'y livre
que l'essence et la fleur de lui-même, il dépense, à n'en être plus
que l'ombre, mille soins, une vigilance farouche, qui ne sont pas modestie,
cette forme honteuse de l'orgueil, dissimulation moins encore, mais
pudeur. Le propre de l'homme de génie est d'être comme tout le monde
; mais tel, à qui l'œuvre est respiration et nourriture, bien qu'il
sache qu'elle est faite de la
moelle, du sang, de la substance même des passions et des tares (s'il
y a des tares dans l'homme), de l'homme; dès qu'il le sait, il s'en
détourne, comme d'une diminution de l'œuvre devant laquelle l'homme,
à combien plus forte raison l'homme de génie, s'interpose. Cette recherche,
dans l'œuvre d'art, d'un bonheur d'hermine ou de tour d'ivoire, peut
s'expliquer de bien [14] des façons, dont la première est un manque
de goût de l'humain, et aussi un défaut radical de sens psychologique.
D'ailleurs, la psychologie de l'artiste, du philosophe, du poète, sinon
de l'homme, n'est-elle pas encore à faire; et tout ce que je viens de
dire ne peut-il pas, autant qu'à propos d'André Gide, être dit de n'importe
quel écrivain?
LES NOTES ou renvois sont bien souvent le meilleur d'un livre. On
croit que l'auteur n'y met que le résidu de sa pensée, alors qu'ils
en contiennent souvent toute l'essence (voir Sainte-Beuve qui, par surcroît,
la bonne langue, y déverse son venin le mieux distillé). C'est le tiroir
le plus secret, le compartiment le plus verrouillé de son esprit; il
faut d'abord le forcer pour avoir la clef du reste. Je conseillerais
donc à ceux qui en seraient encore à chercher la pointe aiguë et ductile
insinuée à travers toute l'œuvre d'André Gide et autour de laquelle
toute son œuvre tourne; je leur conseillerais de lire et relire, dans
le Traité du Narcisse, l'éclaircissement placé au bas de la page
83 de l'édition du Mercure de France. J'aime, en outre, que l'auteur,
dans une nouvelle édition, y ajoute: « Cette note a été écrite en 1890,
en même temps que le traité ». C'est donc qu'il comprend, plus encore
que nous, toute l'importance de cette anticipation, et que dès lors,
dès avant la vingtième année, André Gide portait toute son œuvre constituée,
ou du moins pressentie, dans sa [15] tête. Si j'avais du goût à l'épure,
je me divertirais à réduire la note du Narcisse en tableau synoptique
d'où je verrais et ferais découler dans un ordre généalogique point
tellement arbitraire qu'on le pourrait supposer, tous les livres d'André
Gide, et leurs plus extrêmes conséquences, y compris leurs contradictions
secrètes, s'il y en a...
saul, c'est le drame d'une déchéance. Que n'ai-je
à mon service un autre mot que celui-là ! Sans doute, aux yeux de la
morale courante, de la morale tout court, le moindre geste, la moindre
démarche de Saül, ne fait que précipiter sa décomposition intérieure.
Comme s'il y avait autre chose qui compte, que la connaissance et la
manifestation de soi-même ! C'est à cette connaissance que s'achemine
peu à peu Saül, mais qu'elle est plus tragique encore que celle de Candaule!
Candaule s'est déjà trouvé; ce n'est qu'en mourant qu'il peut se dépasser.
Saül, lui, se cherche, ou plutôt redoute de s'être trouvé ; de là, ses
tâtonnements si pathétiques. Il en est à ce degré de moindre conscience
qui fait précisément les héros tragiques ; car il n'y a pas que le comique
seulement qui naisse du « sentiment d'une inadéquation ». — « Il
y eut un temps, dit-il, où Dieu me répondait; mais alors il est vrai
que je l'interrogeais très peu ». — Tu ne me chercherais pas, dit
le Mystique, si tu ne m'avais pas déjà trouvé ». C'est décidément
quand nous ne cherchons pas Dieu qu'il est le plus [16] près de nous,
que nous sommes plongés en lui, que nous reposons en lui sans nous en
douter; dès que nous commençons à le chercher, il nous échappe et fuit,
et nous ne trouvons plus que nous-mêmes. C'est jusqu'au bout de nous-mêmes,
dès lors, que, dussions-nous en mourir, il nous faut aller. Bien mieux,
ne sera-ce pas dans la mort que nous pouvons devenir notre propre secret?
Qu'il vaut mieux le devenir dès cette vie même! Toute l'œuvre d'André
Gide ne tendrait-elle pas à démontrer que nous ne trouvons Dieu que
lorsque nous nous sommes trouvés nous-mêmes, et que Dieu se confond
en quelque sorte avec nous-mêmes et notre propre secret? Je serais assez
disposé à le croire, du moins dans la mesure où l'on entend par Dieu
l'état de plénitude, le véritable état de grâce où nous sommes, quand
nous essuyons le coup de cette révélation intérieure et continuée qui
nous éclaire enfin sur nos propres disponibilités. Mais Dieu est susceptible
de tant de définitions et d'acceptations! « Tes baisers m'ont faite
plus chrétienne », dit l'abbesse de Jouarre à son amant. Je ne crois
pas André Gide suspect d'une grande tendresse pour Renan. Pourquoi faut-il
que certaines de ses façons de comprendre et d'aimer Dieu, me paraissent
entachées, je dirai même infectées, si peu que ce soit, de renanisme?
j'admire que, n'ayant jamais, ou presque
jamais, écrit en vers, il y ait dans la prose d'André Gide [17] tant de rythme et de cadence. N'a-t-il
pas dit quelque part, ou je me l'imagine, que la gymnastique poétique
ne compte à ses yeux qu'à titre d'exercice et d'assouplissement pour
mieux écrire en prose? Il est cependant une preuve du contraire. Je
crois qu'il y a un nombre inné du vers comme de la prose, chacun irréductible
à l'autre, mais communément soumis aux lois presque impondérables et
toutefois perceptibles à toute oreille exercée, qui, tout aussi bien
pour la prose que pour les vers, déterminent et règlent le poids, la
cohésion, la densité, la pression et tour à tour l'élasticité réciproque
des mots et des phrases, encore une fois le nombre enfin du discours.
Voilà, certes, qui, pour la prose, touche d'assez près à la substance
même du discours poétique. On a peut-être, il est vrai, trop pris l'habitude
de ne considérer la prose que comme un instrument d'analyse; qui veut,
n'est-ce pas, se mettre en présence de soi-même et se confesser jusqu'au
bout, c'est, bien plus qu'à la poésie qui, par ses moyens et sa fin
même, est avant tout transposition, par conséquent fiction et artifice
; c'est, dis-je, d'abord à la prose qu'il lui faut recourir. Y a-t-il
au monde instrument analytique plus parfait et mieux outillé que la
prose française? Or, par un renversement digne d'admiration, il semble
que les poètes français, j'entends les seuls qui comptent,
soit un Racine et quelques autres, y compris nos plus grands lyriques,
se soient, je ne dis pas volontairement, mais en vertu d'une inclination
et tendance naturelles, contraints à ce pur mouvement déductif qui est
le propre de la langue, [18] donc de la prose, française; la prose
me paraissant, sauf erreur, l'expression nécessaire d'une langue dans
ce qu'elle a de logique, c'est-à-dire de mêmement consubstantiel aux
opérations de la raison. André Gide n'a-t-il pas justement insisté,
dans une excellente et pénétrante page de Prétextes, sur le caractère
cartésien, donc tout rationnel, de la poésie française? N'y aurait-il
pas encore, à ce sujet, une étude bien curieuse à faire, qui serait,
si j'ose ainsi dire, la psychologie de l'hexamètre, et du tour oratoire,
démonstratif et parfois ratiocinateur qu'il imprime à notre période
poétique ? Un Corneille, un Malherbe, un Ronsard, un Hugo, même un Baudelaire,
ne dirait-on pas qu'ils compriment à dessein leur lyrisme intérieur
pour l'astreindre à une rigueur de langage tellement sévère que leur
plus haute inspiration poétique procède la plupart du temps de la gêne
(qui ne signifie pas ici étroitesse) et de la délicatesse mêmes des
règles où ils se soumettent; et qui, tout strictement prosodiques qu'elles
soient, n'en sont pas moins forgées au génie le plus secret de la langue?
Seulement, le lyrisme se rattrape toujours, et il éclate où l'on s'attendrait
le moins à le rencontrer, par exemple chez tels grands prosateurs, un
Bossuet, un Jean-Jacques, un Chateaubriand, pour ne nommer que ceux-là,
et qui, si je ne me trompe, peuvent être classés les premiers parmi
les grands lyriques français. Je me hâte
d'ajouter que je ne fais aucunement allusion à ce je ne sais quoi, qui
n'a de nom dans aucune langue, qu'on nomme style poétique, mais [19] qu'il
n'est ici question que de feu, de mouvement, d'éclat, toujours de nombre, c'est-à-dire
d'une entente
supérieure des pleins et des vides, des temps faibles et des temps forts dans l'ordonnance
du dessin
et la construction de la phrase, de la période et du discours. L'écrivain y jouit d'une
liberté magnifique,
mais combien plus dangereuse, parce que chacun n'y peut trouver sa règle qu'en lui-même et ne la fonder que sur la limite presque
insaisissable au-delà
de laquelle rien ne serait plus que désordre et confusion. Car cette règle n'a rien
de commun avec
la force ou la faiblesse des idées; les idées, je me le demande tout bas, n'étant peut-être
rien en
elles-mêmes, mais au contraire ne possédant force et faiblesse que dans l'exacte
mesure où les mots
que nous avons à notre service s'enchaînent et s'adaptent les uns aux autres selon
leur véritable nature
physiologique. C'est à peu près cela, je pense,. qu'assure Nietzsche, quand il dit quelque
part, en substance,
que les idées ne nous viennent qu'autant que nous pouvons disposer de juste les mots qu'il nous faut pour les exprimer. A quoi correspond
le conseil
d'André Gide : « Ne t'inquiète que de la forme ; l'émotion vient tout naturellement
l'habiter. Une
demeure parfaite trouve toujours un locataire. L'affaire de l'artiste, c'est de construire
la demeure;
pour ce qui est du locataire, c'est au lecteur de le fournir ». Pardon, André Gide est ici trop modeste ou trop orgueilleux,
à son choix. Ce
que je demande avant tout à l'artiste, c'est-à-dire au propriétaire, c'est d'être à la fois,
et tout le [20] premier, son
propre locataire; on sait du reste qu'il n'y doit point manquer. Laissons,
s'il vous plaît, l'émotion où elle est; que le lecteur la fournisse
ou non, peu m'importe; c'est, après tout, son affaire. De quelque nature
que soit l'émotion, intellectuelle ou autre, qui l'inspire, ce qui me
paraît, chez André Gide, admirable, c'est qu'il ne puisse nous faire
éprouver d'émotion qu'il ne l'ait ressentie lui-même; et ensuite que
l'enchaînement logique de ce: style, un des plus serrés tout ensemble
et des plus souples que je sache, ne soit que le tissu et le rythme,
devenus sensibles, du mouvement même de l'esprit d'André Gide. Ce n'est
qu'à force de tangentes et de détours, que je puis arriver à serrer
d'aussi près que possible ma pensée; mais André Gide n'est point de
ces auteurs qu'on puisse prendre de front et par l'abrupt, nul écrivain
n'étant moins que lui facilement saisissable. Car sa plus grande difficulté
provient de ce qu'il n'écrit point, je veux dire sans effort apparent,
tant il est aisé, naturel et fluide. Il peut sembler contradictoire
de hasarder que toutes les inflexions et superpositions d'une pensée
aussi précieuse, subtile et rare, empruntent, pour passer à l'état sensible,
précisément la forme la plus limpide et la plus dénudée. Mais la lumière,
où l'on croit communément que les choses devraient transparaître toutes
nues, est le plus impénétrable de tous les voiles ; tous les plans y
apparaissent d'abord confondus, et rapprochés tous les contours. Ce
n'est qu'avec une longue patience qu'on en peut rétablir la distribution
et l'ordre. S'il faut donc se répéter plus que jamais, [21] qu'il n'est
pas, selon toute saine raison, possible d'établir une distinction discernable
entre la substance même d'une pensée et sa forme, il faut moins encore
dire qu'André Gide, bien qu'étant ce qu'on appelle un auteur difficile,
il n'est peut-être pas impossible de découvrir parmi toutes les courbes
d'un esprit aussi entrecroisé que le sien un fonds stable, un point
central autour duquel elles tournent, et qui ne serait autre que le
secret même de son style, donc la forme permanente de sa pensée. Le
style d'André Gide est, par excellence, un style classique. Il est vrai
qu'il reste encore, sauf présomption de ma part, à démontrer comment.
Mais j'en ai assez dit pour cette fois.
Si L’on m'avait, il y a quelques années, demandé d'indiquer
celui de ses héros qu'André Gide s'est peint à lui-même, et surtout
à nos yeux, avec la complaisance la plus secrète à la fois et la plus
avouée, sans doute aurais-je nommé Candaule. Ni Michel, en effet, ni
ce déplorable André Walter, ou tel autre, ne me semblait avoir atteint
un aussi haut degré, pour parler comme Nietzsche, de connaissance tragique.
Je sais bien que ce qui empêchera toujours Candaule d'être, au sens
ordinaire, un héros véritablement tragique, c'est qu'il se regarde penser,
c'est qu'il est agi plus encore par sa pensée que par ses passions,
ou plutôt que sa pensée n'est que la forme extrême de ses passions.
« Où veux-tu me mener, admirable Candaule? » Ce n'est plus connaissance,
[22] mais curiosité tragique qu'il faudrait dire, et qui dépasse la
connaissance même, tout autant qu'elle la suscite. Vous me direz que
Candaule en meurt ? La belle affaire! Ce qui importe, ce n'est pas vivre,
comme Michel, ou comme Candaule, mourir, vivre et mourir n'étant qu'un
des deux termes interchangeables du même jeu; mais d'aller au delà de
soi-même, le jeu n'en valût-il pas la chandelle, et le risque n'ayant
de valeur qu'en lui-même. Sans doute encore, aujourd'hui ai-je changé
d'avis; j'entends que je choisirais, chez André Gicle, un autre héros.
cette pure race et culture françaises, donc classiques,
je veux les trouver jusque dans la manière avec laquelle André Gide
traite le symbole. On pourrait, il est vrai, poussant à l'extrême, aller
jusqu'à dire que, dans l'œuvre d'un écrivain, tout est symbole et symbolisme.
A ne s'en tenir qu'au seul genre, ne pourrait-on pas ranger sous cette
catégorie tous les premiers traités d'André Gide, sérieux ou cyniques,
jusqu'au Prométhée mal enchaîné inclusivement? La formule poétique
du symbolisme importe peu. L'essentiel, quelque exagération qu'on y
ait mise, c'est qu'il ait relevé du discrédit où elle était tombée,
l'idée pure considérée comme fonction vitale d'un poème, donc qu'il
ait préludé à une renaissance spirituelle, qu'il n'ait même pas été
autre chose. Par là faisait-il œuvre classique, puisque, par extension
(dans la mesure, j'en tombe d'accord, qui n'est pas [23] toujours juste,
où idée et pensée ne sont qu'une seule et même chose), on peut dire
que toute composition pensée est par là même classique. Ne pourrait-on
pas, entre autres, définir le classique une manière de réduire et d'exprimer
au sensible et au particulier, des sentiments abstraits et universels,
ou bien l'inverse, avec le moins de matière possible? Or, de la matière,
les poètes symbolistes en ont parfois trop remis. Il y a encore bien
du romantisme dans le symbolisme; j'entends que l'un et l'autre sont
hautement individualistes. Etude de l'homme intérieur, analyse morale
des sentiments, quel art prétendit-il jamais à autre chose? Mais ce
qui distingue de tous le poète, l'écrivain classiques, c'est qu'il ne
parle jamais en son propre nom; et qu'au surplus, il dépense, au dénudement
de l'âme, plus de tact, de mesure et de discrétion que quiconque. C'est
un regard tourné vers le dedans, une simplicité d'expression et une
délicatesse de pensée, qui, fussent-ils employés à peindre les passions
les plus sombres et les plus tortueuses, vous font croire qu'il ne se
confesse à vous qu'à travers l'homme en général. Or, il n'est pas d'hommes
au monde qui se soient dévoilés avec plus d'abondance, de complaisance,
et quelquefois d'impudeur, que les romantiques, si ce n'est les symbolistes.
Peut-être aussi ne se dévêt-on aussi facilement que lorsqu'on n'a pas
grand'chose à montrer. Ce faisant, les symbolistes ont gravement manqué
aux conditions de leur art poétique, lequel satisfaisait à la fonction
classique, par la nécessité où il se soumettait, du moins en principe,
et quelquefois
[24] en application, de ne laisser subsister des deux éléments,
le sensible, le spirituel, qui sont la substance de n'importe quelle
espèce d'art, qu'un seul, de préférence le sensible, à qui, sans commentaires
ni retours, par la seule logique continue et le seul tissu successif
des images, il confiait le soin de reproduire et d'exprimer tout l'enchaînement
idéologique et moral du poème. Le symbolisme
n'a guère compté de grandes réussites ; il y fallait un tact infini,
une horreur du déclamatoire et du creux, une pureté de contours, une
limpidité, presque une liquidité d'accent, qui, pour peu qu'on s'en
écartât, menaçaient de vous faire verser, sans rétablissement possible,
dans la fantaisie romantique. C'est pourquoi sans doute, bien qu'il
se méfie du romantisme comme de la peste, André Gide a-t-il écrit, entre
autres traités, le Voyage d'Urien, dont la matière, un peu mince,
vaut néanmoins par son rien de trop; mais qui est une des plus pures
expressions que je sache du symbole traité classiquement; qui, par son
individualisme, sa transposition permanente et réciproque du « moi »
dans l'univers, et son nihilisme transcendant, serait proprement romantique,
si, de temps à autre, grâce à l'ironie, l'humain et le tempéré, c'est-à-dire
le classique, n'y reprenaient leurs droits; et qui, (André Gide le dit
lui-même, mais autrement) est classique plus encore qu'il n'est symbolique,
de par la fonction toute spirituelle qu'il assigne au paysage, et cette
manière que les poètes symbolistes n'ont fait, la plupart du temps,
qu'entrevoir, de changer la Nature à un [25] système
de réverbérations morales, en développant par l'image continue, c'est-à-dire
par le symbole, quelque chose, idée ou sentiment, qui en vaille la peine.
qu'andré gide ne nourrisse pour son livre de début
qu'une tendresse restreinte, il m'importe assez peu; j'y vois surtout
le roman spirituel de sa vingtième année, et de la nôtre par surcroît.
Qui d'entre nous, n'a pas, au même âge, éperdument cherché, voulu, cette
spiritualisation de la chair, ces étreintes intangibles, ce transcendant
mépris du corps, cette intercommunication subtile, ce besoin de se pénétrer
par l'âme seule, cet « appétit de fixer la chimère jusqu'à ce qu'elle
devienne réalité », ce dédain de l'action et cette fureur de vie intérieure,
cette ferveur enfin cultivée pour elle-même et ne se nourrissant que
d'elle-même? A vingt ans, le sublime, ou plutôt le démesuré, nous paraît
notre seul aliment possible. Nous aussi, ne nous sommes-nous pas exercés
à ce pathétique intellectuel, qui convertit à son tour en passion le
moindre mouvement de notre esprit, et jusqu'à la raison? Toutefois,
il ne faut point trop vouloir se découvrir chez les autres; on risque
à ce jeu d'être trop complaisant pour soi-même, et, par-dessus le marché,
pour eux; c'est d'André Gide qu'il est avant tout question. Il se peut
que, comme tel autre le même poème, on n'écrive jamais que le même livre
ou traité; du moins on est chaque fois tout entier dans chacun, et si
ce n'est [26] jamais que le même livre, qu'importe s'il est transposé,
ou réciproquement, de l'entendement à la sensibilité, fût-ce jusqu'à
la plus radicale contradiction? Si donc je ressens pour les Cahiers
d'André Walter (j'y reviens pour la dernière fois) une si vive tendresse,
c'est que j'y trouve déjà, comme dans le Narcisse, mais à tout
autre titre, presque tout André Gide, avec son éthique et son esthétique,
son goût de l'émotion spirituelle, curieux de l'âme jusqu'à la concupiscence,
et d'une subtilité qui n'exclut pas toujours le raffiné ni le précieux;
et surtout que plus tard, les Nourritures terrestres, tant de
notations rapides et resserrées, de brusques frissons, de vibrations
aiguës et saccadées, et, tour à tour, d'alanguissements, ne feront que
reproduire, du mode de l'âme à celui des sens, cette avidité de jouir
par l'intelligence, de se sursaturer le cerveau, de laisser entrer en
soi toutes les influences, même les plus contraires, les plus funestes,
et les pires, de sentir tout son être enfin, chair et âme, devenir le
miroir de l'univers.
la grande vertu d'André Gide, c'est qu'il vous oblige
à réfléchir plus sur soi que sur lui-même.
« comme chopin par les sons, il faut se
laisser guider par les mots. L'artiste qui se plaint que la langue est
rétive, n'est pas un véritable artiste. [27] Le véritable artiste comprend
que la rétive, c'est l'émotion, que c'est elle qui se met en travers,
et qu'il importe de plier. Ce n'est jamais par l'émotion qu'il sied
de se laisser conduire, mais par la ligne, car l'émotion gauchit la
ligne, tandis que la ligne jamais ne fausse l'émotion. Tout artiste
qui préfère son émotion personnelle et sacrifie la forme à cette prédilection,
cède à la complaisance et travaille à la décadence de l'art ». (André
Gide, Caractères). Cependant, vingt ans, et plus, auparavant,
dans la préface du Voyage d'Urien, André Gide disait déjà : « Mon
émotion ne joue jamais avec le style, de peur qu'après le style ne se
joue d'elle » ; et, un peu plus loin : « Le manifeste vaut l'émotion
intégralement. Il y a là une sorte d'algèbre esthétique; émotion et
manifeste forment équation ; l'un est l'équivalent de l'autre. Qui dit
émotion dit donc paysage ; et qui dit paysage devra connaître émotion
». N'était-ce pas, sauf peut-être un ton moins ferme et un tour moins
précis, la même affirmation, et la même doctrine ? Symbolisme et paysage
à part, qui ne feraient ici qu'embrouiller, remplacez « manifeste »
que je n'aime guère, et qui peut prêter à confusion, par « expression
» ou « style », entre lesquels je ne puis voir de différence, qu'y a-t-il
donc de changé, de l'idée qu'André Gide se fait du style, dès le Voyage
d'Urien, à la note de Caractères ? Simplement, peut-être,
ceci. Quiconque, pourvu qu'il soit honnête, et qui s'est posé, non pas
une fois, mais cent, la question du style, ne peut pas ne pas conclure
à la même solution qu'André Gide. Pas plus que je ne puis faire de [28]
discrimination entre âme et corps, et que chacun ne soit pour moi l'envers
de l'autre, et chacun l'autre tour à tour et tout ensemble, expression
et style, émotion et ligne, ne peuvent pas être dissociés l'un de l'autre,
et ne pas être consubstantiels. Car il n'y a pas d'un côté la pensée,
et de l'autre, le style ; il n'y a qu'une forme, une substance uniques,
un seul être, intellectuel et plastique, sensible et spirituel. Je n'enfonce
sans doute qu'une porte ouverte ; mais il y a des portes qui doivent
toujours être enfoncées. Ce sont là d'ailleurs des vérités dont on ne
se rend compte, dans toute leur plénitude et toute leur nécessité, qu'assez
tard ; il y faut une surveillance et une réflexion constantes. Le prix
en est dans cette maîtrise, dans cette liberté et cette discipline d'expression.
Cependant (je me répète, mais pour passer à un autre plan) André Gide
dit : émotion, et j'ai dit tout à l'heure: pensée. Je ne puis non plus
discerner davantage entre émotion et pensée, toute pensée étant, d'abord
émotion, c'est-à-dire mouvement. Mais André Gide dit: émotion, et je
n'ai pas à me substituer à lui. J'entends bien que, de sa part, c'est
affaire de pudeur, pudeur d'homme et d'artiste; et je lui donne raison.
Je crains seulement qu'à force de se laisser guider par les mots, on
tombe je ne dis pas dans je ne sais quel verbalisme, mais qu'on finisse
trop aisément par prendre le mot pour l'émotion, et dès lors, qu'étant
trop maître de sa langue et de sa syntaxe, la ligne glace l'émotion,
et conspire, à son tour, à la décadence de l'art. [29] Décadence pour
décadence, j'aime encore mieux corruption que stérilisation; la pourriture
offre du moins
certaines teintes irisées. Bien souvent, je préfère une faute, pourvu
qu'elle soit expressive, et qu'elle renforce l'émotion, donc le style.
Mais à une époque où tout le monde, ou presque, écrit impurement, sans
doute est-il bon d'aller au delà de la ligne, jusqu'à pécher par excès
de rigidité. Il est vrai aussi qu'ils sont les plus rares, ceux qui
savent se tenir à la juste limite, et par conséquent édicter pour les
autres des règles qu'ils s'appliquent si victorieusement à eux-mêmes.
Les professions de foi, du moins données comme telles, n'étant pas très
nombreuses, sous forme de préface ou autrement, dans l'œuvre d'André
Gide (à moins que son œuvre tout entière ne puisse être tenue pour une
profession de foi; et quelle œuvre d'un écrivain qui se respecte, n'en
est pas une, d'un bout à l'autre ?), des déclarations comme celles que
je viens de citer sont d'autant plus significatives, et précieuses à
retenir. On peut en dégager la définition générale de toute espèce d'art,
soit la doctrine du ne quid nimis, et aussi d'une morale de l'art,
c'est-à-dire de sa dignité, qui ne relève que de ses propres moyens,
de leur choix et de leur qualité, de sa matière et de sa forme, et du
respect qu'on se doit à soi-même, et aux autres. Ne pas jouer avec le
style, c'est-à-dire ne pas tricher, ni avec soi, ni avec personne. Et
ceci est encore une contribution au problème, lequel n'est pas près
d'être épuisé, du style d'André Gide. [30]
parmi les influences auxquelles
André Gide, au moins
dans sa jeunesse, a été soumis, il faut compter l'influence allemande à laquelle, au
même titre que les
meilleurs ou la plupart des meilleurs esprits de son temps et de sa génération, il n'a
point échappé, et
dont on a pu dire qu'elle avait marqué le caractère d'un de ses héros (je n'ose pas redire
lequel), d'une teinte
métaphysique. Même si André Gicle ne prenait pas la peine de nous en avertir, et dans
la délicate et
presque impondérable mesure où on peut prendre les Cahiers pour un essai d'autobiographie,
nous nous
en apercevrions aisément, non seulement au tour abstrait de l'expression, mais encore,
dans la suite,
à la manière antithétique dont la plupart des livres d'André Gide, se succèdent, ou,
pour employer le
vocabulaire hégélien, se nient. Certains attendent la synthèse; à quoi bon? elle est là,
sous nos yeux,
dans
cette succession et ce mouvement mêmes d'un être complet développant et poussant
jusqu'au bout, simultanément
ou tour à tour, toutes ses possibilités. Certes, André Gide, qui n'est que tact, mesure et finesse, ne nous vient pas d'Iéna, moins
encore de Kœnigsberg;
nul n'est plus foncièrement français. Mais enfin je discerne une tendance, disons toujours une influence, puisqu'il n'y a pas, à
mon sens, de terme
qui exprime mieux que celui là cette force à la fois involontaire et libre, ces subtils
éléments qui se
communiquent d'un esprit à un autre esprit, dont [31] ils pénètrent,
parfois jusqu'à le transformer, la plus intime substance. Or, quiconque
a l'habitude de penser n'ignore pas que toute chose qui est matière
d'intelligence, contient en soi sa propre négation; c'est encore la
philosophie allemande qui a poussé le plus loin la démonstration de
cette élémentaire vérité métaphysique. J'y ajouterais volontiers toute
chose qui est matière de sentiment. Intelligence ou sentiment, c'est
à l'ironie qu'il faut toujours demander des armes contre soi-même. Mais
l'ironie, ce n'est qu'aux esprits les plus rares à qui le don en est
fait. Il y en a de plusieurs sortes: celle d'Henri Heine, toute délicatesse
et goût, qui affleure et perce à tout instant sous l'effusion amoureuse
et lyrique; celle de Jules Laforgue, de ce métaphysicien de Jules Laforgue,
chez qui émotion et ironie sont, pourrait-on dire, consubstantielles
; celle de Frédéric Nietzsche, mélancolie divine, philosophie à coup
de flèche et de marteau, raillerie dionysienne au feu de laquelle il
se dévorait tout le premier. Se détruire après s'être affirmé, non point
par jeu, mais en vertu d'une fonction nécessaire de l'esprit, c'est
toujours se contredire; et qu'est-ce que l'ironie, sinon la force comique,
c'est-à-dire le génie du contraste, poussé au plus subtil et au plus
aigu ? La force comique ne fait pas défaut à Gide; elle est amère,
elle est cynique, le plus souvent joyeuse, parfois un peu laborieuse
et courte. Mais son ironie fondamentale, je la saisis plutôt dans l'opposition
ou, si vous aimez mieux, le contrepoids que se font ses livres les uns
[32] aux autres.
Chacun d'eux, ou presque, est une critique du précédent, non par voie
de discussion, de déduction ou de régression, mais de par sa constitution,
sa substance, son organisme, et la raison profonde de sa formation au
plus secret du cœur et de l'esprit de son auteur. Influence allemande,
soit, et nietzschéenne; mais témoignage aussi de cette conscience protestante
jamais satisfaite, qui pousse jusqu'à la plus extrême rigueur les vertus
de scrupule et d'examen, l'exactitude passionnée, la fureur du vrai,
du vrai tout nu, et ces grâces un peu austères, plus spirituelles que
sensibles, qui sont tout le contraire de l'esprit allemand d'abord,
de l'esprit protestant ensuite, du moins tel qu'il est courant de le
considérer. Si l'on se demande comment André Gide a pu concilier sa
passion de la mesure et cette volonté indéfinie de liberté dont il est
tout animé, il n'y a qu'à se reporter à ce que dit quelque part Nietzsche
des huguenots français, et qui ne saurait être mieux dit. Il est vrai
aussi qu'il y a la part de Dieu, ce que nous apportons en naissant;
qui, chez André Gide, n'est spécifiquement allemand ni protestant; qui
souffle où il veut; c'est-à-dire le génie, le caractère, l'intelligence,
les passions. Influence encore, mais native, mais naturelle, mais qui
absorbe les autres, jusqu'au moment et au point où les autres ne la
déforment point. Il faut trouver un délicat et juste compromis, un joint
où l'œuvre d'art puisse éclore et fleurir, sans qu'elle cesse de se
plier aux lois de cette convenance morale, où je n'entends, comme toujours,
que l'expression sensible d'une pensée qui sait ce qu'elle [33] veut et où elle va. Mais ceci ne fait que retarder encore
la définition de l'œuvre d'art, ou plutôt de l'idée que chacun de nous,
et Gide en particulier, se fait de l'œuvre d'art.
andré gide, ou le moraliste ; ou la curiosité récompensée;
ou la moralité du style; ou l'immoralisme des classiques; ou, mais non
point au sens où l'entendait Kant, une métaphysique des mœurs. Car il
n'y a pas de fondement universel de la morale, pas plus que de la métaphysique,
l'une n'étant, ou ne devant être, qu'un catalogue, une table des mobiles
auxquels nous obéissons, c'est-à-dire une psychologie ; l’autre, qu'un
sentiment raisonné, c'est-à-dire la transposition de notre nécessité
intime sur le plan de l'absolu. Partant de là, ce qu'on nomme Esthétique
pourrait-il être autre chose que la science des formes de nos instincts
personnels ?
il faut porter jusqu'au bout toutes les idées
qu'André Gide soulève.
andré gide est aussi un philosophe cynique. Peut-être
est-ce là qu'il faut le plus secrètement le chercher, car le cynisme
encore est une pudeur. Toutefois, [34] l'ironie d'un Gide procède selon
le rythme alternatif. Faut-il y voir, comme le remarquait déjà, dans
le Livre des Masques, ce même Rémy de Gourmont (mais à un autre
point de vue), une influence gœthienne, et le conseil, encore détourné,
d'un démon qui, plus tard, par la bouche tout simplement du Diable,
deviendra un des meilleurs collaborateurs d'André Gide? Il n'est point
très sûr que, dans l'un et l'autre Faust, ce soit le seul Méphistophélès
qui ne jette pas sur le monde les vues les plus perçantes et les plus
profondes. Qu'il soit un contrepoids nécessaire à l'éternel équilibre,
qui pourrait sérieusement y contredire? Après tout, au regard de certains
esprits, et non des moindres, l'existence du Mal ne serait-elle pas
une des preuves, sinon la seule, du Divin? C'est pourquoi, sans doute,
André Gide était-il prédestiné à traduire cet extraordinaire Mariage
du Ciel et de l'Enfer, plus infernal, à vrai dire, que céleste,
et a-t-il publié, presque simultanément, les Faux-Monnayeurs et
certaines Réflexions sur l'Evangile. Déjà la sublime Alissa s'était
chargée de nous démontrer une des conclusions de Paludes, à savoir
qu'il faut « porter jusqu'au bout toutes les idées qu'on soulève ».
la valeur que Frédéric Nietzsche assigne à l'art
considéré comme transition entre la religion et la philosophie, je ne
doute pas qu'elle ait jamais échappé à Gide. Il y a dans Humain trop
humain, sous le titre [35] « Succédané de la religion », une page
bien curieuse que je demande la permission de transcrire
tout entière:
« On croit faire honneur à la philosophie en la représentant comme un succédané
de la religion pour
le peuple. Par le fait, il est besoin occasionnellement, dans l'économie spirituelle,
d'un ordre
de pensée intermédiaire; ainsi le passage de la religion à la conception scientifique
est un saut violent,
périlleux, quelque chose à déconseiller. En ce sens, il y a de la raison dans cet éloge. Mais enfin on devrait bien apprendre aussi
que les besoins auxquels
satisfait la religion et auxquels la philosophie maintenant doit satisfaire,
ne sont pas immuables
; même par elle, on peut les affaiblir et les expulser. Qu'on songe par
exemple à la misère
de
l'âme chrétienne, aux gémissements sur la corruption intérieure, au souci du salut, toutes conceptions qui ne dérivent que d'erreurs
de la raison
et ne méritent absolument pas de satisfaction, mais la destruction.
Une philosophie peut
servir
en ces deux sens, ou qu'elle aussi satisfasse à ces besoins,
ou qu'elle les écarte, car ce sont des besoins appris, limités
dans le temps, qui reposent sur des hypothèses opposées
à celles de
la science. Ce qui doit être utilisé ici pour faire une transition, c'est bien plutôt l'art,
en vue de donner
un soulagement à la conscience surchargée de sensations; car, par lui, ces conceptions seront bien moins entretenues que par la philosophie
métaphysique.
De l'art on peut ensuite plus facilement [36] passer à une science philosophique
véritablement libératrice ». Dans tout ce
qui précède, je ne vois pas tellement une nouvelle preuve de l'influence
de Nietzsche sur André Gicle (lequel, après tout, de notre génération,
aurait-il pu s'y soustraire ?) qu'une possibilité d'application,
pour peu qu'on en changeât à peine les termes, au mouvement intérieur
qui, à mesure que la pensée d'André Gide se dégage de plus en plus,
aboutit à Corydon, pour autant qu'on puisse assigner à ce petit
traité une signification philosophique. En ce qui me concerne, je n'y
hésite point, Nietzsche ne nous ayant pas pour rien appris que philosophie
n'est point science de je ne sais quels premiers principes, c'est à
dire véritable succédané de la religion, mais connaissance des faits,
des mobiles, et des sentiments, c'est-à-dire psychologie. Nul, pourvu
qu'il ait l'esprit bien fait, n'y peut voir autre chose, ni par conséquent
prendre Corydon pour autre chose que ce qu'il est, soit un petit
traité philosophique, en quatre dialogues à forme socratique, de l'amour
du même nom. Certains, qui
ne sont peut-être pas dénués de jugement, regrettent qu'André Gide ne
s'en soit pas tenu, pour sa démonstration, exclusivement et uniquement
à l'art, au sens à la fois général et précis où l'entend Nietzsche,
et qui n'est pas tout à fait le même qu'André Gide. Je ne puis méconnaître,
et sans doute non plus André Gide, qu'une œuvre d'art, par exemple les
trois quarts des statues grecques, les jeunes gens de la Chapelle Sixtine,
certaines [37] églogues de Virgile, pour ne point citer davantage, ont
toujours été et seront toujours d'un exemple beaucoup plus efficace
pour le développement et la diffusion d'un certain sentiment de l'amour,
que tous les traités du monde, y compris ceux de Platon. Nietzsche a
parfaitement démêlé, dans le passage de la religion ou de la métaphysique
à la philosophie, la valeur de purgation des passions qu'il assigne
à l'art, et dont la signification me paraît aller beaucoup plus loin
que celle qu'Aristote assignait à la poésie tragique. N'est-ce
point le même Platon qui dit, dans le Banquet: « Tu sais
que poésie est un mot qui reçoit des acceptions multiples ; il exprime
en général toute action qui fait passer une chose quelconque du non-être
à l'être. De la sorte les créations de tout art sont poésie, et les
artisans de tout métier sont poètes ». C'est entendu, je sais qu'il
ne faut jamais beaucoup forcer le sens platonicien; on risque toujours
d'y découvrir le contraire de ce qu'on souhaiterait qu'il contînt. A
ne m'en tenir qu'au littéral, il ne m'est pourtant pas défendu de ranger,
à la suite de Platon, sous le vocable de poésie, n'importe quelle espèce
d'art, et de voir dans l'art le moyen de neutraliser (je vous demande
bien pardon), en l'expulsant au dehors de soi et en lui donnant une
existence indépendante de la nôtre propre, tout ce qui s'agite en nous
d'anarchique, d'informe et d'informulé. C'est par là que l'art est délivrance
tout autant et plus qu'enseignement et moyen de propagande. Mais cette
délivrance de soi-même dans l'art peut très bien aussi plus d'une fois
se retourner contre [38] l'artiste. Ou bien, voyant ses passions, qu'elles
soient de l'âme ou de l'esprit, prendre corps sous la forme de l'œuvre
d'art, il risque d'en perdre désormais de vue la poursuite, l'enchaînement,
et même l'objet. C'est ainsi d'ailleurs que ce même Nietzsche dit que
les poètes savent toujours se consoler. Ou bien il se peut qu'à partir
d'un certain moment, l'art et l'œuvre d'art ne lui suffisent plus, parce
qu'il n'y trouve plus qu'une sorte de compromis, mal fondé et mal délimité,
entre l'expression de ses propres passions et lui-même. Il se rend compte
du caractère d'artifice et de mensonge inhérent à l'essence même de
l'art, c'est-à-dire de toute poésie, laquelle est Métaphysique et aussi
Mystique, et, par conséquent, n'étant que Religion encore, ne fait que
déplacer le problème, le seul problème qui, aux yeux de certains, importe,
soit celui de la science philosophique, lequel n'est autre, après tout,
que de la connaissance de soi-même. Voilà qui nous ramène tout droit
à Platon, partant à Socrate, ce Socrate pourtant à qui Nietzsche reprochait
d'avoir, de concert avec Euripide, dénaturé l'esprit de la tragédie
grecque. Car Nietzsche n'admettait de connaissance de soi-même que tragique.
C'est qu'il n'était pas entièrement libéré, pour autant que qui que
ce soit se puisse un jour libérer, et qu'il ne le fut jamais. Aimant
et goûtant l'art dans ce qu'il a de plus profond et de plus poignant,
et avec un esprit et des nerfs des plus subtils, ce qui lui fit toujours
défaut, c'est la libération dans l'œuvre d'art; c'est d'avoir, sans
l'intermédiaire de l'art, passé directement du problème religieux au
problème [39] philosophique. Ce fut son malheur et sa rançon. Tels ces
médecins habiles aux diagnostics les plus malaisés, et aux plus désespérés
malades, et qui restent impuissants devant leur propre cas. Avis également
à ceux qui prétendent que tout homme, et qui pense, ne fait que reproduire
dans son évolution spirituelle l'évolution même de l'humanité. Nietzsche
ne s'en tira qu'en assignant à la connaissance morale ce caractère tragique
où il voyait sans doute une suprême conciliation entre cet art qui lui
échappait et dont il n'avait que l'instinct, et cette culture vraiment
philosophique, dans l'avènement de laquelle il saluait le définitif
triomphe de l'individu. Ainsi Euripide composant, vers la fin de sa
vie, les Bacchantes, et Socrate hanté, quelque temps avant sa
mort, par le démon qui lui conseillait d'apprendre la musique. Mais
ce point ardu de sagesse dionysienne est des plus difficilement accessibles;
il n'y a plus, après, que l'abîme où, la maladie aidant, Nietzsche devait
finir par sombrer. Plus heureux que lui, Gide a commencé, comme Gœthe,
par s'évader dans l'œuvre d'art; j'entends par là, au sens le plus général,
tout ce qui est cohérent, convergent, et, voire au sens philologique,
donc au sens aussi platonicien, tout ce qui est fait, et bien fait.
Je ne dis point, toutefois, l'art tout court. « Tu sais, continue Platon,
que l'on ne qualifie pas tous les artisans de poètes, mais qu'on les
appelle de divers autres noms; et que, de tout ce qui est poésie, une
seule partie mise à part: la musique et l'art des vers, a reçu le nom
de tout le genre. C'est uniquement cette [40] partie que l'on appelle
Poésie, et ce ne sont que ceux-là qui la possèdent que l'on qualifie
de poètes ». Ces-poètes mêmes, que, dans la République, Platon
veut qu'après les avoir couronnés de roses, on les chasse de l'Etat. Forcerais-je
beaucoup la pensée de Platon, sinon celle d'André Gide, en rangeant
sous le signe poétique, c'est à dire de la musique et de l'art des vers,
tout ce qui est art proprement dit, soit qui ne s'adresse d'abord qu'à
la sensibilité? L'art ainsi défini, et pour parfait qu'il soit, n'a
jamais tenu grande place dans l'œuvre d'André Gide. Œuvre d'art, soit,
c'est-à-dire construite, et qui ne se laisse point prendre en défaut,
de quelque côté qu'on l'aborde. Est-il possible, à ce point de vue,
d'imaginer rien de plus dense, de plus plein, de plus incassable que
Philoctète, l’Immoraliste, voire, sous sa nonchalance
apparente, que le Roi Candaule ? Mais œuvre de pensée avant tout,
fût-ce jusqu'au point où la pensée tourne à la tendance. Toute l'œuvre
d'André Gide s'avance d'un pas tantôt dérobé, tantôt délibéré, vers
Corydon. Je n'assure point que Corydon soit le suprême
aboutissement de sa pensée et de son œuvre; je l'y vois au contraire,
et presque dès le début, en filigrane et comme sous-jacent. Qu'y a-t-il,
en effet, dans Corydon, qui ne soit déjà en germe, à l'état sporadique,
ou tout formé, dans le Roi Candaule, dans l’Immoraliste, et
dans Philoctète? Et plus encore dans Saül? C'est
à ce titre qu'on pourrait affirmer que lui aussi, André Gicîe, tout
comme Nietzsche, il passe directement du problème religieux au problème
philosophique, et [41] que s'il s'est évadé dans l'œuvre d'art, l'œuvre
d'art fut toujours pour lui plus évasion que délivrance, même provisoire. A mesure, en
effet, que sa pensée se précise ou plutôt qu'il se resserre autour d'une
certaine forme de sa pensée, il sacrifie toujours moins à tout art qui
ne serait que sensibilité. On peut, je pense, définir André Gide un
esprit à qui certaine passion, ou la curiosité à la fois intellectuelle
et sensible, d'une certaine forme des passions de l'amour, fit prendre
de plus en plus conscience de lui-même, jusqu'à y réduire toujours davantage
tout le problème psychologique, moral, social, tout, le problème humain
enfin, et dès qu'il a commencé de penser. Voilà, me semble-t-il, qui
contredit singulièrement à la doctrine de l'art pour l'art. Non seulement
le problème moral n'est jamais absent, chez André Gide, de l'œuvre d'art,
mais il lui est de toutes parts tissé, il ne fait qu'un avec elle. L'admirable,
c'est qu'en lui, la formation protestante et l'éducation classique,
loin de se nuire l'une à l'autre et de s'exclure, se renforcent au contraire,
chacune tantôt prêtant à l'autre sa dialectique, sa casuistique, son
goût de l'abstrait et de l'analyse psychologique, sa rigueur, et de
ces feintes qui ne se dérobent que pour mieux poindre et transpercer;
c'est que par surcroît, l'une et l'autre empruntent plus de ressources
à l'aiguillon et au stimulant d'un sentiment qui, de par sa nature et
ce qu'il comporte, dans l'ordinaire, de replié et de secret, de rare
en un mot, oblige l'esprit qui s'y incline, à de ces détours, à de ces
retours, à de ces confessions [42] demi-transparentes, demi-voilées,
qui parfois se dérobent impénétrablement ; c'est qu'enfin la contrainte
religieuse et morale (le protestantisme est bien plus une morale qu'une
religion) contre laquelle André Gide se révolte, et la contrainte classique
à laquelle il se plie à la fois par nature et par discipline volontaire,
aboutissent chez lui, par un tacite accord, à de ces œuvres qui démontrent
une fois de plus, quelle que soit la nature du sentiment et de la pensée,
que l'art classique est une pudeur. Je ne louerai
donc point tellement André Gide d'avoir pris position en publiant Corydon
que de nous avoir fait pressentir, sous les seules espèces de l'œuvre
d'art, Corydon à travers la plupart de ses livres. Car toute
contrainte, je l'ai déjà dit, se tourne en influence, et la pudeur est,
en art, comme en amour, la plus rare de toutes les influences, parce
qu'elle a pour vertu de tout laisser transparaître et deviner sans rien
dévoiler tout à fait. Mais à qui reste trop longtemps soumis au joug
de la contrainte morale et de la discipline classique, toute pudeur,
même celle-là qui se dénude le plus avant, ne finit-elle point par ne
sembler que mensonge ? De là ce masque enfin jeté, et ce que d'aucuns,
dont je suis loin de partager l'avis, appellent un protestantisme à
rebours qui tourne à l'apostolat de l'immoralisme. A quoi il faut avouer
aussi que tant qu'on n'aura point défini ce que c'est que la morale
et l'immoralisme, André Gide prêtera toujours par quelque flanc. Mais
les définitions, même les meilleures, ne valent que pour le troupeau,
et chacun ne se fie qu'à ses propres [43] définitions. Pour reprendre,
on pourrait croire qu'André Gide s'imagine que l'art, si
éloquent qu'il soit,
mais parce que ses moyens et ses fins ne tendent qu'à une expression sensible de l'humain,
ne suffit point
à propager le goût, la connaissance et le culte d'une nuance, entre autres, des passions
de l'amour ; et
qu'il n'y voit, lui, Gide, qu'une hypocrisie de plus. A ce compte, comme ils se tromperaient;
mais s'il se l'imaginait,
quelle erreur aussi ne commettrait-il point! De sorte que non plus, je ne loue point tellement
Corydon de sa signification et de sa place dans l’œuvre d'André Gide, que de sa gratuité,
donc de son
inutilité, malgré le caractère d'utilité dont son auteur a cru, ou voulu, le frapper. Ce
ne serait donc pas
une moindre ironie que la seule œuvre purement poétique et lyrique d'André Gide, soit
les Nourritures
terrestres
ait peut-être plus fait pour la démoralisation d'une époque
et d'une génération que tel ou tel de ses livres, Corydon en particulier, qui, comme quelques autres, venait aussi trop tard.
JE NE SUIS PLUS désormais
très sûr qu'il n'y ait pas plus d'une seule chose nécessaire. Je crois
au contraire qu'il y en a plusieurs, et de plusieurs sortes ; mais qu'elles
tiennent si bien l'une à l'autre que nous avons besoin de nous en démontrer
successivement, sur tel ou tel mode, et jusque par l'absurde, la nécessité.
Quand je dis absurde, il n'y faudrait pas voir un travers, un vice d'imagination,
ni surtout [44] une inutilité, ou quelque goût de l'artifice
; mais qu'on ne veut point aller jusqu'au bout d'un sentiment, d'une
idée, sans les avoir creusés dans tous les sens et contournés par tous
les côtés; donc un excès de scrupule, et aussi parce que c'est d'un
certain contraste que procède le plus parfait équilibre. Je ne dirai
jamais assez quelle tendresse ombrageuse, presque jalouse, je nourris
au plus secret de moi-même pour Paludes et le Prométhée mal
enchaîné. Chez André Gide, c'est un peu mon domaine à moi, et je
crois quelquefois en être le seul maître. Ce n'est point
que j'affecte de faire le rare ni le renchéri, ni de trouver le meilleur
de Gide où l'on n'a point dorénavant coutume de l'aller chercher; ce
n'est pas davantage que j'en préfère le ton cynique au sérieux de l'autre
Gide; ni enfin qu'ils traitent, surtout Paludes, mais avec plus
d'abandon et sur un ton plus familier, et moins de lyrisme dans l'amertume,
de cette Métaphysique du Quelconque et du Rien, qui est toute la substance,
par exemple, d'un Jules Laforgue, et, avec lui, de quelques autres de
la génération d'André Gicle. C'est tout simplement qu'ils soient une
preuve de plus, et, encore une fois par l'absurde, de ce que voudrais
appeler, d'un mot qui n'est pas simple, la consubstantialité, la coexistence
d'André Gide, et sa permanente unité. Sans doute serais-je mieux avisé
de renvoyer à l'admirable « Postface pour la nouvelle édition de
Paludes et pour annoncer les Nourritures terrestres ».
Plus que n'importe où peut-être, tout André Gide est là, dans ces pages
si pleines qu'il ne peut s'y glisser rien [45] d'autre,
et qu'elles ne souffrent point le moindre commentaire. Tout au plus
pourrions-nous profiter de la licence octroyée par l'auteur à chacun
de nous, de continuer à notre gré la table des phrases les plus remarquables
de Paludes. Lesquelles mettrions-nous donc? Mais toutes, mon
cher Monsieur, ou bien aucune, chaque phrase de cet extraordinaire petit
livre étant pleine d'un sens immédiatement réversible en son contraire,
et ne tendant qu'à se démontrer également le ridicule « du contrôlé
et du contrôleur, de celui qui veut lever les obstacles et de celui
qui ne sait pas y échapper ». A quoi, me
semble-t-il, redouble merveilleusement le Prométhée mal enchaîné.
Renier sa famille, sa patrie, ses dieux, c'est, à peu de chose près,
à la portée du premier venu. Cela seul qui compte, c'est se renier soi-même,
car on ne se trouve, plus d'un l'a déjà dit, qu'en se perdant. Il importe
davantage encore de concilier en soi toutes ses contradictions ou négations.
Mais rien, aux yeux du commun, ne peut s'accomplir que dans l'ordre
de la durée. André Gide assure, à propos, je crois, de la Symphonie
Pastorale, que tous ses livres, ou la plupart, dès avant
la trentaine, étaient déjà formés dans sa tête, et qu'une fois déblayés,
il n'a plus eu qu'à travailler sur nouveaux frais. Encore fallait-il
les écrire, et, notre pensée allant plus vite que le temps, c'est tout
de même le temps qui nous devance à son tour. N'y aurait-il toutefois
là qu'une vue de l'esprit? Je serais assez disposé à le croire, tout
écrivain s'imaginant de bonne foi que l'axe de sa pensée se déplace
incessamment. [46] En réalité, nous ne faisons le tour que d'un très
petit nombre d'idées, peut-être d'une seule; mais nous ne l'exprimons
jamais de la même façon. Le plus important n'est-il pas dans la manière
qu'on y met ? C'est pourquoi il m'agrée plus que je ne saurais
le dire, que, tout en étant le même livre, Paludes nie le Voyage
d'Urien; que les Nourritures terrestres nient Paludes;
lesquels tous trois ne sont qu'un, transposé du symbolique au comique,
et du comique au lyrique; et, plus encore que, brochant sur le tout,
le Prométhée mal enchaîné les moque et les nie tous trois; puis,
par-dessus les trois s'en aille, comme l'aigle le foie de son héros,
ronger les cristaux de gel où l'auteur du Traité du Narcisse condensait
le monde et sa propre pensée. Car, ne vous
y fiez pas, tout en réaction de Paludes qu'elles se. posent,
les Nourritures terrestres, elles aussi, ne sont qu'une tentation
différée. A tout prendre, quelque livre que ce soit peut-il être véritablement
autre chose? « — Pourquoi écrivez-vous ? — Moi, je ne sais pas;
probablement que c'est pour agir ». Ah !, le précieux aveu, et
qu'il est bien du même qui disait naguère: « Ils demandèrent au
roman de remplacer les grands mouvements qu'ils n'avaient point faits
; ils lui demandèrent de satisfaire, tant bien que mal, le désir vague
d'héroïsme que leur imagination gardait et que leurs corps ne réalisait
point ». Parbleu, Urien et ses compagnons font comme Tityre, ils préfèrent
le mieux au bien; c'est pourquoi sans doute ils ne rencontrent que le
néant, ce néant que nous trouvons tous au bout de [47] nos tentatives
les plus désespérées, parce que nous ne savons pas nous contenter de
ce que nous avons à la portée de notre main. « Monsieur, nous confie
encore André Gide, je ne suis pas Tityre ». En êtes-vous bien sûr ?
Nous fûmes tous plus ou moins, à une heure de notre vie, Tityre; et
vous non plus n'y avez pas sans doute échappé. Seulement, pas plus que
de l'héroïque, il n'y a pas aussi que du médiocre dans la vie. Il y
a la vie, ses courbes et ses ondulations; mais on ne les découvre qu'après
coup, et, je le crois, après avoir épuisé ce qu'on croyait être le médiocre,
et qui n'était, tout simplement, que la vie. Et Tityre, tout comme Urien,
cherche l'héroïsme. Or, comme il voyage dans le quotidien, tout comme
l'autre dans l'abstrait, « par nécessité il ne peut rien prendre ».
Il voudrait bien s'en aller, lui aussi, toujours plus loin. Après tout,
pourquoi n'a-t-il pas dépassé Montmorency? Il voulait être rentré «
dimanche pour le culte » ! Qu'à cela ne tienne, on finit toujours par
s'en aller, sinon tout à fait, du moins plus loin que Montmorency; et
tout de même, Tityre, ou celui qui parle à sa place, a fini par écrire
un jour les Nourritures terrestres, tandis que l'autre, le jeune
homme qui voulait agir, le héros du quotidien enfin, après avoir terminé
Paludes, se met à écrire Polders, et sans doute après,
Marécages, et puis Lagunes, sans qu'il y ait la moindre
apparence qu'il cesse de recommencer. Après tout, s'il y trouve son
compte ? Je tiens Paludes
pour une petite Education sentimentale, à la fin de laquelle,
tel contrôlé, tel contrôleur, s'appellerait-il Deslauriers ou Frédéric
Moreau, [48] s'écriera, en pensant à tel petit fait insignifiant d'autrefois : « Oui,
c'est encore ce que nous aurons eu de meilleur ». Sans doute, aux
yeux d'André Gide, aujourd'hui les Nourritures terrestres n'ont-elles
pas beaucoup plus d'importance. Sans doute encore, il n'y a plus ici
contrôlé ni contrôleur, sauf un qui se contrôle lui-même, tout déchaîné
qu'il soit, et ne s'abandonnant qu'à ses divers penchants. Le propre
de tous ces petits traités, c'est que, tout comme dans les mythes antiques,
on peut y découvrir plusieurs sens superposés, soit littéral, soit symbolique,
soit spirituel, et tous aussi légitimes, mais dont le plus vrai est
toujours le plus secret. Car si Paludes, on peut les tenir pour
une satire, ou sotie, de ceux-là qui ne savent pas se contenter de la
vie, et lui cherchent un sens, comme si elle en avait un différent d'elle-même
; outre que, de cette vérité, ou axiome, j'en vois une éclatante confirmation
dans les Nourritures terrestres, je ne puis, celles-ci non plus,
les considérer que comme une satire à rebours, et, malgré l'ironie qui,
ça et là, y perce, que comme une satire sérieuse d'un quotidien nouveau
après qui Tityre depuis si longtemps
soupirait et qu'il vient à peine de découvrir. Rien n'a d'importance
pour nous qu'au moment où nous le faisons; avec quelle hâte, quelle
joie, sinon quelle indifférence ne le rejetons-nous pas ensuite par
dessus notre épaule! Si les Nourritures ont été écrites en réaction
de Paludes, et si toute une jeunesse ne retient, de l'œuvre de
Gide, qu'elles seules, j'imagine aussi que Gide, s'il n'aime pas qu'on
les lui jette tout le temps à la tête, ce n'est pas seulement [49] parce qu'on le restreint et le réduit
à ce livre, à l'exclusion de tous autres. Mais je ne doute pas davantage
qu'il n'y attache pas à présent plus d'importance qu'il ne faut, pas
plus en tout cas qu'aux autres, peut-être moins. Ou bien parce qu'il
n'y voit qu'une explosion de ce romantisme qu'il a, mais pour d'autres
raisons, en horreur; et que, dès lors, il le met sur le même plan que
le Voyage d'Urien. Ou bien, parce qu'ayant eu à résoudre d'autres
énigmes, et autrement capitales, il ne peut plus dorénavant accorder
à celle-ci que l'étonnement avec lequel on considère le temps et le
soin qu'on a mis à enfoncer une porte depuis longtemps ouverte. Ou enfin,
parce que les Nourritures terrestres, nonobstant ce qu'elles
accusent de concret, de sensible, de lyrique, n'étant rien moins qu'une
métaphysique, pourrait-on dire, de l'épiderme, pourquoi hésiterait-on,
et Gide tout le premier, à leur faire rejoindre, comme dans un magasin
de crabes morts ou de vieilles lunes, cette métaphysique de l'absolu
qu'est le Voyage d'Urien, ou cette métaphysique du Néant qui
a nom Paludes? Stupide Angèle, idéale Ellis, n'êtes-vous pas,
symboliquement, la même? Ne me dites
pas que je m'attarde ici à des traits déjà anciens, à des contours déjà
oubliés, du visage d'André Gide. D'abord, je suis en quête d'un esprit,
c'est-à-dire d'un homme, et tout m'est bon qui me sert à éclairer ma
lanterne. En outre, homme ou esprit, je n'en suis curieux que tout autant
qu'il se cherche; dès qu'il s'est trouvé, je n'assure point qu'il est
pour moi comme un citron pressé après lequel je [50] passe à un autre
; mais je n'y adhère que dans la mesure où son éclosion et son épanouissement
sont contenus dans son germe, et je ne puis donc faire mieux que de
tâcher à l'y découvrir. Peut-être, pour m'en faire un royaume plus approprié,
négligerai-je volontiers tout le reste, qui désormais appartient, pour
ainsi dire, au commun, et ne m'en tiendrai-je qu'à ces commencements
où il est déjà tout entier, comme, dans sa prison tissée d'or, l'insecte
qui file la soie. Et si, de tous, le Prométhée mal enchaîné est
le plus près de mon cœur, c'est que j'y découvre plus qu'ailleurs, la
pointe à la fois aiguë et insidieuse qui perce et déchire toute l'armure,
et, à la place d'un esprit, c'est-à-dire d'un système (car, même dans
les Nourritures terrestres, tout, fût-ce l'absence de système,
est système) laisse paraître un homme qui raille les systèmes et surtout
les siens propres, et prend tout simplement la vie pour ce qu'elle est.
Il m'est au surplus indifférent qu'au point de vue chronologique on
puisse placer le Prométhée après ou avant tel ou tel autre des
livres d'André Gide. C'est une preuve de plus de ce que j'appelle sa
coexistence. Toujours est-il que, dès après le Prométhée, on
pourrait, sinon se détourner de lui, du moins le déduire successivement,
et comme une suite de théorèmes.
C'EST volontairement tôt,
et dès, je crois, la Tentative amoureuse, qu'André Gide, le plus
intelligent [51] des hommes, s'est aperçu que la pensée est une
déformation de l'individu, c'est-à-dire de l'instinct. On ne pense,
en effet, que par troupeau, et toute pensée, par définition même, accuse
un caractère, un lien social, donc moral, qui ne peut être qu'une contrainte
pour l'instinct, un obstacle à son libre épanouissement. Seulement penser,
n'est-ce pas déjà toute une morale? Ce qui n'empêche pas que la pensée,
à son tour, puisse et doive confirmer l'instinct. C'est là vraiment
ce qu'on nomme l'individu. De quoi André Gide, à juste titre, ne s'est
point fait faute. Mais c'est précisément à ce point de jonction que
je redoute de voir surgir une autre Morale.
on ne combat et ne sert tour à tour ceux qu'on aime
qu'avec leurs propres armes. Quant aux autres, les nôtres y suffisent.
LEQUEL parmi les meilleurs, ne s'est pas un jour contredit? Je
fais peu de cas de qui n'y succomberait point. Outre que qui que ce
soit d'intelligent ne s'en fit jamais faute, et qu'à tout prendre, il
vaut mieux cent contradictions qu'un système; se contredire, après tout,
n'est-ce point, la plupart du temps, se manifester ? Il est vrai
qu'André Gide dit « manifester », et que se manifester, c'est « se préférer »
et « préférer à son prochain l'idée qu'on doit manifester », [52] — ce qui, à première vue, peut n'être pris que pour une
déclaration d'égoïsme. On se confond en effet si facilement soi-même
avec l'idée qu'on veut manifester: c'est une sorte de bovarysme. La
meilleure façon, en pareil cas, de s'en tirer, n'est-ce point de faire
la satire de soi-même, — et de son Idée ? C'est, en tout cas, la plus
légitime, tout ce qui tombe sous la catégorie de l'intelligence contenant
en soi sa propre négation.
certains, au nom de je ne sais quoi de préconçu
qui peut s'expliquer de bien des façons, lui dénient unité, direction,
cohésion enfin. Or, je ne peux admettre de système, et encore, que sur
preuves. Bien mieux, je veux que n'importe quelle espèce d'art, sans
oublier l'art critique, au lieu de n'être qu'architecture, soit aussi
musique et danse, et, plus encore, allusion. Ainsi, le miroitement de
la mer calmée n'est-il si émouvant que parce qu'il scintille et se joue
sur d'incommensurables profondeurs.
chaque Livre, est-il dit
dans la Préface de la Tentative amoureuse, n'est qu'une tentation
différée. Dès lors, à quoi bon en écrire, et pourquoi ne pas se livrer
tout de suite à son démon dominant? Que penserais-tu d'un éternel Rimbaud
qui recommencerait sans relâche, et sans se lasser, le Bateau ivre? [53] Mais cela peut
signifier, ou bien, comme Goethe quand il écrit Werther, qu'on
se délivre d'un poids trop lourd de passion, de rêve et de désir; et
l’œuvre d'art n'est plus dès lors qu'une sorte de remords contemplatif,
le remords pouvant être défini l'intermittent regret d'un désir dont
on n'a pu embrasser totalement l'objet. Ou, mieux encore, que chacun
de nos livres n'est qu'un avancement d'hoirie, une hypothèque anticipée,
et parfois tout ensemble, comme dans le Prométhée mal enchaîné, rétrospective,
sur un bien qu'on voudrait conquérir à tout instant davantage, et qu'on
prétend toujours plus abondant, plus précieux et plus beau.
ce qui, par dessus tout, m'agrée, dans le Prométhée
mal enchaîné, c'est que, pour la première fois, André Gide, en termes
allégoriques, mais transparents, nous confie que c'est duperie de préférer
à soi-même l'idée qu'on veut manifester. Il se peut aussi que ce petit
traité, tout hérissé d'une méchanceté spirituelle, allègre, rieuse,
parfois volontairement triviale, devienne plus tard le sujet de bien
des commentaires, d'une sorte d'exégèse; et, par surcroît, qu'il signifie
tout le contraire de ce que j'ai dit quelques lignes plus haut.
serait-il impossible de tirer de
Philoctète, du Roi Candaule, et, ça et là, de tout André
Gide, les principes
[54] d'une Politique, tout finissant par se ramener là? Je me garderais
d'approfondir; j'indique seulement. Tout au plus, aimerais-je moins
qu'on ne se puisse tenir, comme Candaule, de dévoiler son bonheur. Il
peut y avoir dans un secret bien gardé, des éléments tout aussi valables
de politique, dé philosophie et de beauté, — j'ajouterai même de péril.
Ce péril ne compte que pour soi-même ? Raison de plus pour veiller jalousement
sur lui; on risque davantage d'en mourir, par l'état de perpétuel équilibre
où il faut, par rapport à lui, qu'on se tienne. Il est vrai que mourir
est plus facile que vivre. Au fond, malgré tout, la vie dangereuse,
je n'aime guère cette expression. Elle peut prêter à l'attitude, et
à l'équivoque, soit à tricher avec la vie, et, ce qui est pire, avec
soi-même.
œdipe payant de sa gloire, de son bonheur et
de ses yeux, l'énigme arrachée au sphinx à force de sagacité, Candaule,
Saül, c'est d'avoir deviné leur propre énigme qu'ils meurent. Aussi
bien, est-ce d'abord de vivre qu'il s'agit. Serait-il donc moins tragique
de mourir? Peut-être aussi Saül, comme les yeux d'Œdipe se fermant à
la lumière, meurt-il de son regard intérieur enfin dessillé, et de ne
pouvoir s'égaler à son secret. [55]
j'ai beau m'en défendre, je ne puis rien voir d'autre,
dans l'Immoraliste et dans la Porte étroite, que le même
livre retourné, et transposé sous sa forme double et contraire, du héros
à l'héroïne. Ne pourrait-on pas en dire autant déjà de la Porte étroite
et des Cahiers d'André Walter ? Lorsque celui-ci
s'écrie : « O l'émotion quand on n'a plus qu'à toucher, et qu'on passe... »,
je crois entendre, à vingt ans d'intervalle, l'incomparable Alissa soupirer:
« Que le bonheur soit là, tout près, qu'il se propose... » C'est
que, pour les grandes âmes, ou seulement les âmes délicates, rien n'a
d'attraits qui n'est pas la vertu. La vertu, il y a bien des manières
de l'entendre et de la pratiquer. André Walter et Alissa ne prêchent
pas autre chose que « les doctrines du renoncement », renoncement
à l'amour pour plus d'amour encore, et à force d'amour. Mais qu'ils
finissent bientôt par se complaire orgueilleusement dans leur propre
holocauste! Peut-être est-ce à partir de là qu'il n'y a plus de vertu.
Etes-vous bien sûrs en effet qu'Alissa et Michel, pour opposés qu'ils
soient, puissent être animés d'un autre esprit que cet héroïque égoïsme
qui seul est digne d'être nommé ascétisme? Non, Gide, je crois qu'on
se préfère toujours. Se préférer, au contraire de Narcisse, n'équivaut-il
pas, comme dit Nietzsche, à se surmonter, c'est-à-dire, de plus en plus,
à pousser jusqu'au bout le complet, l'absolu épanouissement de soi,
au risque, [56] parfois, de sacrifier ce qu'on aime le plus au monde,
et soi-même, et jusqu'à mourir, donc jusqu'à se détruire, soit toujours
se préférer? Si je trouve ma plus grande joie dans ma plus grande immolation,
qu'aurez-vous à y reprendre, puisque j'y épuise mes forces ? O contradictions
infinies, qui saura jamais vous réduire à votre harmonie essentielle
?
J'ENTENDS par influence non seulement ce qui nous est favorable,
mais encore, mais surtout ce qui nous est contraire, que nous sommes
obligés de dominer, sous peine de périr, et qui, dès lors, si nous n'y
périssons pas, tourne à notre plus grand perfectionnement. Il n'est
pas sans intérêt qu'André Gide, étant de la génération symboliste, ait
écrit le Narcisse, le Voyage d'Urien, et quelques autres
petits traités où sa pensée subtile et forte transparaît au voile ingénieux
de la fiction. Je ne serais pas éloigné de voir dans le symbolisme un
commencement de réduction du romantique au classique. Réagissant contre
le carnaval parnassien, il a tourné son regard vers le dedans, vers
l'homme intérieur; il nous fait entendre un accent de l'âme. Mais qu'il
est, comme le romantisme, résolument individualiste! D'autre part, il
est moins indifférent encore de se rappeler qu'André Gide est, d'hérédité
et de formation, protestant. On ne peut toucher à pareille matière qu'avec
des mains infiniment délicates et réservées, les formes dans lesquelles
notre instinct religieux s'est, pour ainsi [57] dire, cristallisé, étant
ce que nous avons de plus secret, et le domaine interdit au profane.
Mais on n'échappe pas, fût-ce par réaction, à la religion où on est
né. Or, le protestantisme, c'est, par définition, l'esprit d'examen,
et qui va, bon gré mal gré, par la dissociation et la dissolution progressive
des dogmes, jusqu'au point où l'homme n'est plus que l'Unique et sa
propriété. (J'use à dessein, pour figurer plus commodément ma pensée,
du titre d'un livre que je n'ai d'ailleurs pas lu, et qu'André Gide
lui-même, si je me reporte à certains passages de Prétextes, tient
en médiocre estime). « Nietzsche, dit encore André Gide, a passé toute
sa vie à démolir le fantôme religieux... et, enfermé dans son hérédité
protestante comme dans une cage, finit par devenir fou. » Au lieu, par
exemple, qu'un Goethe, l'esprit d'examen, loin de le faire verser dans
l'anarchie spirituelle, l'introduit à la sérénité philosophique. Car
il n'y a de libération, ou, si l'on veut, de délivrance que dans l'œuvre
d'art. Mais si, juste au nœud le plus caché de sa création artistique,
un auteur ne peut se tenir qu'il ne tourne contre soi-même ce regard
critique que l'esprit de la Réforme dirige sur tout ce qui est matière
d'intelligence, je dirai qu'il est moraliste. Esthétique, Morale, c'est
du reste tout un, chacune n'étant que l'envers de l'autre. Et si encore,
mettant à part ce qu'il entre, dans le symbolisme, de dévergondage intellectuel,
le classique n'est, d'après Gide, et j'y souscris pleinement,
qu'un romantisme dompté ; à combien plus forte raison, et par voie d'amalgame,
un certain esprit protestant, appliqué à l'œuvre d'art [58] inclinera-t-il
un écrivain à se dépouiller par degrés, à n'accorder à l'univers extérieur
qu'un œil de plus en plus distrait, à n'envisager dans l'homme que le
mécanisme et les réactions diversement réciproques de ses passions,
par conséquent à faire œuvre classique.
NOUS sommes plus
d'un à n'avoir pas attendu la confidence que nous fait André Gide, de
ce qu'il doit à la musique en général, et, en particulier, à Chopin.
Certains de ses livres, la Symphonie pastorale par exemple, s'ouvrent
sur un accord parfait, large et plein, qui dégénère en une suite d'harmonies
subtilement faussées; d'autres, au contraire, sur une dissonance qui
laisse au reste du récit le soin de la résoudre. Rien n'égale pour moi
la mélodie serpentine, mi-équivoque, mi-pathétique, qui circule d'un
bout à l'autre d'Isabelle. Ce petit roman est peut-être, quant
à la pensée, le moins significatif et le moins éloquent d'André Gide.
Pour ce qui est de l'art, il n'en est peut-être pas non plus qui m'agrée
davantage, et jusqu'à certaine complaisance, mais si peu appuyée, à
la dégradation de l'héroïne. Cela est à la fois insidieux et émouvant.
Vous me direz que j'y mets de la coquetterie? Aucune, sauf, à dire vrai,
celle que l'auteur a voulu y mettre. Par surcroît, c'est à partir de
là, me semble-t-il, qu'André Gide est devenu résolument banal, au sens
vraiment profond du mot, et qu'il y attache lui-même. [59]
il y a bien des différences entre l'esprit religieux
et l'esprit philosophique. Une même idée, il est vrai, mais très rarement,
peut tenir des deux; mais, la plupart du temps, chacun des deux prête
à l'autre, soit de bonne foi, soit en trichant, donc se donne le change
à lui-même, sinon à ceux qui s'imaginent qu'il n'y a rien d'interchangeable
dans le mécanisme de l'entendement. L'esprit philosophique, c'est Goethe,
où il se convertit souvent en beauté. L'esprit religieux, Nietzsche
l'avait, quoi qu'il y paraisse, au plus haut point, et bien qu'il eût
dès l'abord, et de plus en plus jusqu'à la fin, déclaré la guerre à
Dieu. Ceci ne laisse point de contredire, mais pour le confirmer peut-être
davantage, à tel paragraphe précédent. Car l'esprit religieux, c'est,
en premier lieu, l'esprit de foi, ou plutôt de croyance, et il n'est
pas nécessaire que ce soit en Dieu; ce peut être même à tout son contraire.
Il y faut ensuite une humeur chaleureuse, un mouvement de passion qui
peut tourner à l'idée fixe, et qui dès lors n'est plus que souci de
convaincre. Une grande tension lyrique intérieure n'en est presque jamais
absente, l'expression sensible en fût-elle rigide et glacée, et plus
près de l'abstrait que du spirituel. Ce dessèchement, un André Gide,
jusqu'à présent du moins, s'en garde. Il est vrai qu'il a l'esprit à
la fois religieux et philosophique, et qu'il est sensible à la beauté.
J'entends par là que l'œuvre d'art lui est, au contraire de Nietzsche,
délivrance et libération, mais non pas tout à fait à la manière de [60]
Goethe. Encore faudrait-il définir l'œuvre d'art, sinon en soi, du moins
selon André Gide. C'est là que la difficulté commence.
il faut toujours sortir de soi, ne serait-ce
que pour y mieux rentrer. J'aime qu'André Gide s'évade un jour par la
porte un peu fausse des Caves du Vatican, pour s'ouvrir ensuite
toute grande celle des Faux-Monnayeurs. Il m'importe assez peu
qu'un livre laisse en suspens sa conclusion; un livre, quel qu'il soit,
et surtout qui compte, tire sa conclusion de son existence même. L'auteur
devrait-il jamais conclure ? C'est affaire de politesse, et pour garder
ce ton de la meilleure compagnie qui veut toujours être en reste avec
l'esprit des autres. Ce qu'un bon auteur met au-dessus de tout, c'est
l'art des préparations, le divertissement en fût-il parfois un peu laborieux.
Et, laisser à un autre livre le soin de conclure le précédent, n'est-ce
pas encore sortir de soi, c'est-à-dire inviter notre prochain à se mettre
à notre place?
il y a plus d'un siècle que René s'écriait :
« Levez-vous, orages désirés... » — « Levez-vous, implore Luc à
son tour, vents de ma pensée, qui dissiperez cette cendre. » Mais
Luc n'est qu'un jeune idéaliste, un « qui ne comprit pas la vie ». S'imaginer
que c'est par la pensée qu'on arrive à prendre connaissance [61] de
soi et des autres, allons, il y a encore là, à rebours si l'on
veut, bien du romantisme. Mais je ne voudrais pas me répéter...
PHILOCTÈTE est peut-être, avec un autre, l'ouvrage d'André
Gide pour lequel j'éprouve le plus de tendresse. Tendresse tout intellectuelle,
qui ne se nourrit de rien que d'austère, de sobre et de dur. Je dis
que, de toutes les tragédies (c'est tous ses livres que j'entends par
là) d'André Gide, Philoctète est, au même titre que Britannicus
pour Racine, la tragédie des connaisseurs. C'est-à-dire qu'on y
voit le ressort tragique jouer à nu, en tant qu'il ne dépend que des
passions de l'esprit; et que, dans l'une et l'autre, le génie de Racine,
tout comme celui d'André Gide, m'y apparaît plus ferme et plus profond,
et d'une plus subtile ressource, pour s'y être volontairement réduit
à la plus extrême simplicité et avoir si parfaitement rempli son dessein,
qui était de faire une tragédie, sans avoir recours à de ces complications
ordinaires des passions de l'amour, d'où l'art tragique tire d'habitude
ses plus grands effets. Dans la mesure toutefois où les passions de
l'esprit ne sont pas, elles aussi, autre chose que de l'amour.
LES précieuses, souligne
André Gide, précisément à propos de la Porte étroite, et citant,
dans le Journal [62] sans dates, un mot de Ninon à Christine
de Suède, ce sont les jansénistes de l'amour. Presque rien, il est vrai,
mais qui est grand, sépare jansénisme et protestantisme. Au surplus,
pourquoi n'irait-on pas jusqu'à dire que les jansénistes, ce sont les
Précieux du Christianisme, ce qui m'importe, à la vérité, assez peu
; de la vertu, ce qui m'émeut davantage ; de l'esprit classique enfin,
et j'y applaudis des deux mains. Mais voilà qui touche, à son tour,
de trop près au problème du style, pour qu'il puisse être tranché en
deux mots.
toute métaphysique est d'origine sentimentale.
Elle procède d'abord du cœur, sinon de l'instinct. Je dis cela aussi
de toute théologie, laquelle a pour base la foi. C'est pourquoi, quand
la foi est ruinée, laisse-t-elle en nous un si grand vide; ce qui a
son siège dans le seul entendement est si facilement remplaçable ! Or,
la foi que le cœur a perdue, il ne s'y résigne qu'avec des larmes. Encore
faut-il l'avoir jamais eue! Mais il y a les formes extérieures de la
foi, soit ce qu'on nomme Religion, et qu'on prend plus aisément encore
pour de la foi, surtout si la foi est morte. C'est cela, je pense, que
nous enseigne El-Hadj, le petit berger devenu prophète. Si je voulais,
en outre, m'attarder à relever, chez André Gide, des traces communes
de son époque, je rassemblerais des points délicats, de secrètes correspondances,
entre ce Traité du faux prophète et tel petit fableau [63] de Charles Maurras, qui a nom Eucher de l'Ile.
Tous deux, El-Hadj et Eucher, ils n'arrivent à la naissance, l'un
de la pensée, l'autre, de la sensibilité, qu'en étreignant un cadavre.
Pourquoi aussi le Voyage d'Urien et Sous l'œil des Barbares
me font-ils parfois aller, invinciblement, de l'un à l'autre?
Ce que j'en dis là, n'est pas pour désobliger André Gide, mais pour
ma propre curiosité, à laquelle d'ailleurs je ne tiens pas tellement,
surtout dès qu'elle est satisfaite, et même si elle ne l'est pas.
QUE j'aimerais davantage
encore ce magnifique et triste Saül, s'il ne faisait pas tant d'embarras,
et pour des choses qui ont si peu d'importance !
il y a, entre toutes les œuvres d'un écrivain,
d'un poète, une pointe, une cime, plutôt devrais-je dire un plateau,
d'où il embrasse ses deux versants. Pour étroite ou non qu'elle soit,
c'est une transparente et radieuse étendue, une halte de gel ou d'or
où l'on respire l'air le plus pur. Ainsi, l'Après-midi d'un Faune
pour Mallarmé; ainsi, pour André Gide, Philoctète, qui nous
fait saisir à la fois, dans un raccourci magnifique, la courbe, le trajet,
les détours aussi, d'un esprit qui se cherche, s'oppose à lui-même,
se reconnaît, et prend conscience de ses plus profondes richesses, après
quoi il n'a plus qu'à [64] s'abandonner
au torrent lyrique des Nourritures terrestres, où d'ailleurs,
pas plus que Gide, je n'aime pas qu'on l'enferme. Je n'y vois qu'un
superbe accident, le fracas d'un barrage rompu, un éclaboussement d'eaux
longtemps endiguées, et tout à coup jaillissantes. C'est André Gide
qui se dénude ; mais que je l'aime mieux quand il s'entoure de triples
voiles !
on cède quelquefois trop à l'esprit
de système ; rien ne déforme davantage, et soi-même, et celui à qui
on l'applique. Il y a quelques années, si j'avais eu à traiter d'André
Gide, sans doute me serais-je efforcé à lui chercher un cadre, une atmosphère,
un milieu, une famille d'esprits, pis encore, une ligne génératrice
et continue, quelque chose comme une épine dorsale. Rien n'est plus
faux ni plus vain, surtout quand il s'agit d'André Gide. J'ajoute, pour
ne point trop paraître me donner raison, que rien n'est plus rebutant
ni difficile. Le mieux, en pareille matière, est de chercher un compromis,
et, quand on l'a trouvé, de s'y tenir.
pas plus qu'il ne m'agrée qu'André Gide, pour
expliquer certains mouvements de sa pensée ou de sa conduite, fasse
la part trop belle au Mal, au Malin, au Démon, ou, quelque nom qu'il
veuille lui donner, au Diable, j'aime moins encore qu'il fasse parfois
intervenir Dieu où il n'a que faire. Ainsi, dans la Symphonie [65]
pastorale, quand le pasteur s'écrie (la période est trop belle
pour que je ne la cite pas tout entière) : « Est-ce pour nous,
Seigneur, que vous avez fait la nuit si profonde et si belle? Est-ce
pour moi? L'air est tiède, et par ma fenêtre ouverte la lune entre et
j'écoute le silence immense des cieux. O confuse adoration de la création
tout entière où fond mon cœur dans une extase sans paroles! Je ne peux
plus prier qu'éperdument. S'il est une limitation dans l'amour, elle
n'est pas de vous, mon Dieu, mais des hommes. Pour coupable que mon
amour paraisse aux yeux des hommes, oh, dites-moi qu'aux vôtres il est
saint. » Je sais
qu'ici ce n'est pas André Gide qui parle, mais le pasteur, et que cette
façon de mêler Dieu aux choses de l'amour n'est proprement protestante
ni catholique, mais commune à bien des gens aux yeux de qui l'amour
ne se suffit pas à lui-même et à ses propres fins, et qui éprouvent
le besoin, comment dire ? oui, de le justifier. C'est bien cela, un
besoin de justification, et par la foi. Voilà qui est plus protestant
qu'il ne faudrait. On ne sait jamais très exactement, bien qu'il ait
pris la peine de nous dire avec quel effacement de lui-même il se substitue
à ses personnages, jusqu'à quel point André Gide parle en leur nom,
ou s'ils ne font point, par sa bouche, leur propre satire. Lorsque André
Gide écrit, dans Caractères (p. 32 et 33) : « Qu'advient-il lorsque,
pour des raisons sociales, morales, etc., la fonction sexuelle se trouve
amenée, pour s'exercer, à quitter l'objet de son désir; quand l'assouvissement
de la [66] chair n'entraîne aucun assentiment, aucune participation
de l'être, de sorte que celui-ci se divise et qu'une partie de soi reste
en retard... Que reste-t-il ensuite de cette division? Quelles traces?
Quelles vengeances secrètes peut préparer alors la part de l'être qui
n'a pas trouvé place au festin? » — cela ne peut-il pas se retourner
de la chair à l'esprit, et, plus encore, au sentiment religieux? Rien ne peut
m'entrer dans la tête, qui relève, comme ils diraient dans leur jargon
philosophique, de la catégorie de l'infini. Je ne peux concevoir temps,
espace, mouvement, univers, éternité, par conséquent Dieu, qui ne soit
fini, donc contradictoire à l'essence même de ces notions. N'ayant aucun
goût aux antinomies, et m'y rompant aussitôt la cervelle, je ne puis
faire autrement que passer outre. Je dois sans doute à ma formation
et à mon éducation catholiques, et surtout aux points communs où, par
l'instinct et le culte du beau, le catholicisme touche au païen, cet
amour du limité, du défini, du sensible, lequel en moi, l'emporte sur
le spirituel, que je ne puis du reste dissocier de l'autre. Il n'est
donc rien pour moi qui ne soit borné que par soi-même, et me révèle
une autre âme que la sienne propre; toute qualité ou quantité infinie,
toute nature divine, m'y paraît étrangère, sinon contraire. Je m'enferme,
malgré que j'en aie, dans le cercle d'une contradiction qui équivaut,
je le sens, à nier Dieu. Mais Dieu, je n'y pourrai croire qu'à ce prix,
c'est-à-dire au rebours de ceux qui y considèrent et y révèrent la suprême
et parfaite expression de [67] l'infini. D'autre part, si j'y crois, je verrai,
dans toute définition, quelle qu'elle soit, une atteinte à sa grandeur,
à sa majesté, à sa toute-puissance. Il faut rester sur le seuil et attendre
en silence. Que ce soit dans l'Homme, dans la Nature, ou dans l'Amour,
reconnaissez et, si vous le pouvez, adorez en Lui l'universel mystère;
mais dès que vous vous sentez en sa présence, gardez-vous bien de le
nommer, gardez-vous-en comme d'une indécence ; c'est alors que vous
pécheriez gravement contre Lui. Il se peut
que tout ce que je viens de dire ne soit pas très éloigné d'être protestant;
n'y aurait-il donc pas une part de vérité dans la formule: ou catholicisme
ou athéisme? J'admire dans le catholicisme la plus humaine des religions,
précisément dans la mesure où il tient compte, que ce soit Théologie,
Morale, Esthétique, de ce qu'il y a de borné dans l'homme et des justes
conditions que sa nature finie lui assigne. Ne pourrait-on pas avancer,
sans trop se hasarder, que jusqu'à Dieu inclusivement, catholicisme
et athéisme peuvent très bien se concilier? Que dis-je, ce besoin du
fini, ce sens du limité, ce génie de l'humain, n'y répond-il donc pas,
ne le contente-t-il donc point, par l'incarnation du Verbe, par l'exacte
pondération entre la matière et la forme des sacrements? C'est par là
d'ailleurs que le protestantisme aurait beau jeu à retourner la flèche
au catholicisme, lui qui pourtant, par la suppression graduelle de toute
espèce d'intermédiaire entre l'homme et la Divinité, et par la pratique
constante de l'esprit d'examen et de la libre discussion, réduit [68]
de plus en plus l'idée de Dieu à je ne sais quelle vague et abstraite notion d'où tout le
reste dépend comme
il peut ? Que soit l'un ou l'autre, il n'importe. Je demande seulement qu'on appelle les
choses par leur
nom, ou pas du tout. Il est vrai que rien n'est plus difficile à définir et à exprimer
qu'un sentiment; mais
je hais par-dessus tout celui-là qu'on nomme religiosité, et qui a fait proférer tant
de bêtises. Peut-être
aussi, y a-t-il bien des voies pour retourner à Dieu. André Gide aurait-il choisi par
hasard la plus
tortueuse et la plus détournée, à savoir celle du Diable? Le fait est qu'il croit au
Diable, ou du moins
qu'il le dit; nous devons donc l'en croire sur parole. Mais, selon lui, une des preuves
de l'existence du
Malin, c'est qu'il vous chuchote à l'oreille qu'il n'existe point. Je me demande parfois
si le Dieu d'André
Gide ne lui fait pas, de temps à autre, la même confidence.
JE sais d'excellents
esprits qui répugnent à l'ironie. Loin d'y voir une délivrance, ils
n'y trouvent qu'un surcroît de prétexte à se replier. Pour d'autres,
au contraire, elle est une forme de libération; à la condition toutefois
qu'elle soit une expression de joie. J'en dis autant du cynisme qui,
lui aussi, est une manière d'ironie, et, comme tout ce qui touche à
la vertu comique, procède toujours d'une contradiction, d'un contraste,
ou, comme dit André Gide, d'une « inadéquation ». Car, je vous le demande
[69] un peu, de quoi nous affranchit
par exemple, le cynisme d'un Swift, sinon du peu d'estime qui nous reste
pour la nature humaine, et, si l'on veut, pour nous-même? Parbleu, nous
n'avons pas besoin de nous priser si haut; mais de quoi serons-nous
capables si nous nous déprisons tout à fait? C'est encore de l'idéalisme
à rebours. Ce que j'aime dans les Caves du Vatican, c'est qu'elles
semblent écrites moins encore pour le plaisir de l'auteur ni de son
lecteur, que pour celui du peuple sot, du peuple fol, qui pullule dans
ce livre. Chacun de ses inconsistants héros, non seulement y obéit,
comme dans tout ce qui relève du domaine de l'art, à sa loi propre et
à sa secrète détermination, mais encore s'y laisse aller volontiers,
y cède, y ressent un attrait, y éprouve un entraînement, je dirai même
un contentement et une plénitude, qui n'ont rien à voir avec la force
implacable et morose, ou grimaçante et stridente, qui fait mouvoir les
personnages, par exemple, de Flaubert, ou du Swift déjà nommé. Quand
ce naïf et falot, et, mon Dieu, si sympathique Fleurissoire, au moment
qu'il se risque d'aller à Rome délivrer le Pape, murmure: « Qu'à moi
soit réservé cela... », et qu'André Gide, prenant discrètement
parti, ajoute: « Il avait donc sa raison d'être; oh, par pitié,
Madame, ne le retenez pas ; il y a si peu d'êtres sur la terre qui sachent
trouver leur emploi », je saisis, à cette presque imperceptible
déhiscence, le secret d'un art qui, tout aussi impersonnel en apparence
que celui de Flaubert, accuse néanmoins une [70] tendresse
aux sources de laquelle je ne me méprends point. C'est ici le
joint de l'esthétique d'André Gide, et aussi la différence entre deux
esthétiques, c'est-à-dire entre deux sensibilités, à quoi il faudra
bien que je revienne. Flaubert aussi (Madame Bovary, l'Education
sentimentale, Bouvard et Pécuchet, n'est-ce pas, au fond, trois
soties, mais qui se prennent au sérieux?) partage sa prédilection entre
tous ses héros. Mais outre qu'on ne peut savoir non plus lequel il aime
le mieux, il ne les aime tous qu'en raison, non point de leur humanité,
mais de leur laideur et de leur médiocrité, et dans la mesure où il
peut assouvir en eux sa haine du vulgaire, du plat et du banal. L'on
peut en dire autant, mais à rebours, de Stendhal, comme du Gide des
Caves du Vatican et des Faux-Monnayeurs. Ce qui en effet
importe avant tout, dans l'art, dans la vie, pour avoir une raison d'être,
une vraisemblance, une consistance, un emploi, n'est-ce pas de croire
que c'est, comme on dit, arrivé? Tous les personnages des Caves en
sont là, sauf un autour de qui tout gravite. Allons, Lafcadio lui-même,
à diverses reprises, n'ira-t-il pas jusqu'à s'imaginer, lui comme les
autres, que c'est véritablement arrivé? Toute œuvre d'art bien entendue
n'est, ou ne devrait être qu'un jeu. C'est bon pour les fanatiques de
la délectation morose comme Flaubert, de croire le contraire et de s'y
exténuer, au nom de je ne sais quel sérieux dont ils meurent. Tout,
même le tragique, n'est qu'un jeu; c'est pourquoi sans doute André Gide
a baptisé les Caves du [71] Vatican sotie, son ironie et son
cynisme s'y étant donné libre cours. Mais n'a-t-il pas fini, tout le
premier, ou le dernier, par s'imaginer aussi que c'était arrivé? L'ironie
continue ne serait-elle point la négation de l'art, et celui-ci, au
contraire, l'expression d'une certaine sincérité passionnée ? Ne pourrait-on
pas enfin définir l'œuvre d'art un jeu sincère? Qu'André Gide se soit
prodigieusement amusé à écrire les Caves, cela ne fait, je crois,
de doute pour personne; le danger, dans ces sortes de divertissements,
c'est qu'on finit toujours, plus ou moins, par s'y piper soi-même.
chacun ne se fait du classique et du romantique,
et de leur opposition, une idée nette que par rapport à lui-même. Je
n'enfonce là qu'une porte ouverte. J'aime mieux toutefois que ce soit
sur l'intérieur de la maison qu'à la sortie; je pourrai, chemin faisant,
faire telles découvertes qu'il faudra. J'accepte romantisme, parce que
je sais à peu près, ne serait-ce que par élimination successive ce que
je dois entendre par là; mais s'il est un terme que j'ai en horreur,
c'est celui de classicisme qui, outre qu'il me paraît mal conformé,
et forgé pour les besoins de la cause, équivaut par surcroît à ce que
l'art classique comporte et signifie, qui n'est que pure forme; j'entends
par là, pour une fois, appareil extérieur. Je voudrais, et veux plutôt
dire classique, tout simplement, soit une façon de s'exprimer qui tient,
au [72] même titre que la romantique d'ailleurs, à la nature même de
l'homme, mais qui aboutit à ce miracle, qu'ayant à peindre les mêmes
idées, sentiments ou passions, c'est-à-dire ce qu'il y a de vivant et
de permanent chez l'homme, elle en donne une couleur et un dessin qui
sont proprement au rebours du dessin et de la couleur romantiques ;
au point qu'à un regard insuffisamment averti, elle donne parfois le
change sur les passions, les sentiments et les idées qui lui fournissent
sa matière. Il n'est qu'un
esprit mal fait, superficiel ou tendancieux, qui puisse croire et soutenir
que l'art classique est de peindre l'homme en général, l'homme dans
sa moyenne constante, donc abstrait, donc banal, mais au pire sens du
mot. Voilà qui me rappelle « le cœur humain de qui, le cœur humain
de quoi » d'Alfred de Musset, cet autre impudique qui chanta sur le
mode classique les passions les plus romantiques, donc les plus individualistes,
mais non les plus particulières, qui furent jamais. D'où il découle
que la définition qu'André Gide a donnée, un peu partout, de l'art classique,
n'est pas tellement différente de l'acception que nous lui donnons tous,
pour peu que nous nous donnions sincèrement la peine d'y réfléchir.
Je l'ai dit, et n'éprouve aucune honte à le répéter, j'appelle classique
tout ce qui est humain, et qui porte l'humain à son comble. Par là sans
doute devrais-je intégrer dans cette formule quelques-uns de ceux qu'André
Gide prétend en exclure, par exemple Dante, Shakespeare, Corneille et
quelques autres; je veux aller jusqu'à les y comprendre, tout au moins
[73] ceux des éléments et composants de leur génie, qui conspirent à
la généralité de ce que j'entends par classique. Car si je ne peux faire
autrement que de nommer classique tout ce qui tombe sous le coup de
l'humain, moins encore pourrai-je me tenir que je n'appelle humain tout
ce qui touche à la connaissance des ressorts et des mouvements de l'âme
et à la peinture des passions. Les passions
et l'âme, c'est en leur nom cependant que les romantiques ont vociféré
si haut. Que leur a-t-il donc manqué pour faire œuvre classique ? Serait-ce
donc la forme? Mais quelques-uns d'entre eux comptent parmi les plus
parfaits ouvriers de la langue française. Je tiendrais pour presque
secondaire qu'ils aient manqué si gravement au tact, au goût, à la mesure
et à la pudeur, qui sont choses, par dessus toutes, classiques, mais
dont je veux jusqu'à nouvel ordre qu'elles ne soient pas tout le classique,
puisque telles œuvres, romantiques par le fond et par le génie, s'en
peuvent à la vérité recommander. Du reste, et sans vider l'essentiel
de la querelle ni du procès, si l'impudeur (je ne dis pas le cynisme)
et la démesure sont choses avant tout romantiques, je reprocherai davantage
au romantisme d'avoir proclamé moins l'importance et la valeur des passions
que le droit aux passions, et de s'y être tellement abusé qu'il a pris
la liberté des passions pour les passions elles-mêmes. Or, nous ne sommes
libres qu'autant que nous reconnaissons les justes chaînes à la limite
desquelles nous sommes resserrés. Quelle qu'en soit la pesanteur, et
la gêne, c'est dans cet étroit [74] espace que nous pouvons dès lors,
en matière d'art, tout nous permettre, mais jusqu'au seul point où l'œuvre
d'art, au lieu de tendre et de se détourner vers des fins différentes,
se réduit à son propre et unique objet, qui est, je le répète, une exacte
et subtile discrimination des mouvements de l'âme, et une vive peinture
des passions, voire des plus terribles ou des plus basses. N'est-ce pas
en quoi Corneille, Shakespeare et Dante, malgré l'énorme et le démesuré,
et toutes leurs taches, on peut les dire classiques ? Toute méconnaissance
des lois intimes et nécessaires qui régissent l'être, et chaque être,
je ne puis la nommer, en art, en morale, qu'indécence. L'immoralité
des romantiques, c'est, quoi qu'il y paraisse, d'avoir subordonné l'art
à la morale, en exaltant les passions au nom de je ne sais quel perfectionnement,
ou perfectibilité, idéal et indéfini de l'individu. L'immoralisme des
classiques, au contraire, c'est d'avoir, avec une impartialité et une
indifférence admirables, traité des passions, de leur mécanisme, de
leurs diverses et mutuelles réactions, et d'avoir été de parfaits psychologues,
dans la mesure toutefois où la psychologie, c'est-à-dire la science
du naturel, du déterminé et du vrai, peut être immorale. Ce sont les
romantiques qui ont mis au service d'un être abstrait, vague et indéterminé,
qu'ils ont qualifié humain, toutes leurs extravagances. Qu'il est plaisant,
l'entêtement de certains critiques, à prétendre que les classiques n'ont
peint que l'homme en soi ! C'est un peu tout cela, je pense, que
veut dire, en [75] termes subtils, mais discernables, André Gide, quand
il voit dans le classique, grâce à la suppression de l'individualité,
une expression individualiste de l'homme. Au fond, j'interchangerais
volontiers les deux termes; surtout y ajouterais-je réaliste. Mais celui-ci
ne découle-t-il pas des deux autres? A partir de là, tout est affaire
de contrepoids. Si, bien souvent, les romantiques s'efforcent à donner
le change sur l'insuffisance de la pensée et l'incohérence des passions
par le dérèglement et la surcharge de la forme, il semble au contraire
que le véritable classique cherche un équilibre à rebours, et, se contentant
de peindre le vrai, prenne à tâche, pour y atteindre, de n'employer
que les mots les plus simples et les plus usuels, je, dirai même les
plus usés, tout autant que la plus élémentaire syntaxe. C'est d'abord
affaire de concordance et de correspondance. Pourquoi, en effet, aller
chercher midi à quatorze heures, lorsque, pour décrire ce que vous êtes
assuré qui est la vérité, c'est-à-dire, quelque étrange et rare qu'il
paraisse, qui est toujours simple, vous avez à la portée de votre main
la matière la plus souple, la plus malaxée par le temps et par les hommes,
c'est-à-dire par l'usage; et qui, précisément parce qu'elle est la plus
neutre, retirera une saveur nouvelle des sentiments que vous la chargerez
de modeler ? C'est ensuite pudeur, qui n'est pas hypocrisie, mais
besoin de ne pas dire un mot, ni de ne pas faire un geste de trop ;
mais politesse et goût ; qu'il ne faudrait pourtant pas pousser trop
loin, parce qu'au-delà est le précieux, où commence la véritable hypocrisie.
Il m'en coûterait de retrancher un seul mot aux pages où, dans Incidences,
André Gide définit l'art classique; je m'en voudrais d'autant plus
que cette définition, je ne puis, et par tous les points, faire autrement
que de la lui retourner, mais non comme la flèche du Parthe. J'irais
même, pour l'instant, jusqu'à souhaiter qu'il n'en eût jamais donné
d'autre; et que tel passage de Caractères, auquel je faisais
naguère allusion, n'eût pas semblé, si peu que ce fût, mais semblé tout
de même, dire et assurer que la forme puisse être préexistance à l'émotion,
— ou à la pensée; et qu'on puisse faire entre forme, d'un côté, émotion
ou pensée de l'autre, je ne sais quelle insaisissable dissociation.
Je me garderais moins encore de prétendre que l'émotion préexiste à
la forme; je crois au contraire (ai-je jamais dit autre chose?) qu'il
y a, entre l'une et l'autre, coexistence, succès et progrès continus;
mais aussi, et au préalable, qu'il y a des esprits bien faits, et d'autres
qui le sont moins ; et qu'il n'y a que les premiers qui comptent, parce
que, dans quelques limites et sur quelque plan qu'ils se meuvent, ils
ne sont que justesse et mesure; et que les choses, sous quelque angle
qu'ils les perçoivent, ne leur étant qu'harmonie, ordre et beauté, ils
trouvent naturellement et nécessairement, pour se les dépeindre, et
aux autres, la forme qui leur est propre, et qui ne peut être que la
plus simple, — de même, si l'on veut, qu'il y a certains silences qui
sont la plus pure forme de la plus haute musique. [77] Racine et Baudelaire,
pour ne prendre que ceux-là, nous en sont un admirable exemple. N'est-ce
point à ces deux, sinon à un troisième (que je m'abstiens, moi aussi,
de nommer), que pense quelque part André Gide quand il assure que le
propre de tout véritable et grand classique est de n'être réputé tel
que grâce à l'émoussement de sa forme ; mais que si nous pouvions nous
replacer exactement, ne fût-ce qu'en imagination, au moment même qu'il
éclôt, il nous apparaîtrait alors dans ce caractère de nouveauté qu'il
a perdu à force d'usure, — au rebours de ce gros orteil de. la statue
de saint Pierre, qui ne doit « qu'aux baisers des dévots sa luisance
». J'en tombe d'accord; mais je me demande tout de même si, pour leurs
contemporains, le caractère d'exception, l'originalité d'un Racine,
d'un Baudelaire, ne tenaient pas plutôt à la simplicité, à l'humanité
de leur forme, si frappantes, chez le premier, en contraste de-la grandiloquence
cornélienne; chez l'autre, de l'orgiaque vocabulaire romantique. Etre
classique, continue ailleurs, André Gide (je cite toujours de mémoire,
n'ayant point, pour cette fois, le texte sous les yeux), c'est dire
quelque chose de nouveau, et le bien dire. J'en disconviens moins encore,
ni non plus qu'être classique non seulement soit incompatible avec certaines
« régions confuses, mal nettoyées », voire fangeuses, de l'âme, et qui
affleurent pour la première fois au jour ; mais aussi qu'on n'est classique
qu'à ce prix. Oui, Racine, et quelques autres beaux monstres du dix-septième
siècle, et ce même Baudelaire. Mais les autres, soit ceux-là aussi,
tout classiques, [78] qui n'expriment que des sentiments communs, je
veux dire partagés entre le plus grand nombre, sinon entre tous? Ils
ne feraient donc que suivre, et n'avoir à leur disposition qu'un style
hérité et transmis de main en main? Il se peut encore, après tout ;
il se peut aussi qu'une vérité, un sentiment, une passion exprimés pour
la première fois, paraissent en raison de leur nouveauté, choquants
et même scandaleux; mais que la généralité de leur forme sensible soit
telle qu'on ne puisse de plus en plus donner d'autre expression aux
passions, aux sentiments, aux vérités de l'ordre le moins particulier.
Jusqu'à ce qu'en retour, ce caractère d'universalité, ce fruste de la
forme, finisse, à force d'usage et de familiarité, par absorber ceux-là
même dont il ne fut que l'expression individuelle, et par là donner
le change sur la singularité de leur âme et de leurs passions. Une fois de
plus, je me fais ici l'avocat du Diable, mais pour mieux donner peut-être
raison à Dieu, c'est-à-dire, en l'espèce, à l'art classique, lequel
est susceptible de bien des définitions qui contiennent, chacune, une
part de vérité, et sont toutes par conséquent acceptables. Il est bien
vrai aussi que, plus une chose est difficile, délicate ou scandaleuse
à dire, ce n'est pas seulement de lui donner un tour simple ou subtil,
et dans la langue de tout le monde, qui importe, mais cette subtile
simplicité, qui procède d'un tel esprit de choix, de discrétion et de
mesure, dans la forme, dans le style, et dans la composition, que la
subtilité y soit simple, et les plus complexes et [79] rares sentiments,
humains et naturels. La pudeur peut alternativement consister à se montrer
nu ou enroulé de triples tuniques; ce n'est pas seulement le classique
qui est pudeur, mais toute œuvre d'art digne de ce nom. Il est vrai
que qui dit classique implique œuvre d'art; mais la pudeur est la plupart
du temps un mauvais moyen de réussite immédiate, le procès étant chaque
fois à recommencer. Or, l'œuvre d'art n'est qu'à ce prix. Et si je souscris
à la proposition d'André Gide qui ne veut rien voir dans le classique
qui ne soit français, ou plutôt que la plus haute-expression, et la
seule légitime et valable, du génie français, ce n'est pas pour en retrancher
ce que je considère qui, dans tel poète (Dante, Shakespeare, Corneille)
que je nommais tout à l'heure, rend par endroits un son pleinement humain,
donc classique; mais parce que, pas plus qu'André Gide, je ne puis m'imaginer
la perfection classique en dehors des écrivains où j'ai été nourri,
et qui sont le plus pur esprit et la moelle même de la langue française. Ce n'est point
là nationalisme, car nul, plus que Gide, et quelques autres avec lui,
n'est plus curieux de littérature étrangère ; ni impossibilité de respirer
ailleurs que dans l'atmosphère spirituelle où on est né, et qui vous
est chose naturelle; mais consanguinité et héritage (je n'ai pas dit
tradition), et, plus que jamais, humanisme. Que, de ces écrivains, un
André Gide soit nourri plus que tout autre, il n'est que de le lire
pour s'en apercevoir. Mais nourriture, ni sa qualité, n'est rien; encore
faut-il assimiler. C'est affaire de santé, d'équilibre, et aussi d'équation
[80] personnelle, laquelle donne cet accent, ce mouvement intérieur,
ce rythme organique qui ne sont que de l'homme, c'est-à-dire du style,
ou de cela qui est à la forme, ce que le caractère est à l'homme. Dès
lors, tout est repensé, tout est recréé sur un plan nouveau; ce n'est
pas le moindre des miracles de l'intelligence et de l'art, que des choses
qui n'ont point encore été dites, le puissent être à si peu de frais
apparents, mais avec toutes les secrètes et innombrables ressources
qu'une pensée sûre d'elle-même, et qui sait où elle va, met à la disposition
de son vocabulaire. C'est ici que
plus que jamais éclate cette bienfaisante vertu de la contrainte intérieure,
et ce génie de « la subordination du mot dans la phrase, de la
phrase dans la page, et de la page dans l'œuvre ». Vertu classique par
excellence. A quelle autre contrainte André Gide s'est-il jamais plié?
Si la pudeur est une vertu, Dieu garde que j'y voie seulement une morale!
Hé quoi, le style, je dis le style classique, n'est-il pas à lui seul
déjà toute une morale? Mais comment perceras-tu celui d'André Gide,
ses détours, et ses retours secrets? Comment en démonter le ressort,
et suivre jusqu'au bout la souplesse et la grâce d'une ligne qui n'est
jamais plus résistante et forte qu'au moment qu'il semble qu'elle va
céder, et, juste à ce point dérobé, mais qui en est tout le nœud, recommence,
et, d'un bout à l'autre, par le calcul exact et savant, mais toujours
simple en apparence, du poids des mots, de leur choix, et de leur vraie
place, enchaîne, par incidence, interférence ou inversion, [81] un nombre
où il n'y a rien à reprendre, et une des plus belles parmi les plus
belles séries d'articulations de la langue française ? Ou bien, c'est
un trait, et une succession de traits; un incisif à la Montesquieu,
plus qu'à la Vauvenargues, et qui tourne sans effort à l'aphorisme;
une frappe de médaille, nette, polie, et sans bavures ; plus de dessin
que de couleur, mais où la courbe va jusqu'à la spirale, et qui devient
couleur par son mouvement même; puis un je ne sais quoi de strict, de
dénudé, parfois de dénué, un art de la réticence et de la restriction
qui n'est jamais poussé plus loin que lorsqu'il veut exprimer les sentiments
les plus simples, voire les plus ordinaires; et de la simplicité au
contraire, quand il s'agit de peindre ce qui est hors du commun; un
style enfin dont je ne finirais pas d'épuiser les vertus, si je ne disais,
pour me tirer d'affaire, qu'il est l'homme même, non point au sens où
l'entendait Buffon, mais, encore une fois, au sens humain que j'attache
au classique, c'est-à-dire à l'expression d'une sensibilité maîtrisée
et dirigée par l'intelligence, et par une intelligence habile à diriger
tout ce qui touche à la sensibilité même la plus déréglée, et qu'elle
transforme dès lors en matière d'art. — Tant de circonlocutions
pour en arriver là? Que ne disiez-vous tout de suite, et sans chercher
la lune en plein midi, qu'André Gide est un de nos meilleurs écrivains
classiques? — C'est que
je n'aime avouer rien que je ne me soie d'abord prouvé; c'est une infirmité
de mon esprit. [82] — Mais André
Gide démontre bien mieux que vous ce que c'est qu'un écrivain classique. — Sans doute,
mais si j'y prends mon plaisir? Ecrire, n'est-ce pas, plus encore que
lire, s'apprendre quelque chose à soi-même? — Je suis tout
de même curieux de savoir comment vous vous y prendrez pour prouver
que, chez André Gide, homme et artiste, style et œuvre d'art, ne sont
qu'un. — Ai-je dit
que j'y réussirais? Au surplus, classique et romantique, homme et artiste,
style et œuvre d'art, ne sont-ils pas des termes essentiellement relatifs
? Nulle définition, pour complète qu'elle soit ou paraisse, ne peut
suffire à circonscrire tout son objet. Celui-ci déborde toujours par
quelque côté, sinon tous à la fois. Serait-il néanmoins défendu d'entrevoir
un art qui ne serait classique ni romantique; qui, embrassant et dépassant
l'un et l'autre, créerait une mesure nouvelle, une nouvelle dimension,
grâce à laquelle on pourrait évaluer tout ce qui jusqu'à maintenant
et de la façon la plus arbitraire, nous avons catalogué sous l'un des
deux termes? Il y a des jours où il faut délibérément sacrifier Marsyas
; d'autres, où c'est à lui qu'il faut, contre Apollon, donner raison.
J'ai de moins en moins de goût, je l'avoue, à ce jeu de balancement.
Je sais bien qu'on ne peut tirer son épingle du jeu qu'en les faisant
tomber dans les bras l'un de l'autre. Mais du Satyre et du Musagète
réconciliés, que ne pouvons-nous former un troisième dieu où le bestial
et le divin confondus seraient tout simplement et tout court [83] l'humain
! Je ne dis pas davantage que quiconque y ait jusqu'à présent réussi.
Nietzsche, cependant, nous avait déjà montré le chemin. N'y aurait-il
donc plus, après lui, personne, que du reste, pour l'instant je ne nomme
point, pour en élargir l'accès et en reculer l'horizon?
andré gide s'est toujours défendu d'avoir posé et
de s'être posé des problèmes. Je suis loin d'en disconvenir, car, comme
il est dit dans la préface du Roi Candaule, « tout ce qui
existe est naturel », — j'ajoute même normal, bien que je n'aime guère
ce mot, rien, à la vérité, n'étant normal. Peut-être s'en défend-il
mal; je veux dire qu'il semble, de temps à autre, chercher telle ou
telle équation. Le démon de la curiosité se change si vite à celui des
énigmes! Or, tout, autour de nous et en nous, étant mystère, partant
insoluble, la véritable sagesse n'est-elle pas de dire, et de se dire
— qu'il n'y a pas de problèmes ?
JE ne sais qui, le
premier, s'est avisé de découvrir dans les Faux-Monnayeurs, l'influence
de Dostoïewsky, bien mieux, d'y découvrir je ne sais quelle réplique
des Possédés. Il est incroyable que la paresse d'esprit puisse
aller aussi loin. L'admiration qu'André Gide professe pour Dostoïewsky,
ses conférences, [84] et tout ce qu'il a, dans les Faux-Monnayeurs,
d' « esprit souterrain », leur ont-ils fait illusion?
En matière de critique, c'est au vrai qu'il faut aller ou tâcher d'aller.
Il y a des familles d'esprits; c'est par rapport à elles, mais aussi,
et d'abord, par rapport à lui-même qu'il faut classer un écrivain. Que
ce soit la chose du monde la plus difficile, n'empêche pas de le tenter.
Sans doute n'est-ce rien moins qu'impliquer l'idée qu'André Gide se
fait de l'œuvre d'art ; et moi-même, de l'œuvre d'art chez André Gide.
A quoi il n'est pas encore temps de penser, ou que, du moins pour le
moment, je souhaiterais n'aborder que par la tangente. Qu'André Gide
ait la tête critique n'implique pas davantage qu'il ne soit point un
créateur. Oui, la tête, il ne la perd jamais. Je crois qu'il faut de
temps à autre ne plus l'avoir tout à fait à soi, ne serait-ce que pour
mieux la retrouver; c'est ainsi qu'on s'enrichit toujours plus. Par
exemple, Shakespeare, Balzac, et ce même Dostoïewsky ; j'y ajouterais
volontiers Molière. J'inclinerais, pour ma part, à croire que ces quatre
grands hommes ont assez peu observé, ou plutôt que la quantité d'observation
est chez eux beaucoup moindre que la qualité d'invention. Je veux dire
que la matière que dépose en eux l'immédiate réalité se transforme,
selon leur capacité de génie, et selon leurs propres passions, en une
réalité seconde, qui n'a de commun, mais à une échelle supérieure, avec
l’ordinaire, que la justesse des proportions, même dans la peinture
d'êtres que leur manque de mesure fait aussitôt prendre, par notre faible
esprit, [85] pour des monstres. J'aurais longtemps juré que, des trois
premiers, Dostoïewsky était celui chez qui la part d'observation est
la plus diverse et la plus riche. Je n'en suis plus aussi sûr aujourd'hui
; plutôt, croirais-je le contraire. Que l'on fasse, chez l'auteur des
Frères Karamazoff, la balance égale à l'infernal et au mystique;
ou, qu'avec André Gide, singulièrement confirmé d'ailleurs par Léon
Chestov, on ne voie en lui que le satanique; qui scrute, comme lui,
si profondément les abîmes du ciel et plus encore ceux de l'enfer, il
ne peut d'abord les trouver qu'en lui-même, et leur prêter un tourbillon
délirant, une beauté d'hallucination, une aspiration magnifiquement
tortueuse, qui ne fait que hausser à sa propre grandeur le commun limon
où, comme nous tous, il est modelé et pétri. Ce grand psychologue est,
au même titre que Shakespeare, un grand dramaturge, et, que Balzac,
un grand lyrique dévoyé. Je ne vois rien de tel dans les Faux-Monnayeurs,
sauf, en fait de lyrisme et de force dramatique, ceux-là, tout intellectuels,
qui tiennent à la mise à nu des passions, à leur figure d'écorché, à
la vibration sèche et tranchante d'un style volontairement neutre qui
tire sa chaleur la plus brûlante de sa condensation même, et son nombre,
de l'exactitude et de l'infaillible justesse avec lesquelles tout le
poids en est déterminé et réglé. De ce roman, j'admire surtout l'impersonnalité,
je veux dire de quelle étonnante façon il se plie à son objet et à tous
les objets qu'il veut peindre; et qu'étant le plus personnel peut-être
d'André Gide, il semble qu'André Gide, y poussant son art à un [86]
degré qu'il n'avait pas encore atteint, s'y soit effacé tout entier. A tout prendre,
ces Faux-Monnayeurs, si j'avais, ce qu'à Dieu ne plaise, à leur
assigner une famille, ce serait plutôt Stendhal. Que l'on m'y entende
bien ; ce n'est pas influence, ressemblance ou imitation, mais recherche
du vrai, goût du précis et du concis dans ce que le vrai a de presque
insaisissable, curiosité des régions souterraines de l'âme, franchise
des passions, immoralisme enfin. J'avoue que, plutôt que ce dernier
mot, c'est un autre qu'il faudrait, immoralisme, tout comme amoralisme,
pouvant prêter à confusion ou équivoque. A dire vrai, il y a de l'un
et de l'autre chez Stendhal, et je serais du reste assez tenté de les
réduire l'un à l'autre, mais jusqu'au point seulement où ils signifient,
l'un et l'autre, indifférence à la morale, c'est-à-dire, pour simplifier,
à toute règle de conduite qui se fonde sur une distinction entre ce
qu'il est convenu d'appeler bien et mal. Il ne s'agit pas, pour Stendhal,
d'aller, comme Nietzsche, et peut-être André Gide, par delà le bien
et le mal. C'est que Nietzsche est, lui aussi, un grand lyrique divergent,
et Gide un chrétien tourné à l'immoralisme pour avoir trop longtemps
subi la contrainte et la pesanteur de certaine morale. Il y a un peu,
chez l'un et chez l'autre, du révolté, qui n'est pas la même chose qu'insoumis,
et qui, soit fureur dionysienne chez Nietzsche, ou, chez Gide, ferveur
critique de telles formes d'esprit et de beauté, glisserait facilement
à la tendance et pourrait tourner au systématique, en prenant à contre-pied
pour [87] bien ce qui jusqu'à maintenant a été tenu pour mal. Je ne
dis pas qu'il n'y ait là, par bien des côtés, rien de légitime ni de
juste; j'entrevois seulement un écueil où je ne voudrais pas voir André
Gide buter. Or Stendhal est né immoraliste, c'est-à-dire libre de tout
préjugé. Il se préoccupe si peu des formes contradictoires et interchangeables
du bien et du mal, qu'ayant horreur de l'hypocrisie et mettant au-dessus
de tout la sincérité des passions, donc considérant par surcroît que
la seule vérité qu'on doive, c'est à soi-même, il n'a jamais cessé de
dissimuler par rapport aux autres, donc de superposer tant de masques
sur son véritable visage. Mais il observe autant qu'il invente, et les
passions qu'il prête à ses personnages n'ont de commun avec les siennes
propres que cette mesure humaine à laquelle il rapporte tout. André Gide
a ceci de commun avec Stendhal, qu'il observe, mais moins, je le crois,
qu'il n'invente. Plutôt n'observe-t-il que dans le sens et selon la
pente de ses propres inclinations. Ce n'est point, chez lui, manque
d'étendue d'esprit ni de perspectives; il est un des hommes de ce temps
à qui le moins de choses, et de choses humaines, sont étrangères. Mais
sans doute, au contraire de Stendhal, subordonnera-t-il tout, ou presque
tout, à certaine vérité qui lui semble, entre autres, devoir être dite,
parce qu'elle est, selon lui, bonne à dire, et parce qu'il la tient,
après tout, pour vérité. De quoi Stendhal se préoccupe moins que de
rien au monde, cela seul où il s'attache, étant les passions humaines
peintes dans toute leur impudeur et scrutées jusque dans leur plus secret
repli. [88] De là le Ronge et le Noir, la Chartreuse, et
cette admirable Armance qui, de tous ses romans, est le plus
près de mon cœur. Rien non plus, moins que ces trois, ne ressemble aux
Faux-Monnayeurs où je verrais plutôt, sous la forme du roman,
une réplique de Si le grain ne meurt, et, par leur fragmentation,
leur segmentation, entrecroisement et diversité, une sorte de Mémoires
d'où l'auteur serait en apparence absent, et où il prendrait de temps
à autre la parole au nom de ses personnages, et ceux-ci en son nom.
Par là, ne leur restituerait-il point le souffle et ces contours de
la vie, qui, en tant que héros de roman, leur font un peu défaut ? A
ce compte, et pouvant de moins en moins dissocier les uns des autres
les derniers ouvrages d'André Gide, c'est peut-être à la Vie d'Henri
Brulard qu'ils me feraient penser. Je sens très bien du reste que
si j'insiste à 'ce point sur Stendhal, c'est pour tirer de toutes mes
forces André Gide de l'ornière de Dostoïewsky, où on l'a si maladroitement
culbuté. Dieu me garde de le faire trébucher dans une autre où il n'a
que faire, ni moi non plus.
l'art pour l'art, cette formule que romantiques et parnassiens
ont rendue détestable pour l'avoir asservie à des fins exclusivement
pittoresques et plastiques, signifie, sauf erreur, que l'œuvre d'art
doit être indépendante de toute intention morale. « Il n'est pas de
monstre.... » a dit l'honnête Boileau; et, par peintures morales, je
ne puis sous-entendre que [89] celles des mouvements de l'âme. Faire
œuvre d'art, pour un écrivain, ce n'est point flatter l'imagination
et la sensibilité, ni les sens, mais établir une convenance, une équivalence
parfaites entre l'étude qu'il fait de tels élans du cœur, ou de telles
passions intellectuelles, et les moyens dont il dispose pour les rendre
sensibles. Et cela ne présuppose, ni plus ni moins, que la question
du style, à laquelle il faut toujours revenir. Il est donc immoral,
c'est-à-dire malhonnête, ne serait-ce que par scrupule de métier, d'impliquer
l'art dans la morale, et réciproquement. C'est cela, je pense, mais
bien mieux exprimé, que prétend Candaule, ou plutôt André Gide, quand
il allègue que la part d'idées qui forme le support et comme l'armature
de son drame « ne peut servir la beauté que si elle-même est parfaitement
juste et solide ». On ne saurait mieux peser ses équivalents.
j'aime qu'André Gide, au Congo, lise La Fontaine
et Racine, et qu'il en fasse ses délices; on ne peut rien goûter que
par contraste et réaction. Ainsi, lorsque, abordant au Pirée, et pour
échapper à l'enthousiasme d'un compagnon trop bruyant, il se détourne,
et s'enferme dans la lecture d'un livre allemand, qui ne devait être,
au surplus, ni Winckelmann, ni Goethe. C'est affaire d'instinct, et
aussi de pudeur. Je hais jusqu'à la mort tel qui, visitant un pays nouveau,
mais consacré par l'Histoire et l'Art, veut, comme on dit, se mettre
d'avance dans « l'atmosphère », [90] au vrai s'entraîne, et se fait
la main. Qu'il vaut mieux tout laisser venir à soi, et l'émotion naturellement
se produire! Trop de ferveur anticipée y répugne, et aussi le bruit
qu'on fait autour de vous. Il me souvient, si j'ose ici parler de moi,
qu'allant en Italie, j'avais emporté dans ma valise un volume de Le
Sage. Ce n'est pas que je trouve à l'auteur du Diable boiteux une
substance bien nourrissante ; il n'a d'imagination d'aucune sorte, la
connaissance la plus superficielle des hommes, et je n'ai aucun goût
pour ce qu'il y a, non pas de bas, mais, ce qui est pire, de moyen,
dans sa morale. Il est vrai que j'avais aussi emporté Virgile et les
Poésies de Goethe. Je me rappelle une lecture des Elégies
romaines, certain soir, au Forum... Il ne faut rien regretter, sauf
ce qui menace de vous faire verser dans l'esthétisme, de quoi Gide a
toujours eu le bon goût de rester aussi éloigné que possible. Beaucoup
se sont demandé, peut-être moi, jadis, tout le premier, ce qu'il allait
faire au Congo. Hé quoi, n'a-t-il pas pris la peine de nous le dire?
Le dépaysement, un redoublement du désert algérien, une nature vierge,
des mœurs inaccoutumées, le contraire enfin de toute civilisation connue
et goûtée jusqu'à ce jour. Mais il y a toujours un commencement de civilisation
à tout, et on finit toujours par revenir, même du plus loin où l'on
puisse aller. Ce qui me gâte un peu Rimbaud, je l'avoue, c'est non pas
qu'il ait dit une fois pour toutes adieu, et combien j'en suis aise
! à toute littérature; c'est le cas qu'on en a fait, et qu'il soit devenu
plus littéraire que l'autre. Tout compte fait, mieux encore vaut-il
[91] revenir, et, que l'on revienne ou non, se tenir entre les deux
à ce point presque indiscernable qui n'a de commun avec ce qu'on nomme
juste milieu que le jeu de balance où l'on se retrouve toujours soi-même,
de quelque poids qu'on charge les plateaux.
— d'avoir, comme-le spécifie André Gide,
dans la préface de l'Immoraliste, « en vain orné de tant
de vertus Marceline », je ne lui en sais que plus mauvais gré.
Pourquoi la faire si vertueuse, et si tendre et touchante, puisqu'il
faut la sacrifier ? — Le bel avantage,
le beau mérite allais-je dire, qu'elle ne fût rien de tout cela. N'était-il
pas nécessaire au contraire, pour donner à l'exemple de Michel une valeur
d'autant plus désintéressée qu'elle semble plus inhumaine ? — Hé quoi,
va-t-il de soi que l'idée, passion ou Dieu, à laquelle on se dévoue,
n'entraîne, en fait de culte, que celui qu'on se rend d'abord à soi-même;
et le premier holocauste qu'on lui doive offrir n'est-il point celui
de nos propres penchants ? — Et si je
ne le puis ? — Mais ne prétendez-vous
pas que la vertu est de se surmonter ? — Et si je
prétends, moi, dépenser plus d'effort et de vertu à me débarrasser de
tout ce que je traîne après moi, de « chaînes, tenons, camisoles,
parapets et autres scrupules », lit-on dans le Prométhée mal [92]
enchaîné, et du plus lourd fardeau qu'ils font peser sur moi
? — C'est donc
de la part de Michel une preuve de vertu, que d'avoir sacrifié Marceline
? — Je ne vous
le fais pas dire ; et d'autant qu'elle lui est plus chère. Il n'y a
de vertu que ce qui est difficile. Voyez plutôt La Porte étroite. — Alors
pourquoi Michel ajoute-t-il, à la fin de son récit: « Je me suis délivré,
c'est possible, mais je dois me prouver à moi-même que je n'ai pas outrepassé
mon droit ? » — Bon, je n'y
pensais plus; voilà qui pourrait bien en effet tout remettre en question.
toute L’Oeuvre d'André Gide est un appel, direct ou détourné,
à l'influence, et dans tous les ordres, qu'ils soient de la sensibilité
ou de l'esprit. Sans doute, on finit toujours par se trouver, et Michel
n'aurait peut-être pas eu besoin de Ménalque. Mais alors, que de temps
perdu ! Et que l'influence soit bonne ou mauvaise, il n'importe,
car il faut « que le scandale arrive » ; et même les plus grands
saints, à qui je ne compare pas du reste André Gide, ont toujours commencé
par scandaliser. J'ajoute que, pour quelque part et dans quelque mesure
que ce soit, l'influence qu'on peut à son tour propager est en raison
directe de celle, ou de toutes celles qu'on a subies soi-même. Mais
encore, pour s'en rendre compte, faut-il allier constamment, ou par
intermittences, le plus grand [93] oubli et la plus savante économie
de soi. Dans cette voie, le pas, le point, qui ne peut être dépassé,
serait de perdre jusqu'au sentiment de toute espèce de propriété, soit
de sa personnalité propre ? Mais ceci déjà touche à la Mystique.
JE m'inquiète moins
(c'est réprouver que je veux dire) qu'on attaque André Gide au
nom de la Morale, que de ce qu'il y a de préconçu (je ne dis pas préjugé)
dans la Morale, ou les diverses Morales au nom desquelles on l'attaque.
L'une, c'est la Bienséance, et il y a plus bas encore. Et telle autre,
peut-être plus respectable, ne me paraît guère, elle aussi, fondée que
sur un postulat. Je sais telles pages néanmoins sur André Gide que je
souhaiterais avoir écrites, sauf un mot ou deux qui en changeraient,
à la vérité, tout le sens, soit la charnière autour de laquelle la porte
tourne. Aucune ne me paraît procéder d'un véritable sentiment critique.
Ce que je souhaiterais à Gide, c'est un Sainte-Beuve, sinon un théologien
réaliste, rompu à la connaissance de toutes les passions, qui n'en verrait
plus que l'agencement et le ressort, et que toute morale consiste dans
l'art de les neutraliser l'une par l'autre. Postulat, soit encore; mais
qui d'entre nous n'a pas le sien, à qui il sacrifie tout ? Tâchons seulement
qu'il soit le plus près possible du vrai. [94] ] c'est, la plupart du temps, par des moyens détournés,
que nous arrivons à n'être plus des étrangers pour nous-mêmes. Nous
tendons d'abord à la vertu, sans savoir laquelle, qu'elle soit Religion,
Renoncement, Egoïsme ou Energie, c'est-à-dire, sous quelque forme que
ce soit, embrasser le plus possible de l'univers, mais au hasard et
sans but. Il n'y a qu'un amas de cristaux flottants encore, qui ne savent
selon quel prisme s'orienter. Mais que le plus léger choc se produise,
et la congélation s'accomplit aussitôt; c'est de la surfusion spirituelle.
Et que Philoctète surprenne Néoptolème, qui lui semble d'abord l'image
vivante de toute vertu, à lui dérober son arc et ses flèches, et Michel,
l'enfant Moktir à chaparder les ciseaux de Marceline, ils n'attendent
chacun rien d'autre pour se rendre compte et s'écrier qu'il n'y a pas
de vertu, c'est-à-dire que tout est légitime. Mais on ne se trouve que
dans le sens de sa pente naturelle, et, dès qu'on se cherche, c'est
qu'on s'est déjà trouvé.
dans la mesure où il me serait possible de ne pas pardonner
quoi que ce soit à Gide, je lui pardonnerais mal de ne s'être guère
attaché qu'à ce qu'il y a, chez Dostoïewsky, de démoniaque, au détriment
de ce que je voudrais qu'il me fût permis d'appeler le surévangélisme
de ce Russe admirable. Je ne pourrai [95] jamais, quant à moi, dissocier
les Frères Karamazof et les Possédés, de l'Idiot et
de Crime et Châtiment. Hé quoi, loin de se compléter l'un l'autre,
je vois plutôt dans les uns et les autres, à la fois et tour à tour,
le même livre, et peut-être dans ceux que Gide sacrifie, le sommet,
la suprême cime de Dostoïewsky. Aurait-il pu s'y tromper et nous tromper,
lui qui nous apprend qu'en russe, il n'y a qu'un seul mot pour signifier
criminel et malheureux; nous qui savons que, selon le cœur d'un vrai
Russe, et aussi d'après André Gide, plus un homme est avili, souillé
de péchés et de crimes, plus près se trouve-t-il du cœur de Dieu et
de sa propre rédemption? Ce besoin d'humiliation dont il est tout dévoré,
n'est-il pas à ses yeux le moyen d'attiser dès ici-bas son enfer, ne
fût-ce que pour rendre plus éclatante et méritoire encore sa réconciliation
avec le Ciel ? Vraiment, cette fois, Gide a un peu trop mis le
Diable dans son jeu. Est-ce affaire de déblaiement, ou encore de contrepoids
à tels qui ne veulent voir en Dostoïewsky que l'évangélique? Ah, qu'il
nous détrompe vite! Je ne redoute rien tant que de voir un grand esprit
devenir partisan, surtout de lui-même. « Le pire, c'est qu'il se
préfère », c'est-à-dire qu'il tire la couverture à lui.
Y aurait-il bien
de la difficulté à découvrir et circonscrire, chez André Gide, plusieurs
sortes d'immoralisme? Encore, l'immoralisme, faudrait-il le délimiter.
Je crois qu'en gros le pourrait-on définir [96] l'instinct de vie, substitué,
comme a dit quelqu'un, à l'instinct de connaissance. Car l'instinct
de connaissance, qui n'est pas la curiosité, se pipe toujours plus ou
moins à son propre jeu, qui est de prévoir à tout une fin en soi, partant
une morale. Il n'est en somme qu'une vue de l'esprit, et il n'y a pas
de pire contrainte que la pensée. Le pire immoralisme, par contre, serait
celui qui tendrait, le voulût-il ou non, à n'être plus qu'une morale,
c'est-à-dire une règle de conduite qui se prétendrait universelle, et,
plus encore, à ne commettre le péché, que parce qu'il est le péché.
Entre toutes les perversions, gardons-nous de la perversion de l'esprit.
QUOI qu'on ait prétendu, je
ne puis faire autrement que de voir dans la Porte étroite non
seulement le livre le moins chrétien, mais encore le plus impie, le
plus secrètement blasphématoire, d'André Gide, parce que le plus désespéré.
A partir et au-delà d'un certain point, tout héroïsme n'est plus que
sa propre dérision. Je veux bien qu'il fallait qu'Alissa, comme Marceline,
fût ornée de tant de charmes et de vertus pour que son sacrifice volontaire
nous touchât davantage, et que ce sacrifice fût même inutile, afin que
toute idée de mérite en fût absente, puisque Jérôme n'épouse même pas
Juliette. Mais je ne trouve aucune place, dans ce récit, à l'idée de
réversibilité. C'est [97] pourquoi sans doute, et malgré l'apparence,
est-il le plus antichrétien d'André Gide, exception faite, si l'on veut,
de la Symphonie pastorale.
n'arrivErait-il pas quelquefois
à Gide de déplacer, fût-ce en y trichant un peu, le plan où il croit
que le Diable, par rapport à l'Homme, se meut? Il voit en lui l'inspirateur
et le prince de tout art et de toute beauté, en tant que profanes, donc
païens, et par conséquent condamnables au point de vue strictement chrétien.
A preuve, rapporte-t-il, au cours d'une de ses conférences sur Dostoïewsky,
Lacordaire répondant à ceux qui le félicitaient d'un de ses sermons
où il s'était élevé au-dessus de lui-même: le Diable me l'avait déjà
dit. Je crois plutôt que Lacordaire entendait par là tout simplement
le sentiment et le mouvement d'orgueil où il s'était laissé aller en
s'enivrant, aussi bien que ses auditeurs, de sa propre éloquence. Je
suis moins persuadé que le catholicisme, sinon quand il se bride et
n'est plus dès lors qu'un ascétisme mal entendu, flaire dans l'art,
dans la beauté, je ne sais quelle odeur démoniaque, sauf encore lorsque
la beauté et l'art peuvent nous induire en concupiscence et en orgueil,
et, plus ou moins, aux sept péchés capitaux. Sans doute, par ce détour,
Lacordaire et André Gide se rejoignent-ils, mais, du côté d'André Gide,
plus spécieusement, et d'un pas qui peut prêter à confusion. Il ne faut
pas non plus trop prêter au Diable, et lui faire un [98] revenant-bon
de ce qu'en d'autres circonstances on s'imagine tenir de Dieu. Aux yeux
d'un catholique croyant, il est une réalité, une substance, au même
titre que Dieu; après tout, le système catholique du monde est-il autre
chose qu'un manichéisme subordonné? Et si le Diable ne se manifeste
et ne se prouve qu'en insinuant, pour mieux s'introniser, qu'il n'existe
point, n'en pourrait-on pas quelquefois dire autant de Dieu?
C'EST à fort juste titre qu'André Gide reproche qu'on ait retourné
contre lui le conseil d'Oscar Wilde : « N'écrivez plus jamais je;
en art, il ne faut pas dire je ». Et il en donne d'excellentes
raisons. Mais, par contre, même s'il parle à la troisième personne,
c'est-à-dire au nom d'un autre, un écrivain dit toujours je. Il
n'y a pas d'art objectif, ou plutôt ne l'est-il que par artifice, et
tout autant par maîtrise de l'auteur, que par complaisance, ou illusion,
du lecteur. L'art, c'est toujours une confidence qu'on fait à soi-même
d'abord, aux autres ensuite.
jusqu'a quel point mourir, surtout de
son propre secret, peut-il être considéré comme une chose tragique ?
C'est ce que nous ne saurons peut-être que plus tard ; ce n'est que
plus tard aussi que nous pourrons envisager la possibilité d'un tragique
profond, [99] subtil, allègre, et joyeux, où la mort serait comptée
pour à peu près rien. Cette possibilité, Candaule déjà l'entrevoit.
Saül, non. Mais Candaule est bien plus avancé que Saül dans les voies
de la sagesse, c'est-à-dire de la connaissance de soi-même. Ce n'est
point tellement pour se conformer aux traits que leur ont délimité d'avance,
à l'un Hérodote, à l'autre le Livre des Rois, qu'il faut qu'ils
périssent, que pour laisser subsister en face d'eux-mêmes ces deux figures
de force et de beauté, qui se nomment Gygès et David. Ceux-ci en effet
ne doivent rien qu'à eux-mêmes; ils ne sont point occupés à se chercher
ni à se trouver; ils n'ont point de secret; la pensée ne les a guère
encore touchés ni déformés. Ils nous font entendre, surtout David, à
la fin de ce drame où l'hamlétique Saül a fini par mourir de toutes
les idées qu'il soulève, l'héroïque appel des trompettes de Fortinbras.
La pensée toutefois les touchera-t-elle un jour au front? Que sera Gygès
dans sa maturité splendide, sinon vieillissant? A la poursuite de quelle
proie, ou bien hésitant au seuil de quelle redoutable énigme nous le
montrera-t-on? Il y aurait là plus qu'un jeu, mais un juste retour,
et la démonstration de tout ce que la vie contient en fait de puissances
réversibles. Quand à David, du moins, André Gide n'y aura pas manqué.
Saül et David, certes, ce n'est point le même désir qui les dévore.
Qu'il vaut mieux que ce ne soit pas le même, pour mieux marquer ce qu'il
y a de gratuit, de divinement absurde et contradictoire dans cette justice
qui exige qu'à une heure quelconque de notre vie, le désir où nous n'avons
pas cédé, [100] qu'il soit le nôtre propre ou celui d'un autre, se retourne
contre nous, et fasse de nous sa victime la plus choisie ! Ce n'est
point davantage compensation morale ou spirituelle, ni déplacement de
démérites, ni moins encore expiation au sens où on l'entend d'ordinaire,
mais cette seule réversibilité qui tient aux mouvements les plus mystérieux
de la vie, et d'autant plus émouvante et frappante lorsque sa force
s'attache à un homme qui fut précisément jadis l'occasion déterminante
de la chute d'un autre. Qu'elle prenne dès lors à nos yeux la valeur
d'un échange spirituel, il se peut, et il n'est pas étonnant. Toutefois,
si je peux bien lui prêter figure d'équilibre, je n'y veux non plus
voir qu'un jeu, et je ne m'y complais que dans la mesure où ce jeu et
son équilibre ne sont que gratuité, désintéressement, grâce, bon plaisir,
triomphe enfin de cette seule injustice qui mène le monde et les hommes.
pour andré gide, l'Evangile aussi est nourriture terrestre.
Il y a toujours danger, précise-t-il, à serrer de trop près la signification
de l'Evangile, car, ce faisant, on en limite la portée. Il me souvient
qu'à un balourd qui, emboîtant le pas à je ne sais quel Guignebert,
me faisait part de ses doutes touchant non seulement la divinité du
Christ, mais encore son existence, je répondais, à peu près comme André
Gide, que le Christ n'eût-il pas existé, il restait quand même les Evangiles,
et que c'est plus qu'il n'en fallait. A quoi il répartit, d'un ton plus
péremptoire [101] encore: oh, mais les Evangiles, cela ne prouve rien,
c'est la morale naturelle. J'avoue que, sur le coup, je fus un peu suffoqué.
Ayant toujours cru, dur comme fer, qu'il est naturel à l'homme de mentir,
de voler, de tuer, bref de commettre cent sortes de méfaits et de crimes,
à quoi la Morale, qui n'est autre, après tout, qu'une règle de défense,
un code de restrictions, un système de barrières, élevés beaucoup plus
par la Société contre l'homme que par l'homme contre lui-même, sert
de frein; ce qu'on nomme morale naturelle n'avait jamais été, à mes
yeux, qu'une simple bouffonnerie. Quand vous dites: morale, ajoutez,
je le veux bien, divine, révélée, et je m'incline comme devant tout
ce qui relève de l'Inconnaissable. Si vous dites : morale tout court,
reconnaissez-y, ne serait-ce que par définition tacite, un résidu de
morale religieuse. Mais voir dans l'Evangile, dans cette expression
miraculeuse, unique, de la plus haute, de la plus difficile, de la plus
antinaturelle morale qui soit au monde, c'est-à-dire le bien rendu pour
le mal, la non-résistance à la violence et à l'injure, et toute sollicitude
et miséricorde réservées au pécheur ; n'y voir, dis-je, qu'un manuel
de morale naturelle, c'était, comme dit l'autre, aller un peu fort. A la réflexion,
ce sot avait-il donc si tort ? On peut partir de points diamétralement
opposés, et se rencontrer quand même au même angle d'intersection. Ce
que mon balourd entendait, sans d'ailleurs y comprendre goutte, par
morale naturelle, n'équivaudrait-il point à l'essai de conciliation
tenté par André Gide entre la morale évangélique et l'amour de la vie
[102] embrassée sous toutes ses formes ? Sans doute y peut-on ergoter
à l'infini, et André Gide sait-il aussi mieux que moi ce que c'est que
l'Evangile, qu'un catholique, paradoxe à part, peut se passer de lire
et d'avoir lu ; du moins, une fois qu'il l'a lu, n'éprouve-t-il point,
même s'il est bon catholique de naissance et de formation plutôt que
d'esprit, le besoin de remonter constamment jusqu'à la source et à la
divine origine de la religion où il est né. Je ne demande
donc pas mieux que de croire sur parole, et puisqu'il le dit, André
Gide, lorsque, vidant l'Evangile de toute foi en une éternelle vie future,
il assure d'après le texte que c'est dès maintenant et sur cette terre
que nous pouvons entrer en possession de cette promesse en une éternité
de bonheur dont l'Evangile est tout gonflé. N'est-il pas d'ailleurs
des catholiques qui vont jusqu'à faire bon marché de la morale évangélique
pour s'en tenir strictement aux commandements de l'Eglise, et à ce système
combiné de force, de prudence, de cohésion, de domination et d'obéissance,
où le catholicisme a trouvé le secret de la plus admirable des constructions
humaines? Qu'il soit d'origine humaine ou divine, l'Evangile n'en est
pas moins la pierre angulaire du Christianisme, donc du Catholicisme;
et tout catholique qui ne se pique point, par fantaisie ou non, d'hérésie,
est obligé de le tenir pour divin, je veux dire d'y entendre résonner
la parole même du Verbe incarné. Il me manque
trop de lumières pour décider jusqu'à quel point tout protestant, à
quelque confession qu'il appartienne, peut assurer qu'il ne sort point
de son [103] Eglise en ne considérant le Christ que dans sa stricte
humanité. Je dis tout simplement que, de protestant à catholique, celui-ci
fût-il non pratiquant, et peut-être même non croyant, mais averti, si
peut que ce soit, de la doctrine catholique, il me paraît difficile,
sinon impossible, qu'on se mette d'accord; car c'est d'abord en fonction
de saint Paul, des Pères et des Conciles que celui-ci fonde tout l'édifice
divin sur l'Evangile. Au lieu que l'autre, supprimant tout l'intermédiaire,
remonte directement à l'Evangile, où. surtout il ne cherche, outre une
certitude à sa foi, qu'un fondement à son autorité propre, et une justification
de ses propres actes. Ceci n'implique en aucune façon renoncement à
ce qu'on entend communément par morale ou vertu chrétienne; il se peut
qu'il les renforce au contraire, et les élève à ce degré de discipline,
de sévérité et de rigueur où atteignent les seules âmes capables de
trouver dans leur plus grande liberté leur plus étroite contrainte.
Mais, répugnant au vague et à l'indéfini, ce que je redoute par dessus
tout, ce sont les confusions diverses où se peut égarer l'idée du divin,
qui, dès qu'il est reconnu comme tel, c'est-à-dire idée et non sentiment,
ne peut plus faire autrement que de se soumettre aux lois ordinaires
de l'entendement. Or, ce qu'on nomme idée de l'infini, n'ayant jamais
pu m'entrer dans la tête, je ne puis concevoir Dieu, s'il existe, que
limité et borné, comme je conçois l'espace et le temps. J'avoue que
c'est là une conception tout humaine, peut-être trop humaine ; mais
entre ses limites, je saurai, si je veux m'en donner la peine, faire
tenir sous les espèces catholiques, tout un ordre de religion dont j'accepterai
pleinement toute la contrainte sensible et spirituelle; et qui, pour
peu que j'y incline, me fera considérer comme possible la pratique de
l'ascétisme sans la foi. Il se peut qu'aux yeux de tout bon protestant
cette manière de catholicisme soit, plus encore que toute autre, suspecte
de matérialisme ; en retour, il aura beau jeu à se faire répondre qu'à
partir du moment où le divin n'est plus en nous que sentiment, on peut
tout se permettre, et qu'il n'y a plus alors de Religion qui
tienne. Car, même réduite au plus infinitésimal théisme, toute religion
implique une morale, donc une contrainte. Il y a une morale protestante,
comme il y a une morale catholique; j'entends par là un ensemble de
restrictions à la libre expansion des passions et des mœurs. Oui, il
y a saint Augustin que certains protestants revendiquent, et qui devait,
bien des siècles plus tard (mais on n'est jamais responsable de tous
ses actes, à moins que ce ne soit le contraire) déchaîner le démon janséniste;
mais qui tout de même est un des soutiens de l'ordre catholique. Oui,
il y a la fameuse parole : Aime Dieu, et fais ce que tu veux. Faire
ce qu'on veut, soit; mais comment aimer Dieu, et qu'est-ce que l'amour
de Dieu ? André Gide, à qui je posais un jour la question (il voudra
bien m'excuser si, une fois n'est pas coutume, j'évoque ici un souvenir
personnel) me répondait: la même chose à peu près que le sentiment de
ferveur et de plénitude que déterminent en moi certains vers, certaines
coulées de vers de Virgile. Voilà tout de même [105] ce que je ne puis
admettre. Peut-être est-ce un restant de raison latine qui s'y oppose;
je le répète, il m'est impossible de rien concevoir, surtout quant à
l'idée de Dieu, qui ne soit distinct et classé: j'ai toujours eu le
renanisme en horreur. Je goûte plus que n'importe quoi l'onction et
la suavité de ces effusions tout interpénétrées d'amour divin, où se
délecte, au cours de certaines pages du Numquid et tu, André
Gide; y a-t-il de ma faute si ne je puis que les mettre sur le même
plan que les fameux sonnets de Sagesse? Je ne mets pas en doute
la sincérité d'André Gide, et je n'ignore pas que l'homme est un composé
de sincérités successives et parfois simultanées. Qu'y a-t-il pourtant
de commun, je vous prie, entre un André Gide, qui ne perd jamais la
tête, et Paul Verlaine, ce faune ivre? Un point peut-être, et plus important,
plus capital qu'on ne serait d'abord tenté de le croire: la notion du
péché. Mais cette notion, chez un Verlaine toute charnelle, et de quoi
un confesseur intelligent fait volontiers bon marché, devient, chez
André Gide, tout intellectuelle; c'est probablement pour s'en être rendu
compte que celui qu'il nomme le Malin, et que j'appellerais plutôt le
Malicieux (c'est dans la malice qu'on y met, que réside véritablement
le péché), tient désormais, depuis quelque temps, tant de place dans
son existence. Ne dit-il pas, à la fin du Journal des Faux Monnayeurs
: « Je sens en moi, certains jours, un tel envahissement»du
mal, qu'il me semble déjà que le mauvais prince y procède à un établissement
de l'enfer ». André Gide [106] aurait-il l'esprit plus religieux qu'on
ne pense, et qu'il ne pense lui-même? C'est bien
souvent par les voies du Démon qu'on revient à Dieu; l'un implique l'autre.
A croire, peut-être vaut-il mieux croire au Diable que de ne pas croire
du tout; sans doute Dieu finit-il toujours par tirer son épingle du
jeu. Mais n'est-il pas dès à présent bien tard pour revenir en arrière ?
Il y a, sans doute, la parabole des ouvriers de la onzième heure; mais
ceux-là, s'ils avaient la chair souillée et l'esprit impur, étaient-ils
tout au moins innocents d'esprit. Or, qui met en avant et au-dessus
de tout la curiosité, celui-là commet vraiment le péché de malice ;
à qui fera-t-on croire qu'il pourra redevenir comme un petit enfant?
J'accorde que « le péché, c'est ce qu'on ne fait pas librement »
(Numquid et tu) ; mais il me semble qu'ici André Gide
traduit plus librement encore; lui qui, si je ne me trompe, a grand
goût à Massillon, je le renvoie au Sermon sur l'Enfant prodigue, et
à l'admirable paraphrase du même texte évangélique qui en constitue
la première partie. Valait-il tout de même la peine d'avoir secoué tant
d'entraves pour agiter, à propos du péché, la notion de la liberté humaine?
Non, André Gide, ou je vous entends mal, ou bien le vrai péché, c'est
quand on croit qu'il y a péché. Si vous lui attribuez tant d'importance,
n'est-ce pas, je me le demande parfois, en raison précisément de la
rigide étroitesse et des restrictions morales que la religion où vous
avez grandi lui opposait, et dont vous eûtes, de votre propre aveu,
tant de mal à vous débarrasser? Ce que vous [107] appelez péché, au
lieu d'être incessamment au lendemain de sa découverte, et de ne pouvoir
vous lasser de le découvrir, que ne l'appelez-vous tout simplement satisfaction,
qu'elle soit des sens ou de l'esprit ? Seriez-vous, par hasard,
comme Nietzsche, un de ces révoltés qui, après avoir anéanti, du moins
se l'imaginent-ils, l'objet de leur haine, en pourchassent encore, inlassablement,
le fantôme? Pas plus que vous, je ne puis croire que « pour un
peu de plaisir », on soit obligé « de nier la mort et la miséricorde
du Christ » ; mais puisque vous admettez que, de préciser la signification
des paroles de l’Evangile, c'est (j'y reviens) en limiter la portée,
reconnaissez à autrui le droit d'interpréter l'Evangile même dans un
sens diamétralement opposé au vôtre, et qu'il y puisse trouver et mettre
en pratique toutes sortes de renoncements et de vertus, qui ne seraient
ni votre vertu ni votre renoncement. Oui, l'Evangile est tout amour;
mais l'amour est la chose du monde la plus mal définie et la plus susceptible
d'applications diverses. Peut-être ne suffit-il pas d'aimer le Seigneur,
et de se permettre ensuite tout ce qu'on veut ; l'exemple d'un saint
François d'Assise (il est vrai qu'il est unique) est une preuve que
le plus haut, le plus pur ascétisme, loin d'être inconciliable avec
l'amour de Dieu le plus enflammé et le plus exalté, en découle au contraire
d'une façon toute naturelle. Celui-ci, c'est dans l'amour de Dieu qu'il
place son amour des créatures; vous, je crains au contraire que ce soit
l'amour des créatures qui vous conduise à l'amour de Dieu, ou, pis encore,
que vous [108] ne cherchiez dans l'Evangile, c'est-à-dire dans le livre
qui nous achemine au pur amour de Dieu, une simple justification de
vos passions. J'en conviens, et ce n'est pas d'aujourd'hui : quiconque
cherchera à sauver sa vie la perdra, et la suite. Quelque explication
que vous en donniez, je ne suis pas aussi persuadé que vous qu'on puisse
entendre cette parole de tant de façons différentes. Mais vous, comment
l'entendez-vous? Est-ce au sens terrestre, humain, social? En vérité,
il compte si peu, et pour vous sans doute, moins que pour tout autre.
Est-ce au sens intellectuel? J'ai peur ici de mettre le doigt sur la
plaie. L'homme qui
a écrit ces lignes qu'on lui a tant reprochées: « Non, dis-je enfin,
désireux de bien prendre position, l'action ne m'intéresse point tant
par la sensation qu'elle me donne que par ses suites, son retentissement.
Voilà pourquoi, si elle m'intéresse passionnément, je crois qu'elle
m'intéresse davantage encore commise par un autre. J'ai peur, comprenez-moi,
de m'y. compromettre. Je veux dire de limiter par ce que je fais, ce
que je pourrais faire. De penser que parce que j'ai fait ceci, je
ne pourrais plus faire cela, voilà qui me devient intolérable.
J'aime mieux faire agir que d'agir » ; l'homme, dis-je, qui a
écrit ces lignes, se pourrait-il qu'il se renonçât un jour, et qu'il
redevînt semblable à un de ces petits enfants, à un de ces pauvres d'esprit
dont il est parlé dans l'Evangile? Quelque innombrable que soit la somme
de nos possibilités et de nos conciliations, amour de Dieu, amour des
Créatures, je ne dis pas qu'il faut choisir, mais que vous serez toujours
tiraillé entre [109] l'un et l'autre. Verlaine, qu'à propos de vous,
j'invoquais tout à l'heure, n'y manquait pas non plus ; mais c'était
lui, le pauvre d'esprit; c'était lui, le petit enfant; c'est dans l'ingénuité
de son cœur et de son âme qu'il embrassait et conciliait les démons
contraires dont il était tourmenté. Le pourrez-vous jamais, André Gide?
Non, vous êtes, je le crains, trop intelligent. Il est dans l'Evangile
aussi de prendre sa croix et de marcher derrière Lui : où est votre
croix? Est-ce le péché, et cette « chair pourrie » que vous traînez
après vous? Mais êtes-vous bien sûr que vous voudriez à tout prix vous
en débarrasser? Ou bien seriez-vous de ces hérétiques qui prétendent
qu'il faut d'abord épuiser toute la faute pour être digne de la rédemption?
Sans doute, en forçant bien, cela aussi est dans l'Evangile; mais l'ouvrier
de la onzième heure, la femme adultère, celle qui cherche la brebis
perdue, l'enfant prodigue, et la Samaritaine, et la Madeleine, ne s'en
font point un système; ils n'y entendent point malice. Du moins, quand
ils sont, entrés dans la maison du Père, y trouvent-ils la paix du cœur,
et n'en ressortent-ils plus, sans se demander si la vie éternelle est
future, ou seulement de cette terre. Eux non plus, leur foi n'a pas
besoin d'un signe extérieur pour se manifester; leur miracle, tout intérieur
qu'il soit, ils le reportent en toute confiance à la personne de Celui
qui en a été l'éclatante occasion. Seriez-vous par hasard athée, André
Gide? Ce n'est pas
la première fois que je me poserais la question. Vous pouvez faire,
je n'y vois aucun inconvénient, toutes discriminations qu'il vous plaira
[110] entre Dieu et le Christ, et croire que le Christ n'est qu'un homme;
à quoi rime alors votre angoisse, l'accablant fardeau que le péché,
dites-vous, fait peser sur vos épaules ? Dès que vous transposez
l'Evangile sur le plan purement humain, tout ne devient-il pas aplani
et facile, et ne pouvez-vous embrasser dans la parfaite harmonie de
vous-même l'amour du Christ et l'amour des créatures? C'est là, me semble-t-il,
votre contradiction. Vous vous refusez à aimer Dieu, bien plus, à faire
le sacrifice de vos passions en vue d'un bien futur, d'une récompense
éternelle: qui est-ce qui vous le demande? Catholique ou protestant,
il me paraît comme vous difficile, même si je crois à la-vie éternelle,
de nier pour un peu de plaisir la miséricorde divine (il est vrai que
vous dites du Christ, mais j'écris comme s'il était vraiment le Fils
de Dieu, incarné pour assumer les péchés du monde). Combien plus si
je n'y crois pas! Or, me mettant un instant à la place de ceux qui,
pour les plus hautes raisons, y croient, si je suis, moi catholique,
sur la foi de tant d'autorités successives, fortifié dans la crainte
que l'exercice déréglé de mes passions offense Dieu et compromet mon
salut éternel, la pratique assidue des sacrements et une contrition
même imparfaite (car la Grâce ne peut pas être donnée à tout le monde)
suffiront d'abord à m'absoudre, et peut-être à m'éloigner peu à peu
du péché. Mais vous,
André Gide, c'est la Grâce qu'il vous faut, vous ne pouvez être sauvé
que par elle. Car où l'infinie sagesse catholique, qui sait combien
la pauvre chose humaine est faillible et bornée, oppose le [111] frein
sacramentel, vous n'avez, vous, de recours contre vous qu'en vous-même,
c'est-à-dire qu'en votre Dieu intérieur, à la condition qu'il
vous mette dans cet état d'effusion spontanée et d'ingénuité première
où le surnaturel n'est plus que le cours naturel des choses. Et Dieu,
j'ai peur de plus en plus que vous n'y croyiez point; comment dès lors
pourriez-vous faire pour l'aimer ? L'amour et la foi ne sont-ils pas
réciproques l'un de l'autre, et la foi n'est-elle pas la forme même
de l'amour ? S'il est possible, s'il est vrai que vous n'aimez
pas Dieu, c'est peut-être que vous n'aimez pas assez les créatures.
Car où je dis Dieu, j'entends aussi le Christ; et, s'il n'est qu'un
homme, pourquoi l'aimerai-je plus que tel autre sublime représentant
de l'humanité ? Je ne puis l'aimer que si je suis vraiment assuré
qu'il a donné sa vie pour moi, donc que sa nature est divine,
ce qui entraîne mon adhésion immédiate, totale, aux miracles, à la vie
éternelle, et à tant d'autres certitudes qui vous paraissent
au-dessus de la raison. Vous le dirai-je, André Gide ? A mon tour,
mais sur un autre plan, alors je ne l'aimerai qu'autant que j'aimerai
les créatures humaines, et n'y mettrai point tellement de différences.
Marie-Madeleine savait-elle bien démêler ce qui, dans le Christ, de
la personne humaine ou divine, était l'objet de sa plus tendre prédilection?
Les créatures humaines, je ne les aimerai certes point en lui, ni par
rapport à lui; plus que vous, s'il se peut, je hais, en matière d'amour,
toute restriction et toute limite. Je les aimerai, hérétique que je
suis, en lui, et lui en elles; c'est dès lors précisément que toute
notion de péché [112] disparaîtra
de moi. Mais je redoute fort de les aimer toujours bien plus que Lui-même
et surtout que moi-même. Et vous, soupireriez-vous, du fond de votre
sécheresse, avec tant d'ardeur vers le Christ, si vous saviez ce que
c'est que l'abandon entier, absolu, à la puissance de l'amour? Je vous
le dis en vérité, tous vos péchés sont contre l'amour, parce qu'ils
sont des péchés d'esprit; c'est pourquoi vous êtes le serviteur et l'esclave
de votre péché. Car, de votre propre aveu, si l'action vous intéresse
passionnément, elle vous intéresse davantage encore commise par un autre;
car, de votre propre aveu, vous avez peur de limiter par ce que vous
faites ce que vous pourriez faire; car, de votre propre aveu, de penser
que parce que vous avez fait ceci, vous ne pourriez plus faire cela,
vous devient intolérable ; car enfin, l'action, vous avez peur de vous
y compromettre, et vous aimez mieux faire agir que d'agir. C'est qu'en
vérité vous n'aimez pas; car, en amour, pas plus du reste qu'en action
(et toute action n'est qu'un acte d'amour) il n'y a pas ceci et cela
; ceci et cela ne font qu'un. Voilà qui est terrible, André Gide, et
qui donnerait raison, après vous-même, à ceux qui prétendent qu'il y
a du démoniaque en vous. Les héros de Dostoïewsky, de ce Dostoïewsky
que vous aimez tant, y regardent-ils de si près, et se surveillent-ils
tellement? Il est vrai qu'ils ne sont que des héros de roman, et qu'en
Dostoïewsky (et vous savez, peu importe, combien je me sépare de vous
sur ce point) vous ne voyez que le satanique. Vous donnerais-je momentanément
raison, pourrez-vous empêcher qu'il soit véritablement
[113] dans les voies et dans l'esprit de l'Evangile, c'est-à-dire le
plus près du cœur de Dieu, au moment même qu'il est le plus criminel
et désespéré? Mais, dès lors
que vous avez résolu de rester au balcon, prenez-en votre parti, et
tenez-vous en aux réactions, aux répercussions, aux retentissements
divers que le spectacle de la vie et de l'action sont susceptibles de
déterminer en vous, surtout si vous menez à votre guise un jeu où vous
vous gardez de vous mêler. Il y a toujours à tout une limite, et il
y a peut-être pire que de limiter par ce que l'on fait ce que l'on pourrait
faire, c'est de limiter par ce qu'on pourrait faire ce qu'on ne fait
pas. Vous-même n'avez-vous pas choisi le jour que vous avez dit: Non
pas l'amour, Nathanaël, mais la ferveur. Qu'a de commun, je vous prie,
cette ferveur à la fois de l'intelligence et des sens, avec l'ardeur
et le zèle de l'âme qui s'abandonne à l'amour? Car le propre de l'amour,
c'est de s'abdiquer, de se renoncer, surtout de se compromettre. « Il
faut que mon idée croisse et que je diminue », est-il dit dans Paludes.
Oui. mais au profit de qui, ou de quoi? On se confond si facilement
soi-même avec l'idée qu'on veut faire triompher, ou qu'on croit du moins
qu'on représente! Ces doctrines du renoncement, ce « celui qui aime
sa vie... » combien de fois, à propos de l'art, du génie classique,
que sais-je, et dès le début, ne les avez-vous pas invoqués, et n'y
voyez-vous pas le soutien de votre propre vérité, de votre propre morale !
Ils sont dans l'Evangile, ils en sont même toute l'essence; et que,
par rapport à l'œuvre d'art, [114] vous insistiez, ne fût-ce que si
peu, au passage, sur leur signification esthétique, je n'y vois rien
que de légitime, si tout est vraiment dans l'Evangile. Je crois seulement
qu'il y a autre chose, et bien plus important, et que vous y avez vu
vous-même. Non point seulement cette fraîcheur, cet état d'innocence,
cette palingénésie, dont le désir vous inspire de si brûlants et tendres
élancements. Il y a aussi que se renoncer, c'est non pas perdre sa vie
pour en acquérir une autre, fût-elle la moins individuelle de toutes,
et qu'on n'y peut atteindre qu'à force d'amour, parce qu'il n'est point
d'autre manière de se perdre sans esprit de retour, mais pour mieux
se régénérer. Il se pourrait que tout le reste fût littérature. A partir
du moment où cette vérité vous devient évidente, l'Evangile redevient
pour chacun de nous, et pour vous aussi, André Gide, et nourriture terrestre,
et morale naturelle.
j'imagine; que lorsqu'un des premiers héros d'André
Gide, commençant à découvrir l'univers, recule épouvanté devant l'action,
même devant la pensée, parce qu'il trouve les choses responsables, et
« responsables de toutes parts », cela doit signifier la multiplicité
d'échos qu'elles lui renvoient, et entre lesquels il est encore incapable
de choisir. [115]
la qualité d'exception d'un personnage
tel que Candaule n'est pas un obstacle à ce qu'il soit un caractère
tragique, l'exceptionnel étant au contraire, presque par définition,
tragique. Il est vrai que le tragique, à son tour, doit atteindre un
degré de généralité (je ne dis pas de convention) qui soit en quelque
sorte sa condition et sa garantie d'humanité. Tout caractère tragique
doit donc commencer par être exceptionnel; mais précisément parce qu'il
est exceptionnel, il semble qu'il ne puisse tout d'abord s'adresser
qu'à l'unique intelligence, voire au simple dilettantisme; et ne faire
écho à nos passions et descendre profondément dans notre sensibilité
que lorsque le cas de nouveauté et de rareté qu'il nous propose se sera
suffisamment généralisé. Plusieurs expériences répétées y aideront.
Mais il y a une limite à la fois de généralité et d'exception, qu'il
ne doit pas dépasser, sous peine de perdre toute vertu tragique, et,
par suite, de tourner à la convention. C'est pourquoi un héros tragique
ne doit pas être très intelligent.
« par une brèche un pampre glisse; se redresse
et sur le fût du palmier bondit; il s'enroule, l'entoure, le presse;
gagne un abricotier, s'y établit; s'y balance, s'y replie, s'y divise.
Oh, dans quel [116] mois brûlant, quel svelte enfant, grimpé dans l'arbre,
tendra-t-il vers ma main, pour ma soif, une lourde grappe cueillie?
» (Amyntas). Ne serait-il
pas possible de saisir, dans cette suite d'images, qui n'est qu'une
succession de cadences réduites à leur pur mouvement, le secret ou l'un
des secrets, du style d'André Gide?
LES vrais barbares ne
seraient-ils point ceux (Swinburne, d'Annunzio) qui transportent tout
crus, à la scène ou ailleurs, les mythes antiques, en y ajoutant du
hurlant, du forcené, et du convulsif ? Rien ne se rapproche de
la grande manière classique plus que l'art avec lequel André Gicle a
transposé, par exemple Sophocle ou l'histoire de l'anneau de Gygès,
à l'intelligence de quoi nous aident singulièrement ses propres réflexions
sur la Mythologie (voir, je crois, les Morceaux choisis).
N'importe quel mythe, c'est-à-dire fable, est susceptible de toutes
sortes de sens, d'allitérations et réverbérations spirituelles, partant
de moralités. C'est à l'auteur d'en extraire la plus secrète, et, par
un miracle d'équilibre, de rester en même temps au niveau du plan moral
de son modèle. Ainsi le mythe d'Iphigénie, le mythe de Phèdre et d'Hippolyte,
où toutes les puissances cosmiques sont engagées, et que Racine convertit
en une matière psychologique, en un conflit de passions. Encore Phèdre,
et la fureur qui la dévore, nous touche-t-elle de plus près, et Racine
s'y est-il [117] davantage encore complu. Mais Iphigénie, la
plus parfaite, à mon gré, comme versification et comme langue, des tragédies
de Racine, il semble que celui-ci n'y ait rien mis de sa chair et de
son sang; je veux dire qu'au lieu, comme aux autres, de lui prêter de
son âme, il se désintéresse de plus en plus des divers personnages de
son drame, au point qu'il n'en voit plus que le rigoureux enchaînement,
la parfaite interdépendance, presque le seul dessin idéologique, et,
comme le dit excellemment André Gide (je cite de mémoire), que chacun,
au moment qu'il paraît et qu'il parle, est le plus nécessaire, et le
seul. C'est un modèle accompli de haute humanité. Si bien que la triste
Eryphile, la plus humaine, au sens ordinaire (mais aussi trop humaine),
de tous, on se demande après coup, à quoi elle rime, et qu'on voudrait
l'en retrancher, comme la moins humaine. Je m'écarte un peu, mais pour
mieux revenir à mon sujet, qui est le plus pur esprit classique appliqué
par André Gide à l'interprétation du mythe, et qui n'en finirait pas
d'être indéfiniment creusé.
LES Nourritures terrestres, dit André Gide, réagissant
contre certaines interprétations, c'est l'apologie du dénuement. J'y
consens, et ne veux voir dans la plupart des livres, du moins les plus
marquants et significatifs, d'André Gide, qu'une série de dépouillements
successifs, non pas tellement au sens de confession de soi-même que
d'abandon volontaire de [118] ce qui vous fut le plus cher. « La sainteté
n'est pas un choix, dit l'admirable Alissa, c'est une obligation. Si
tu es celui que j'ai cru, toi non plus tu ne pourras pas t'y soustraire
». Que ce soit obligation ou choix, il y a déjà tant d'égoïsme dans
la sainteté! Nous suivons, voilà tout, notre démon dominant, qu'il nous
entraîne dans les voies du renoncement, ou qu'il nous pousse à secouer
tout ce qui fait obstacle à la satisfaction de nos plus profanes désirs.
Alissa en parle bien à son aise. Elle peut, comme d'autres héros d'André
Gide meurent de leur secret dévoilé se consumer de son propre holocauste
; mais est-il bien sûr que plutôt qu'au bonheur de son fiancé, elle
ne s'immole pas au sien, qui est le goût du sacrifice, c'est-à-dire,
si j'ose m'exprimer ainsi, de la vertu pour le plaisir? On ne sacrifie
jamais à rien de plus qu'à soi-même ; ce n'est pas une des moindres
ironies de la vie, ni illusions de notre orgueil, que ce que nous appelons
vertu soit une des formes de cet instinct sacré de conservation qui
préside à toutes nos démarches intérieures, et une des formes les plus
élevées. Il n'est point naturel sans doute à l'homme d'abandonner à
un autre ce qu'il préfère ; mais dès qu'il s'y résout, c'est peut-être
qu'il aime moins. Ce n'est point Nyssia que préfère Candaule mais Gygès,
et plus encore lui-même. La plus grande volupté de Candaule, sa suprême
œuvre d'art, son orgueil, c'est de se dépouiller pour accroître son
propre enrichissement. Que pourrait-on dire d'autre de Michel, de Philoctète,
de Ménalque? et j'en passe. Tel ou tel saint a-t-il non plus jamais
fait autre [119] chose? Cette orgueilleuse Alissa, qui, au lieu de s'abandonner
à la pente de son cœur, la remonte si durement, s'est-elle jamais doutée
jusqu'à quel point le conseil du Malin s'insinue et s'installe au plus
intime de ce qu'elle prend pour l'obligation de la vertu? « Vous serez
comme des dieux... », et le reste, C'est avec raison que plus d'un a
pu dire que le diable fait élection de domicile dans l'âme des plus
grands saints. Passe encore pour André Gide qui sait, en fait de malice,
à quoi s'en tenir. Je crains toutefois que ce soit sur les points où
il se croit le plus assuré contre les embûches du Diable, que le Diable
est, contre lui, le plus insidieusement subtil. Toute l'œuvre d'André
Gide ne serait-elle pas un démenti à cet axiome du Narcisse, soit
que ce qui peut arriver de pire au savant, à l'artiste, c'est qu'il
se préfère, c'est-à-dire à la vérité qu'il veut, qu'il doit manifester ?
Mais comment l'artiste se pourrait-il préférer, j'entends préférer en
lui l'homme à l'artiste, puisque l'artiste n'est là que pour exprimer
et rendre éloquent ce que l'homme pense et ressent ? Il se peut
qu'André Gide qui, pas plus que tel ou tel, moi compris, ne croit pas
qu'il soit possible de séparer l'artiste de l'homme, ait signifié par
là que l'artiste ne doit pas préférer son repos, sa réputation, à la
vérité, si dangereuse soit-elle, dont il est ou croit être le messager.
Peut-être aussi, sans qu'il s'en rendît très clairement compte, en était-il
encore, quand il parlait ainsi, sous l'influence de Flaubert, et, au
nom de l'impersonnalité de l'art, à je ne sais quelle distinction imaginaire
entre l'homme et l'artiste, [120] contre laquelle il éprouvait instinctivement
l'impérieux besoin de réagir. Mais les théories artistiques de Flaubert
sont les plus fausses du monde, parce qu'elles sont les plus antihumaines
que je sache; quand Flaubert, en art, a fait quelque chose d'humain,
c'est malgré lui et sans le faire exprès. Que si André Gide en eût jamais
été là, il en serait bien vite revenu, surtout dès ce Prométhée mal
enchaîne, où il tourne toutes ses puissances de raillerie et d'ironie
contre qui se dévoue à son idée et se fait dévorer par elle, au lieu
d'en vivre; et dont toute la morale, ou l'une des morales, qu'on en
peut retirer, c'est qu'il n'y a pas la vérité d'un côté, l'homme de
l'autre, mais que l'homme ne fait qu'un avec sa propre vérité, et que
c'est au contraire sa propre vérité qui doit se dévouer à lui, afin
qu'il s'accroisse et grandisse d'autant, en force, en beauté et en sagesse.
Car il n'est pas question qu'on préfère en soi-même l'artiste, ou, réciproquement,
l'homme; mais qu'on se préfère toujours, et qu'on aille, coûte que coûte,
et dans la joie, jusqu'au bout de la connaissance, je dirai même de
la jouissance de soi-même. Car « le Désir non suivi d'action, a
dit excellemment ce William Blake, traduit par Gide, engendre la pestilence
». Se préférer jusque dans les doctrines de l'ascétisme et du renoncement,
n'est-ce point toute l'éthique, et toute l'esthétique? Bovarysme ou
non, qu'il est plus simple, plus juste, plus naturel et plus humain,
qu'il en soit ainsi, et qu'on se l'avoue, fût-ce tout haut! [121]
JE ne trouve point, dans
le quatrième dialogue, ni dans ses notes, de Corydon, trace de
ces définitives lignes de Nietzsche, que je me permets de citer tout
entières, en raison de leur brièveté d'abord, de leur signification
ensuite: « Que signifie notre bavardage à propos des Grecs ? Qu'entendons-nous
donc à leur art, dont l'âme est la passion pour la beauté masculine
nue? Ce n'est qu'en partant de là qu'ils avaient le sentiment de la
beauté féminine. Ils avaient donc, pour celle-ci, une tout autre perspective
que nous. Et il en était de même de leur amour de la femme; ils vénéraient
autrement, ils méprisaient autrement ». Sauf toutefois que, me semble-t-il,
dans ce même quatrième dialogue, André Gide n'a fait autre chose que
développer cette réflexion de Nietzsche, peut-être sortie de sa mémoire,
mais qui confirme singulièrement son discours. En pareille matière,
en effet, le profane, qui n'obéit qu'à des idées toutes faites et préconçues
(n'est-ce point tout un?) s'imagine trop facilement que celui-là mis
en cause, soit par l'opinion publique, soit par lui-même, n'appelle
à la rescousse, et pour se donner du poids, que les autorités, avis
et jugements où il peut, par une ressemblance éclatante ou fortuite
avec son propre cas, fortifier davantage sa position. Cela non plus
n'est pas défendu, mais une fois seulement qu'on a trouvé ses preuves
en soi-même. Il ferait bon voir [122] qu'on accusât André Gide d'avoir procédé autrement, et,
par surcroît, Nietzsche, malgré ses amitiés passionnées, de mœurs grecques.
dindiki, ou une passion dans le désert. Seulement,
le désert d'André Gide est tout le contraire de celui de Balzac, soit
les hommes sans Dieu. Il est vrai qu'à certains, soit les hommes, soit
les œuvres de la Nature suffisent à donner l'idée du divin, ou à susciter
cette émotion religieuse qu'on est souvent bien près de confondre avec
le sentiment de Dieu. Il y a là un vague panthéisme qui n'a non plus
rien de commun avec cette baliverne qu'on nomme culte de l'humanité,
ou de la vie. Mais qui croit en Dieu a besoin de s'en faire une figure
nette, arrêtée, circonscrite, limitée même dans son infini. André Gide
est peut-être beaucoup près d'être athée qu'il ne se l'imagine.
DE L’IdÉE mÊme qu'André Gide se fait de l'Evangile, et de la légitime interprétation
qu'il en donne, ne découle-t-il point que toutes les manières de pratiquer
et d'entendre l'Evangile sont justes et bonnes, pourvu qu'elles ne faussent
point trop avant ce texte divin ? Ce qu'il est arrivé de pire au
message du Christ, c'est que tant et tant, à force de le tirer à eux,
l'aient tellement dénaturé qu'il a fini bien souvent par signifier son
contraire. Si bien qu'une des [123] premières conditions pour bien s'en pénétrer,
serait peut-être de commencer par faire table rase de toute Religion,
Morale ou Philosophie qui s'en réclame. Il se pourrait qu'alors nous
le vissions resplendir dans toute son intacte pureté. Il ne me déplaît
donc pas qu'André Gide, sauf erreur, y reconnaisse et admire entre bien
d'autres choses, le triomphe de l'individu sur la règle, de l'homme
sur la loi, et la plus parfaite expression de notre libération intérieure. Mais, d'autre
part, la doctrine de la Grâce n'y est-elle point déjà incluse, ou à
l'état latent? Pratiquer l'Evangile, je dis dans son esprit, il y faut
toutefois d'autres vertus. Car la sympathie, moins encore celle de l'intelligence
que celle du cœur, n'est point l'amour. Je ne crois pas détourner beaucoup
l'Evangile de son sens essentiel en disant qu'il est aussi tout ascétisme
et renoncement. Que renoncement et ascétisme soient rendus faciles par
l'amour qu'on éprouve pour la personne du Christ, je l'accorde; ils
n'y sont pas moins, et sont, me semble-t-il, à tout prendre, le fondement
même de l'Evangile ; ce n'est pas ailleurs qu'Alissa trouve et puise
le courage qu'il lui faut pour consommer le sacrifice de son bonheur.
On ne peut pas, dit aussi le Christ, servir deux maîtres à la fois.
Je n'en suis point très sûr. Qui donc, qui n'est pas un païen, assure
qu'il y a deux hommes en lui ? André Gide contredit à l'un et témoigne
pour l'autre. Quoi que j'en aie, je ne saurais trouver illégitime que,
tout nourri qu'il fut, pendant sa jeunesse, de préceptes chrétiens,
tant d'arrhes, de [124] concessions
et d'avantages si libéralement consentis au Prince de toutes les curiosités,
n'aient point empêché André Gide d'aboutir, par la Porte étroite,
au Numquid et tu. Ces deux tendances, non point contraires,
mais parallèles, ont-elles chance, prolongées à l'infini, de se rencontrer
un jour et de ne plus se changer qu'à une seule ligne? Je n'en sais
rien, n'ayant pas davantage la tête mystique. Pour l'instant, il s'agit
qu'elle ne se gênent point. A quoi nombre de bons esprits objectent
qu'il n'y a point possibilité. Je serais assez disposé à partager leur
avis, si je ne me rappelais à temps que l'homme n'est point aussi simple
qu'on veut bien le dire, et qu'après tout, il n'est point tellement
incompatible que le Tentateur fasse en nous assez bon ménage avec le
Christ. J'ai toujours
été, quant à moi, singulièrement surpris et frappé de combien peu d'indignation,
de haine et de colère sont empreintes les paroles qu'adresse à Lucifer
le Fils de Dieu, dans la fameuse scène de la Tentation. Sans m'embarrasser
de prévoir s'ils seront un jour, ce qui n'est pas après tout impossible,
réconciliés dans l'absolu, est-il donc moins possible de les concilier
dès cette vie en soi-même? Certes, il y faut une grande souplesse, ou
ingéniosité. Car enfin, et j'y reviens aussi, peu importe qu'il y ait
le Christ; mais il y a les Evangiles, et ces Neuf Béatitudes, où je
doute qu'on se puisse changer, si on n'a pas, au sens où l'on entend
l'Evangile, le cœur et, moins encore, l'esprit purs, c'est-à-dire pareils
à ceux d'un petit enfant, et dans cet état [125] d'innocence après lequel languit André Gide. Que vous
importe, dit-il, que je croie ou ne croie pas? Pardon, il importe, même
si vous ne croyez point, plus que vous ne pensez, et, si vous croyez,
bien davantage. Seriez-vous donc incroyant en Dieu, vous pour qui le
Diable a une existence tellement distincte, presque tangible, et toujours
quasi présente? L'un n'implique-t-il pas l'autre, ou plutôt le Diable
n'implique-t-il pas Dieu, alors que la réciproque n'est pas forcément
vraie? Que vous croyiez ou non, je le sais, vous vous souciez peu qu'on
vous pose la question, et peut-être moins encore de vous la poser à
vous-même? Même ne croiriez-vous pas (et il. y a des moments où je vois
en vous le plus incroyant, voire le plus athée, et, à d'autres, le plus
religieux de tous les hommes) ; cela fût-il admis, supposez-vous que
l'Evangile soit chose qu'on puisse prendre à la légère ? Il ne s'agit
point, — et lequel d'entre nous en serait-il capable ? — de renoncer
à tout pour Le suivre. Pourtant cela aussi, André Gide, est dans l'Evangile;
et c'est, moi indigne, ce que j'y admire par-dessus tout. Vous aussi,
du reste, j'en suis persuadé, mais comme une possibilité magnifique,
dont vous n'êtes pas plus que moi, et que bien d'autres avec nous, capable
de faire une réalité. Hé oui, tout comme vous, nous sommes incapables
de choisir. J'admets provisoirement je ne sais quelle distinction factice
entre bien et mal, et ne demande pas mieux que d'accorder que l'adhésion
au suprême Bien, avec ce qu'elle comporte de conséquences, et de retranchements
[126] de ces inclinations secrètes à ce qu'on nomme péché, c'est dans
l'Evangile qu'on en trouve le secret. Nous voyons donc le Bien, et nous
nous laissons aller complaisamment à la pente de nos plus mauvais instincts.
Mais alors détournons-nous de l'Evangile, et abandonnons-nous résolument
à nous-mêmes. Pourquoi y faire tant de façons ? Si c'est mon péché,
c'est-à-dire la satisfaction de mes instincts les plus naturels et impérieux
que je préfère, qu'ai-je à faire de l'Evangile? Si c'est l'Evangile
que je choisis un jour, est-il d'autre refuge pour moi que le cloître,
sinon tel autre état où, obscur, anonyme, et perdu au milieu d'êtres
comme moi sans nom, je pourrai mettre en pratique les vertus d'abnégation
et d'humilité que j'aurai tirées de l'Evangile? Qui vous demande, André
Gide, d'en faire autant ? Personne certes ; c'est là ce qui donne le
change. Ce que d'autres chez vous appellent inquiétude (en quoi ils
se trompent, car vous êtes l'homme au monde le moins inquiet que je
sache), vous l'appelez, vous, disponibilité, de quoi, moi non plus,
je ne saurais vous faire un grief, car, même quand on se prête, c'est
toujours soi qu'on préfère. A qui donc en aurais-je ici, sinon à moi-même,
et qui enragerais de ne point vous voir faire ce que je serais moi-même
incapable de faire? On vous a dit, bien des fois, qu'il fallait choisir,
et je ne suis pas sûr de ne l'avoir pas, à part moi, dit plus d'une
fois. Car c'est vous qu'on aime, André Gide, sans doute beaucoup plus
que vous ne vous aimez vous-même. Je ne vous dis pas qu'il faut choisir,
mais peut-être qu'on vous aimerait davantage si vous [127] choisissiez.
Suis-je bien sûr qu'en ce qui me concerne, j'irais jusqu'à le souhaiter ?
J'en suis rien moins que sûr, parce que, tout comme vous, je me méfie
tellement de mon propre jugement que je ne puis faire mieux que donner
raison non seulement à deux adversaires qui ne me sont rien, mais encore
à mon propre adversaire; moi qui, comme vous, soit faiblesse, indifférence,
lassitude, orgueil, ou incapacité de choisir, suis toujours le moins
assuré d'avoir raison. Car j'épouse toujours si bien qui me combat qu'au
besoin je lui fournirais des armes contre moi. Mais il y a l'Evangile,
André Gide, et l'Evangile n'est-il point tout amour? C'est pourquoi
je dirais, retournant volontiers votre formule: « Non pas la ferveur,
Nathanaël, mais l'amour ». L'amour qui saigne, l'amour qui abdique,
l'amour qui renonce, l'amour qui s'immole, mais pour plus d'amour encore.
Etre dupe, André Gide, je dirai même être jobard, croyez-vous qu'il
y ait autre chose qui compte dans la vie? Est-ce que cela te regarde
si je t'aime, dit Mignon à Wilhelm Meister? N'y a-t-il pas dans cette
parole admirable toute la substance d'un autre Evangile? Car ce n'est
pas d'être aimé qui importe, c'est d'aimer. A qui néanmoins vais-je
prêcher, si ce n'est à un converti ? Etes-vous bien sûr toutefois
que ce que vous appelez rester perpétuellement disponible ressemble
en quoi que ce soit à l'amour? Se prêter à tous et à tout n'équivaut-il
point à n'aimer personne ni rien? Vous voyez bien, André Gide, qu'on
se préfère toujours et qu'on ne peut pas faire autrement? Ou bien, n'établissez
donc plus de différences [128] entre Dieu et le Diable, car c'est alors
que vous donnez raison à ceux qui vous reprochent de ne pouvoir choisir
entre eux deux. Ne vous sentez-vous donc point capable de les aimer
tous les deux à la fois? C'est alors seulement que vous viendrez à bout
de résoudre une aussi redoutable
antinomie; bien mieux, à en supprimer les deux termes, comme s'ils étaient
interchangeables, et n'en fissent plus qu'un. Pas plus que moi, je le
sais aussi, vous n'avez la tête mystique, et n'arriverez jamais à rendre
un culte à l'un, quel qu'il soit, au détriment de l'autre. Pourquoi
donc vous embarrassez-vous tour à tour, ou parfois simultanément, de
l'un et de l'autre ? Oui, vous devenez à votre gré, que vous écriviez
la Porte étroite ou les Faux-Monnayeurs, l'un et l'autre;
et quand vous nous confiez que vous n'avez jamais rien composé avec
autant de ravissement et de transport que le journal et les lettres
d'Alissa, non seulement je vous crois sur parole, mais votre aveu ne
fait que confirmer ce que je pressentais déjà, c'est que vous vous changez
indifféremment et naturellement à Dieu comme au diable. Il y a cependant
dans cette souplesse de travestissement quelque chose qui m'inquiète
un peu; c'est que, je vous le répète toujours, vous ne perdez jamais
la tête. Mais sa tête aussi, qu'importe qu'on la perde? Qu'importe qu'Orphée,
même ce déplorable Penthée, soient déchirés par les Ménades, si leur
supplice les introduit à une vérité mille fois plus profonde et plus
haute que celle où ils ont vécu jusqu'à maintenant ? Vous surveilleriez-vous,
par [129] hasard, plus qu'il ne faudrait ? Ou plutôt,
votre force, qui est aussi votre faiblesse, ne vous viendrait-elle point
de ceci, que vous êtes trop intelligent? Quand vous avez traduit le
Mariage du Ciel et de l'Enfer, j'entends bien que ce n'est que
le satanique qu'ébranlait en vous William Blake, et le prêt qu'il fait
au Diable de ce qu'on n'attribue d'ordinaire qu'à Dieu. D'autant que
vous y trouviez ramassés en éclairs fulgurants bien des traits épars
de vous-même. Cette intercommunication de Dieu et du Diable, que ne
vous y tenez-vous ? Ou bien redouteriez-vous moins de prendre parti
que de verser dans quoi que ce soit où psychologie et morale, qui vous
sont chères par dessus tout, menaceraient de toucher à la moindre métaphysique?
Je vous en avertis, cette moindre métaphysique, vous y glissez malgré
vous. Ce colossal et fangeux Dostoïewsky (ces épithètes sont celles-là
même que Taine, je vous en demande bien pardon, au premier tome des
Origines de la France contemporaine, applique à Mirabeau) croyez-vous,
quoi que vous en pensiez, qu'il y mît tant de façons, et tant de différences
? Hé quoi, ne l'avez-vous pas, quoique implicitement, reconnu ? Il n'y
a, dites-vous, en russe, qu'un seul mot pour signifier criminel et malheureux.
Qu'il suffise d'être criminel pour être malheureux, je n'en suis pas,
quant à moi, très assuré; pas plus que, selon Socrate et ce grand sournois
de Platon, être vertueux et heureux ne signifient pour moi une seule
et même chose. Mais où Platon et Socrate font les moralistes, Dostoïewsky,
lui, parle en psychologue mystique, c'est à dire en homme qui va tout
droit [130] à l'essence des choses. Sans doute est-il provisoirement
obligé de procéder par dissociation. Ne serait-ce point là ce qui vous
induit en illusion et en erreur, et quelques autres avec vous ? Je me demande
si, ne voyant en Dostoïewsky que le satanique, vous ne tirez pas un
peu la couverture à vous. Seriez-vous, par hasard, manichéen ? Car de
vous et de lui, c'est Dostoïewsky qui ne fait pas de différences entre
Dieu et Diable, et qui, parce qu'il s'implante profondément clans cette
notion substantielle du péché qui, bien que par la tangente, est un
des fondements secrets de l'Evangile, y voit la condition même de sa
rédemption, non seulement dans l'autre monde, mais aussi dans celui-ci.
Je n'ignore pas davantage à quelles complaisances, peut-être à quelles
aberrations, cette interprétation de l'Evangile peut incliner, pour
peu, qu'on s'y laisse aller. Mais le péché de Dostoïewsky n'est-il pas
surtout selon la chair ? Ce péché, Dostoïewsky ne se montrait-il pas
aussi bon psychologue que subtil moraliste en lui accordant une telle
importance qu'il le mettait avant tous les autres et ne voyait peut-être
même dans les autres que sa conséquence soit directe, soit détournée
? Car sans doute est-il plus facile de renoncer, selon l'Evangile, à
tout, dès qu'on a fait bon marché des blandices du corps ; et la débauche
n'est-elle pas un principe d'endurcissement à l'effusion de la Grâce
? Je sais toutefois
des confesseurs avertis (tout confesseur digne de ce nom, c'est à dire
à la fois moraliste et psychologue, est naturellement, et de [131] fait, bon théologien, alors que la proposition
inverse est beaucoup moins évidente) ; je sais, dis-je, des confesseurs
aux yeux de qui le péché de la chair compte pour aussi peu que rien,
en tout cas bien moins que le péché contre l'esprit, soit celui-là qu'on
peut appeler le péché de malice. Vous aussi, tout protestant que vous
fûtes, et que vous êtes quelquefois encore, vous n'ajoutez pas, et vous
avez bien raison, au péché de la chair plus d'importance qu'il ne faut.
C'est pourquoi votre péché est véritablement le péché contre l'esprit.
Vous n'avez, je le sais, « jamais cherché qu'à encourager chacun
dans sa voie », et ne voudriez, ajoutez-vous, tirer à vous personne.
Je ne doute pas de vos bonnes intentions, mais ne croyez-vous pas qu'on
se donne facilement le change à soi-même ? Ou toutes les voies sont
légitimes et justes, ou n'encourageons personne. Car encourager quelqu'un
dans sa voie, c'est toujours, plus ou moins, le détourner de celle qu'il
a suivie jusqu'à présent, et par conséquent le tirer un peu à soi. Ce
que vous appelez avertir, divertir, je crains qu'aux yeux de vos adversaires,
ce soit tout simplement pervertir. Vos adversaires, loin que j'aie à
redire à ce que vous leur fournissiez (j'allais dire fourbissiez) des
armes contre vous-mêmes, je souhaiterais au contraire que vous les leur
redoubliez, non point pour épaissir à plaisir le malentendu, ce qui
importe peu, mais pour vous pousser vous-même dans vos derniers retranchements.
Car, en vérité, vous leur donnez souvent trop beau jeu à vous reprocher
que votre irrémissible [132] péché, celui de vos péchés vraiment inspiré
par le Diable, c'est le péché de malice. Êtes-vous bien
sûr, et moi aussi, qu'ils aient tout à fait tort ? La malice du Diable,
c'est vous qui le reconnaissez, suit des détours et des chemins si longuement,
si savamment insidieux! Tantôt c'est par les voies de la chair qu'elle
arrive à corrompre l'esprit qui ne cherche plus dès lors dans les mouvements
inconsidérés du corps, que la justification de ses propres désordres
; tantôt au contraire, si l'on peut nommer perversité cet état purement
critique, ce scepticisme radical de l'intelligence qui ne considère
plus que les ressorts des choses sans se préoccuper de leur fin, l'esprit
introduit dans les passions l'anarchie dont il est la proie. Quelque
vue qu'on adopte, et quelque part de vrai que chacune contienne, je
ne puis me ranger à l'une ni à l'autre, tout étant si étrangement mêlé
de faux et de vrai qu'on ne puisse choisir une troisième position qui
ne serait tout à fait ni l'une ni l'autre ou bien les deux à la fois.
Mais eux, je veux dire vos adversaires, si je leur donne provisoirement
un semblant de raison, c'est qu'au point où ils se sont, eux aussi,
retranchés, leur position est à peu près inexpugnable, puisque c'est
le seul souci moral qui règle et mène les neuf dixièmes des hommes,
et même un peu plus. Or, si j'écarte, pour vous et moi, et pour quelques
autres encore, ce souci dont on ne dira jamais assez tout le mal qu'il
a fait, il reste que ce qui domine en vous, c'est la malice qui a germé
sur l'Arbre de la Science, tout intellectuelle par conséquent, et selon
eux et vous aussi diabolique,
[133] parce qu'elle
nous enseigne qu'à partir du moment où nous nous connaissons nous-mêmes,
nous devenons semblables à des dieux. Mais il n'y avait pas seulement
au Paradis terrestre l'Arbre de la Connaissance, il y avait l'Arbre
de la Vie; lesquels il me semble que tantôt on sépare à tort, à moins
qu'on ne les prenne indifféremment l'un pour l'autre, même qu'on n'en
fasse qu'un seul. Que vous y tendiez, comme nous sommes quelques-uns,
qui y avons moins d'autorité que vous, à le faire, ah, je ne vous en
bénirai jamais assez. Pourquoi donc alors semblez-vous parfois comme
à plaisir donner des gages contre vous en leur attribuant, du moins
en apparence, une existence distincte ? On vous a,
plus d'une fois, je le répète, sommé de choisir; je serais au regret
que vous vous y résolviez, nous y perdrions trop. Mais pas plus qu'on
ne choisisse, je n'aime qu'on ne sache ou semble ne pas savoir choisir,
ou, si vous aimez mieux, qu'on oscille perpétuellement. Ce n'est pas,
quant à moi, de trouver alternativement à l'Evangile et au Diable tant
d'attrait, que je vous reproche, mais, plutôt que de ne pas choisir
entre eux, de ne pas les embrasser joyeusement l'un et l'autre, ce qui,
après tout, équivaudrait à les supprimer tous deux, et déblaierait derrière
vous bien des choses. A moins que, les réduisant en quelque sorte, à
une commune mesure, vous ne parveniez à rendre à l'Evangile, et, si
j'ose m'exprimer ainsi, à y fondre tout ce qui est du Diable, en ramenant
à un état d'innocence première cette « chair souillée », cet « établissement
de l'enfer », [134] qui, nous dites-vous, parfois vous désespèrent,
mais avec plus de complaisance peut-être que vous ne l'assurez. Ce n'est
pas votre enfer qui, je le crains bien, contrairement à l'autre, est
pavé de bonnes intentions, mais votre ciel, votre ciel terrestre, c'est
à dire votre Evangile. Cet état de rajeunissement spirituel, de renouvellement,
de native ingénuité enfin, je ne doute pas que vous y tendiez de toutes
vos forces; je doute que vous y parveniez un jour. Vous êtes trop intelligent,
André Gide; c'est là, vraiment, en vous, la part du Diable, celle-là
même à laquelle vous ne pourrez jamais renoncer. C'est pourquoi vous
ne deviendrez point celui-là dont la sagesse populaire dit qu'il n'y
entend pas malice. Vous ne prendrez jamais le Christ ni le Diable à
la légère; vous serez toujours écartelé entre eux, car vous les prenez
l'un et l'autre au sérieux, voire au tragique. Or, c'est peut-être à
la légère qu'il faut les prendre, l'un, le Diable, pour ne pas lui accorder
plus d'importance qu'il ne faut, l'autre, le Christ, parce que c'est
d'une âme riante qu'il faut aller à lui. A moins que, ne croyant à l’un
ni à l'autre, on soit tout simplement athée. Mais il est précisément
trop simple d'être athée. Et l'Evangile, il n'est qu'un homme au monde
qui, sur la terre, l'ait embrassé, vécu, qui soit peut-être allé plus
loin que l'Evangile même: c'est Saint François d'Assise. Qui de nous
pourrait se flatter de marcher, même à la distance qui nous sépare de
Sirius, sur ses traces ? Tout le reste est velléité. Alors? Alors, prenons-en
notre parti, et gaîment, si nous le pouvons.
[135]
la vertu, au sens ordinaire, n'est pas seulement
ce ressort intérieur qui nous aide à redresser nos mauvais penchants
(s'il y a de mauvais penchants) mais aussi, entre autres définitions,
qui nous distingue du vulgaire, enfin qui nous fait aller jusqu'au bout
de nos propres déterminations. Seule, une éducation profondément religieuse,
de quelque culte qu'elle relève, où le sérieux n'exclut point le tendre
ni le suave, peut, par l'habitude du repliement et de la distance spirituelle,
faire contracter à l'âme d'aussi fortes et subtiles délicatesses. Il
se pourrait donc qu'il n'y ait eu, chez André Gide, que transposition
pure et simple du sentiment religieux. Nous ne tournons qu'autour d'un
très petit nombre de choses; quand nous les avons successivement examinées
sous toutes leurs faces, c'est toujours à notre point de départ que
nous nous retrouvons. Chemin faisant, toutefois, nous avons enrichi
d'autant notre expérience, et nous embrassons l'univers d'une vue plus
paisible et plus haute, donc plus large et plus humaine. Si notre ferveur
est toujours aussi brûlante, nous mesurons mieux l'étendue et la ressource
de nos forces; et nous comprenons qu'il est à nos élans une limite au
delà de laquelle nous ne pouvons pas bondir. Il ne faudrait pas pousser
bien avant pour conclure qu'André Gide, où quelques-uns ne voient qu'incohérence,
manque de consistance et contradiction, certaine logique, mais secrète,
et qui vient de l'âme, constitue sa principale vertu. Il y a néanmoins
un [136] juste point que je souhaiterais qu'il
ne dépassât point, parce que je redoute qu'après, il tourne au prosélytisme,
sinon à la propagande, et, par surcroît, qu'il compromette l'idée qu'il
se fait, et que nous nous faisons avec lui, de l'œuvre d'art.
tout ce qui existe est naturel, disait déjà Candaule, ou,
en son nom, car c'est une des conclusions de sa préface, André Gide.
Cet aphorisme, dont je m'étonne que tout esprit bien fait puisse contester
qu'il n'est rien moins que légitime, Corydon ne fait qu'y appuyer
et le soutenir par des arguments de plusieurs sortes, dont je ne nie
pas la valeur et le bien fondé respectifs, mais où, pour une part, je
n'entends goutte. Ainsi ceux-là qui relèvent de l'observation scientifique.
N'y étant point allé voir, sauf par hasard, je suis bien forcé de croire
André Gide sur parole. C'est là toutefois,, à première vue, la partie,
de son argumentation (je ne dis pas théorie, moins encore doctrine)
qui peut paraître, même aux yeux d'un esprit non scientifique, et c'est
mon cas, la plus faible ou la plus contestable. Tout au plus pourrais-je
humblement dire qu'il faudrait peut-être, dans un aussi vaste domaine,
avoir réuni et coordonné une somme bien plus considérable de constatations
et d'expériences que n'a fait André Gide, pour en induire un semblant,
je ne dis pas même de loi, mais de moyenne. C'est, si je ne me trompe,
et, à proprement parler, de l'observation à l'état sporadique, et, [137]
à peu de chose
près, et sauf erreur, de l'empirisme. Les références d'André Gide fussent-elles
cent fois plus nombreuses et probantes, sans doute, en dehors d'elles,
reste-t-il une masse énorme, innombrable, incalculable de faits qui
viennent à leur encontre, et donner raison à ceux qui veulent que le
plaisir sexuel soit uniquement le moyen même de l'acte mystérieux qui
a pour fin la transmission et la perpétuation de la vie, donc, si l'on
veut, que plaisir et acte ne soient que fonction l'un de l'autre. N'ayant point
la tête métaphysique, et d'imagination que sensible et non de quelque
fin que ce soit, je n'ai jamais, en ce qui me concerne, bien pu me faire
à ce fameux vœu de l'espèce que je suis bien obligé de prendre pour
ce qu'il est en réalité, c'est-à-dire pour un simple fait, ni aux complications
de toute sorte où on a fini par l'embrouiller. D'autant qu'en bien des
circonstances, et entre individus d'un sexe différent, nous n'ignorons
point qu'il s'écarte singulièrement de ses voies. Passe encore, allais-je
dire, d'invoquer, à propos du vœu de l'espèce, les animaux qui, chacun
le sait, ne raisonnent point, et ce qu'on nomme volupté étant surtout
chose spirituelle. Mais c'est précisément là qu'André Gide me donne
tort, puisqu'un des points principaux de son raisonnement, c'est que
sur toute l'étendue et la hauteur de l'échelle animale, et jusqu'à l'homme,
il est loisible de constater et de multiplier des témoignages et des
exemples de plaisirs amoureux partagés par des individus du même sexe. Ici je redouble
(je ne parle toujours que des animaux) [129] et redis que des cas isolés, pour fréquents
et semblables qu'ils soient ou puissent paraître, ne démontrent pas
une inclination constante, et qu'une argumentation serait fausse, qui
prétendrait au contraire. Evidemment, ce n'est point une si mauvaise
méthode que de se faire d'abord l'avocat du Diable (encore lui), et
de pousser jusqu'à l'absurde et au contradictoire les intentions de
qui l'on instruit bénévolement le procès. On y gagne de préciser davantage
sa pensée, et je n'ai, que je sache, vu nulle part dans Corydon qu'André
Gide voulût ériger en loi ce qui n'est je ne dis pas qu'exception, mais
qui se présente, bien que si répandu, sous des couleurs et avec des
modalités encore si mal entendues et délimitées qu'il ne peut jusqu'à
nouvel ordre passer que pour exception. Il est courant de dire que l'exception
confirme la règle ; de quoi je serais immédiatement tenté de prendre
le contrepied, jusqu'à dire que c'est la règle qui confirme l'exception,
sauf que j'en suis gardé à temps par la crainte d'aboutir à la même
absurdité, qui serait de dresser au travers et au bout de n'importe
quelle sorte de passions je ne sais quel fantôme de loi (je ne dis pas
encore morale). Là comme ailleurs,
je ne puis voir que des faits, c'est-à-dire des cas, c'est-à-dire des
objets d'expérience, c'est-à-dire enfin des passions. Je suis loin de
méconnaître que c'est la forme même de son esprit qui a contraint André
Gide aux méthodes d'exposition et de discussion où Corydon a
recours; mais, plus encore que de la peste, je me méfie de toute dialectique,
le propre et le danger de toute dialectique [139] étant de nous induire en tentation de généraliser. Qu'a
fait d'autre l'insupportable Platon, et à quoi bon chercher tant d'histoires
pour énoncer des choses si simples? Si je hais jusqu'à la mort toute
espèce de métaphysique, c'est qu'elle n'est la plupart du temps qu'une
passion mal déguisée, et qui rougit de ses origines. — Mais, me direz-vous,
André Gide en est-il là? Hé non, bonnes gens, ce n'est pas à lui que
j'en ai, mais à l'idée qu'on s'en fait, et aux intentions qu'on lui
suppose, dont j'enrage; par excès de précaution, je ne m'attache si
bien à découvrir le défaut de la cuirasse, que parce que je sais d'avance
qu'il n'y a pas de défaut, et moins encore de cuirasse; et comme si
André Gide n'avait recours à un si grand luxe de précisions (d'aucuns
diraient de précautions) que pour mieux dissimuler sa secrète pensée
qui serait la simple justification du penchant de son héros, par conséquent
d'un cas individuel. A moins qu'inversement, et par honnêteté, ce penchant
dont la nature humaine accuse de si nombreux exemples, ne lui soit qu'un
point de départ et une occasion pour en saisir, en quelque sorte par
le dehors, et, comme ils disent, objectivement, la répétition et la
fréquence dans tous les règnes de la nature vivante. Cela ne revient-il
pas, après tout, au même? Voilà qui m'inquiéterait, et, davantage encore,
que l'application de la deuxième méthode, d'autant plus spécieuse qu'elle
est, en apparence, plus gratuite et désintéressée, ne donnât raison
à ceux qui prétendent qu'André Gide ne l'aurait suivie que pour donner
le [140] change sur la première, et pour mieux justifier son héros,
en insinuant, avec preuves à l'appui, qu'une tendance plus générale
que ce qu'un vain peuple pense, est l'expression, confuse encore, mais
déjà constatée, d'une loi, c'est-à-dire d'une moyenne. Or, pas plus
qu'eux, mais pour d'autres raisons, je n'accepte loi ni moyenne. D'abord
parce que je me méfie de tout ce qui est ou semble généralisation, fût-elle
partielle, et plus encore en matière de passions, de quelque nature
qu'elles soient. En réalité, que me font tous vos animaux, vos cirripèdes,
et autres protoplasmas? C'est la chose homme qui m'importe, et non telle
autre; vous y avez suffisamment prétexte. Certes, j'admets votre scrupule;
même je l'admire, et aussi votre ingéniosité à dire le plus congrûment
du monde, et le plus librement, les choses les plus délicates, parfois
les plus périlleuses. Mais êtes-vous bien sûr qu'en matière d'inclinations
sexuelles, quoi que ce soit se prouve ? Je redoute précisément
que cette abondance de preuves, jointes à tant de subtilité dans la
démonstration, ne se retournent contre vous. Je le sais, Corydon ne
veut convaincre personne, mais tout au plus persuader, et sur le ton
de la bonne compagnie. Je tombe d'accord, d'autre part, que l'opinion
des sots, des moralisants, des honteux et des refoulés compte pour si
peu que rien, et que tout ce qui est intelligent, et à qui, par dessus
la tête de son déplorable interlocuteur, Corydon s'adresse, ne peut
que peser à leur poids les arguments jetés par Corydon dans la balance.
Qu'on a beau jeu toutefois d'avoir affaire à si basse partie! Ce qui
m'a [141] toujours, je l'avoue, un peu choqué dans les Provinciales,
c'est que le père Jésuite y soit si stupide, et. que l'autre y ait
si facilement raison contre lui. Si celui-là à qui Corydon donne la
réplique, eût été de qualité moins ordinaire, quelles incomparables
conversations peut-être ne nous aurait-il pas values ! Même j'ai parfois
souhaité qu'au lieu de donner une voix à l'opinion courante, il partageât
les idées et les goûts de l'autre. J'imagine qu'alors, faisant plus
sourcilleusement rebondir le dialogue, au moment et au point que la
vérité de Corydon commence de tourner à l'évidence, il l'eût embarrassé
dans des tours plus savants et plus captieux, pour forcer son interlocuteur
à creuser plus encore en profondeur sa pensée, jusqu'à lui faire reconnaître
en fin de compte que si tout se prouve, rien vraiment ne se démontre.
Ou, si l'on veut, réciproquement. J'eusse aimé qu'il l'amenât successivement
à cette constatation qu'il n'y a guère, quant à l'exercice et à la légitimité
des passions, que des preuves morales, psychologiques, esthétiques,
et, si l'on veut, sociales, soit celles-là qu'André Gide développe excellemment
au cours des trois derniers dialogues ; et qu'il ajoutât que peut-être
les preuves scientifiques comptent pour si peu que rien, car c'est précisément
dans un domaine où il est commun de croire que toute évidence et certitude
se rencontre, c'est là, dis-je, qu'on risque le plus de trébucher, et
la raison d'être assujettie à l'erreur. Qui voulez-vous
convaincre, objecterait-il à Corydon ? Ceux qui le sont déjà n'en
ont que faire; les [142] autres, c'est en pure perte. Peut-être, après tout, ne tenez-vous
à convaincre ni persuader qui que ce soit; non, pas même vous. Je n'attendais
d'ailleurs pas moins d'un si rare esprit. Je veux bien que d'un règne
de la Nature à l'autre tout se tienne et s'enchaîne. Mais puisque, de
votre propre aveu, l'homme, en sa qualité d'animal supérieur, est le
seul qui, dans la manifestation de son instinct sexuel, se détermine
autrement que par de simples excitations périodiques qui ne viennent
affecter qu'un seul sens, que devient la valeur de votre preuve scientifique ?
Oui, je sais ; vous avez constaté chez plus d'un animal, disons
la même gratuité dans l'expression de l'instinct sexuel, je veux dire
que cet instinct s'exprime indifféremment avec un individu de n'importe
quel sexe. Il est vrai aussi que ce n'est que chez les animaux du sexe
mâle que vous la constatez, et qu'elle répond assez bien à ce que vous
revendiquez pour le seul sexe mâle, animal ou homme, c'est-à-dire le
privilège de la libre expression amoureuse, du libre choix amoureux,
sur quelque sexe que se porte ce choix, par quelque sexe que cette expression
soit déterminée. C'est ici que votre argumentation me paraît terriblement
spécieuse, sinon en défaut. Car, ou bien vous ne pouvez faire de différences,
quant au libre choix, entre l'animal et l'homme; ou bien ce vœu de l'espèce
que je reconnais moins encore que vous, dans sa teneur ontologique,
c'est-à-dire métaphysique, vous êtes obligé de l'étendre de l'animal
à l'homme ; et, dans ce cas, tout ne pèche-t-il point par la base ?
Il est vrai que ce vœu, vous assurez [143] que la femelle y suffit. Il vous restera donc ceci, à quoi
peut-être n'avez-vous pas pensé, c'est d'expliquer l'homosexualité féminine,
qui, pour bien des raisons qu'il serait trop long et inutile d'exposer
ici, comporte sans doute moins de valeur et de signification que l'autre,
mais qui, tout de même, compte, et, en tout cas, elle aussi, existe. J'ai bien peur qu'il n'y ait pas moyen d'en sortir. Cartésianisme, c'est-à-dire automatisme à part, où je vois, chez l'animal, indifférence à. se satisfaire n'importe comment et quel que soit l'objet sur lequel se porte sa préférence, je dis, pour l'homme, inclination. Car, quelque étendues et précises que soient vos observations et vos références, il est, je crois, sans exemple que vous ayez constaté chez un animal, même d'un ordre élevé, une inclination sexuelle constante, chronique, invétérée, qui se manifeste dans un ordre unique, soit celui-là qui nous occupe. Cette inclination, c'est l'homme, dans ce sens et à ce seul titre, qui la peut revendiquer. Mais, arrivés à ce point, nous nous trouvons en présence d'un, mystère devant lequel nous ne pouvons et ne devons que nous incliner, parce que, comme tout ce qui touche à l'origine et au développement des passions, surtout des passions de l'amour, il ne comporte, à mon avis, aucune explication. Hé oui, je le sais bien, ce n'est pas d'expliquer ni de constater, mais de justifier, qui vous soucie. Mais pourquoi des justifications à ce qui n'en souffre point? Rien, en effet, surtout en fait de passions, ne se justifie, car tout y est tour à tour et tout ensemble juste et injuste. [144] J'en fais l'aveu,
peut-être ne vous cherché-je une aussi longue, une aussi vaine querelle,
que pour mieux adopter vos conclusions où je regrette parfois que vous
arriviez par des chemins si hérissés, et, d'autre part, si spécieusement
défendus. Vous avez tenu, je le répète, à nous prouver une fois de plus
que tout ce qui existe est naturel. La belle affaire! Ne le savions-nous
pas déjà ? Certes oui, mais la preuve en est ce qu'il y a de plus
difficile au monde. Je sais bien que vous n'avez pas prétendu autre
chose, je veux dire constater; pourquoi donc alors agissez-vous comme
si vous alliez au rebours de vos intentions ? Toute licence sauf contre
l'amour, disait, voilà bien longtemps, Maurice Barrès. Il est vrai,
Corydon, qu'il ne l'entendait point du vôtre; mais c'est aussi celui-là
que je veux intégrer dans cette belle formule. J'accorde qu'à s'en tenir
à ce seul point de vue, il y a je ne sais quoi de mystique, de gratuitement
affirmatif, je ne sais quel agnosticisme enfin, où votre esprit répugne,
même s'il n'avait pas tournure d'un plaidoyer pour votre propre personne.
Toujours la justification, protestant que vous êtes! Que faites-vous
donc de la justification par la foi? Vous faut-il, par surcroît, les
œuvres ? Vous scandaliserais-je beaucoup si j'ajoutais que j'aurais
presque souhaité que vous eussiez revendiqué par dessus tout, à titre
de justification suprême, cet « il me plaît », ce « bon plaisir »,
et tout simplement ce plaisir à quoi me paraît de plus en plus se réduire,
malgré que d'autres en aient, la seule et unique fin où nous nous en
remettions tous ? C'est cela, je crois, [145]
qu'il
aurait fallu reconnaître et proclamer; qui sans doute est indiqué dans
vos prémisses et dans vos conclusions, comme au courant de vos dialogues,
mais comme en filigrane, et sans qu'il en transparaisse plus qu'il ne
faudrait à votre soliloque à deux, j'allais dire à votre prédication:
que vous n'avez pas, je l'admets, voulu dire, parce que vous n'y auriez
vu que l'apologie d'un cas isolé, donc personnel, à quoi votre scrupule,
et, je l'admets plus encore, votre tournure d'esprit et votre honnêteté
d'écrivain, s'opposaient; mais à quoi non plus vous ne pouvez pas davantage
échapper, parce que précisément le plaisir qui ne se préoccupe pas de
ses fins, mais de son objet et de son contentement, est ce qu'il y a
de plus naturel à l'homme. Que ce plaisir
serve de moyen à la transmission de la vie, à la perpétuation de l'espèce,
je n'y vois aucun inconvénient, mais uniquement par surcroît, et en
quelque sorte par raccroc (vous dites d'ailleurs quelque chose d'approchant,
sinon la même chose). D'où vous occupiez la position la plus ferme pour
vous établir plus solidement ensuite dans cette loi, plus générale encore,
de l'universel gaspillage des forces, y compris celles qui ont pour
fonction et propriété de propager la vie d'une génération à l'autre.
Vous faites gloire et honneur à l'homme de la faculté de discernement
et de choix dont, à l'encontre de l'animal, il fait preuve et rend témoignage
dans l'exercice des passions de l'amour; et, sans vous y prononcer d'ailleurs
bien nettement, il semble que vous en tiriez argument en faveur d'une
inclination [146] qui, parce qu'elle est la négation du
vœu de l'espèce, vous paraît se soustraire aux fureurs de l'amour dit
normal, dans ce qu'elles ont de plus aveugle, et qui peut-être ne sont
aveugles et furieuses en effet que parce que la vie, conformément à
ce qu'on nous enseigne, ne peut se maintenir qu'au prix d'une permanente
destruction. Ici, je vous donne raison; mais, discernement et choix,
j'en suis moins assuré que vous. Il y a toujours, dans quelque inclination
que ce soit, je ne sais quoi de furieux et d'aveugle, c'est-à-dire qui
envahit, possède et consume l'être tout entier, partant je ne sais quoi
de fatal, qui par cela même ne relève d'aucune évaluation, et qui porte
en soi sa propre justice et sa propre sanction. Cela existe, et j'en
sais bien des exemples; il me suffit, je n'en veux point d'autres preuves.
Toutes celles que vous pourrez accumuler, je ne dis point qu'elles se
retourneront contre vous, mais qu'elles sont susceptibles de tant d'interprétations,
et dont vous ne viendrez pas à bout, que vous ne ferez qu'embrouiller
tout. Agnosticisme, soit; ce n'est pas pour rien que mon esprit ne peut
se concevoir lui-même dans une autre attitude. Je vous sais un gré infini
d'avoir fait une certaine lumière dans un procès encore bien trouble
et confus, et dont le moins qu'on en puisse dire, c'est que le Ministère
public, soit celui ou ceux qui parlent au nom de la Société et des soi-disant
bonnes mœurs, est suspect plus encore de partialité que d'inclairvoyance.
Mais précisément le dossier me paraît de ceux qui ne se plaident point,
parce que, comme tout ce qui touche à l'amour, les pièces en [147] sont trop mystérieuses, et les conclusions
de la défense trop évidentes; et que l'évidence des unes est fonction
même du mystère des autres. Au fond, presque rien nous sépare, je dirai
même rien. Ne croyez pas surtout que je ne vous ai tant cherché chicane
que pour me mettre finalement mieux d'accord avec vous, ou pour mieux
vous donner raison, mais par d'autres moyens. C'est différence d'angle,
voilà tout; c'est qu'à mon avis, la beauté, cette promesse, disait Stendhal,
de bonheur (disons, si vous le voulez, tout simplement l'amour), suffit
à. tout justifier ; et aussi que les énigmes sexuelles, si elles sont
les plus importantes de toutes et le principe de nos actes, il ne faut
pas non plus trop souligner leur importance, ni leur faire un sort trop
éclatant, non point par hypocrisie ou lâcheté, mais par crainte d'en
faire dévier l'esprit, d'en dénaturer le sens mystérieux, et, je vous
le dis tout bas, qu'elles tombent dans le domaine littéraire public.
Nous sommes depuis trop longtemps, et de tous les côtés, empoisonnés
de littérature amoureuse, pour qu'à votre tour vous ne me donniez pas
raison.
une eglise, une Religion, commence à ne plus se suffire
à elle-même, ni peut-être à ses fidèles, qui laisse à des laïques le
soin de la défendre, et les arguments qu'ils s'imaginent qu'il y faut.
Sans parler des âges splendides de la Foi, cela, même au temps de Bossuet,
eût-il été possible ? Qui se mêlait, Arnault, [148] Pascal, s'il n'était point d'Eglise,
des choses et des matières du dogme et de la morale, il était aussitôt
hérétique. Admirable prudence d'un grand corps qui prétendait ne tirer
que de lui-même la substance et les moyens de son intégrité et de sa
continuité, et ne consentait à ses participants que la part d'interprétation,
de vérité et de communion qu'il voulait bien leur dispenser! Il est
certes permis aux hommes qui aiment et qui cherchent ce qu'ils croient
être la vérité, de le dire, même tout haut, et, par tant de services
rendus, de devenir les plus fermes soutiens d'une institution faiblissante.
J'admire seulement l'étrange renversement qui y préside, et au nom de
quelle autorité empruntée ces mêmes hommes qui n'y ont point qualité,
et dont le talent d'écrivain, la subtilité d'esprit ou la vigueur dialectique
sont, à des degrés divers, d'ailleurs dignes d'admiration, s'arrogent
le droit de voler au secours d'une Religion dont ils protestent, il
est vrai, qu'ils n'interprètent point les dogmes, et, par surcroît,
de trancher, de décider, de juger sur la Morale. Que font-ils d'autre,
après tout, que ceux-là même où ils en ont, et qui n'y mettent point,
après tout, tant de prétention ? Prudente et sage fut l'Eglise de passer
toujours plus ou moins condamnation sur les passions et sur les mœurs,
pourvu que l'orthodoxie fût sauve. Ceux-là, j'entends bien que c'est
avant tout le libertinage de l'esprit qui les offusque. Mais, à une
époque où l'Eglise n'est plus assez forte pour imposer universellement,
spontanément ou par contrainte, sa vérité, c'est par le retour insidieux
de la morale qu'ils insinuent [149] et sèment le
doute sur la sincérité et la justesse de ceux où ils voient ou subodorent
un danger pour l'Eglise. A moins toutefois (ce que je ne puis croire
et qui serait pire), qu'ils ne fassent bon marché du libertinage au
sens où on l'entendait au dix-septième siècle, pourvu que la morale,
c'est-à-dire la façade, soit sauve. Il est vrai qu'indépendance de l'esprit
et franchise des passions, tout se tient, l'une entraîne l'autre. Mais
qu'en un temps où tout tourne à l'hérésie, on attaque ou condamne un
homme au nom de l'une ou de l'autre, ou des deux, ne fait pas son procès,
mais bien plutôt peut-être celui de ses juges.
« dans CE que nous écrivons,
il y a toujours et presque nécessairement les trois quarts d'un inexact,
d'un incomplet, qui a besoin d'un correctif, et qui donne beau jeu aux
lecteurs de mauvaise volonté. Mais qui est-ce qui écrit pour les lecteurs
de mauvaise volonté ? » Ces lignes de Sainte-Beuve, que chacun peut
lire dans les Pensées qui font suite aux Poésies de Joseph
Delorme, ne souhaiterait-on pas les appliquer non seulement à soi-même,
quand on écrit, mais à quelque écrivain que ce soit, dont l'importance
et la qualité ne sauraient être méconnues, particulièrement enfin à
Gide. On se démêle assez mal soi-même d'un auteur dont on parle, et
qui, même s'il y a des points où on n'est pas d'accord avec lui, s'est
si bien emparé de votre pensée qu'on ne se fait crédit que dans la mesure
où on est assuré [150]
qu'on
ne travestit point la sienne propre, je veux dire sa pensée, à lui.
Si j'étais possédé de ce démon qu'Ernest Renan appelle la bourrique
Système, sans doute ferais-je bon marché de ne donner d'André Gide qu'une
ressemblance inexacte, pourvu qu'elle fût cohérente et logique, de quoi
je puis affirmer que je n'ai nul souci. Après quoi aussi, poussant à
l'extrême, ajouterais-je qu'il n'en saurait être autrement, l'homme
étant incommunicable à l'homme, et qu'à la condition que les idées qu'on
enchaîne à propos de tel écrivain, tiennent entre elles, on est quitte
du reste. C'est là précisément
le penchant contre lequel il me paraît que nous avons tous à lutter;
autrement dit, nous sommes tous tentés de faire, fût-ce en matière de
critique, non point œuvre de vérité, mais œuvre d'art, soit n'exprimer
que des préférences. J'allais dire personnelles. Mais toutes, ne le
sont-elles point ? Il y a bien des manières possibles, et j'imagine,
aussi légitimes les unes que les, autres, de définir l'œuvre d'art.
J'y hésite, pour ma part, plus qu'à toute autre chose au monde, surtout
dès qu'il s'agit d'un tiers, et qui a nom André Gide. Comme de la peste,
je me méfie aussi de n'importe quel axiome, et ne me rassure à moitié
qu'en songeant qu'après tout, même en matière de géométrie, un axiome,
au lieu d'exprimer, comme on dit, une vérité évidente par elle-même,
et qui contient ses propres conséquences et démonstrations, pourrait
bien n'être au contraire qu'une cristallisation d'expériences préalables
remontant à leur suprême point de convergence ; [151] il y aurait
donc là un mouvement inverse de celui où on accoutume d'ordinaire l'esprit,
et qui tournerait au cercle vicieux, si depuis longtemps nous n'étions
habitués à considérer toute forme de raisonnement que sous la
figure du serpent qui se mord la queue. Voilà qui vous
met particulièrement à l'aise; car, à partir de là, on peut se permettre
tout ce qu'on veut, quitte à se restreindre ensuite, où je ne vois pas
plus de difficulté qu'au reste. Toutes les courbes en effet ne sont
point géométriques; surtout dans l'espace psychologique, certaines lignes
brisées sont plus éloquentes et significatives que les trajectoires
les plus rigides. La correspondance de Flaubert a été longtemps le livre
de chevet d'André Gide; il n'y en avait presque pas de phrases, nous
apprend-il, qu'il ne sût pour ainsi dire par cœur. Cela aussi, avec
bien d'autres choses, il l'a secoué derrière lui; je ne saurais dire
combien nous lui en sommes reconnaissants. L'admirable, c'est qu'on
ne retrouve trace, empreinte, ni veine de Flaubert dans toute l'œuvre
d'André Gide. Ni même influence, du moins apparente; car, à bien chercher,
il ne serait peut-être point malaisé, quelque spéciosité qu'on y semblât
mettre, de découvrir, entre Flaubert et Gide, quant à l'idée qu'ils
se font l'un et l'autre de l'œuvre d'art, certaine communauté qui, chez
André Gide, pourrait bien s'être prolongée plus avant qu'il ne se l'imagine
lui-même. J'avoue que,
personnellement, je ressens je ne sais quelle gêne à parler de Flaubert.
Si Balzac, que je n'ai pas cessé d'aimer comme une brute, m'a longtemps
délibérément fermé les yeux à tout ce qui, [152] dans l'ordre du roman, même Stendhal,
n'était pas lui, je ne me demande point s'il y a seulement dans ce goût
passionné, inclination naturelle, ou affaire de circonstance et d'occasion,
rien du reste ne venant à celui qui l'attend, qu'à son heure et en son
lieu. Mais sauf nécessité, n'ayant jamais rien pu faire, écrire ou lire
que pour le plaisir, je n'éprouve non plus aucune mauvaise honte, ni
ne m'en flatte, à reconnaître tout haut que je n'ai jamais pu me mettre
à une lecture de Flaubert que comme à un pensum. Eh, sans doute, il
fallait le lire ; mais une fois le livre fermé, que m'en restait-il,
quelle émotion, et quelle nourriture? Est-il bien sûr que Flaubert ait
désormais d'autre valeur que la position tout historique qu'il occupe
à la tête et dans le développement de certaine école littéraire? Pour
tout dire, et en gros, il a porté le naturalisme dans ses flancs, comme
Théophile Gautier, le Parnasse. Toutefois, si Gautier se trouve exactement
situé sur le plan même du Parnasse, Flaubert, lui, ce naturalisme qu'il
a enfanté, il le dépasse de plus loin et de plus haut. Toutefois,
entre naturalistes et parnassiens, quelle différence d'esthétique y
a-t-il ? J'ai beau faire, je n'y en vois aucune. Outre que les
uns ni les autres ne nous introduisent au monde spirituel, la fameuse
formule qui, je crois, appartient aux Parnassiens, l'art pour l'art,
n'est-elle pas indifféremment transposable des uns aux autres? Jusqu'autant
certes, que l'art n'a rien à voir avec la morale, j'y consens et j'y
applaudis des deux mains. Mais est-il bien sûr que c'est ainsi qu'ils
l'entendissent? Les uns, c'était [153] au sens exclusivement
pittoresque et plastique, et de l'idée tout extérieure, forme et couleur,
qu'ils se faisaient de la beauté. Je n'oserais pas jurer que les autres
non plus, dans leur recherche et leur prédilection du laid, du grossier,
du quelconque, parfois du monstrueux, se fissent de l'art une idée différente.
Il ne paraît donc pas tellement absurde de prétendre que Flaubert qui,
par surcroît, est aussi un produit attardé du romantisme, tient à la
fois, par sa double nature, des uns et des autres, sauf qu'à force de
génie, il a plus d'une fois poussé jusqu'au grand ce qui n'était chez
parnassiens et naturalistes, et chez lui aussi, que procédé et système. A la vérité,
tout grand écrivain (ce n'est que provisoirement, et jusqu'à preuve
du contraire, que j'emploie, à propos de Flaubert, cette alliance de
mots), tout grand écrivain, dis-je, n'est jamais qu'à demi responsable
de son système et de ses procédés, et, à aucun titre que ce soit, de
son influence. Ce qu'il y a de curieux, en effet, presque de contradictoire
dans le cas de Flaubert, c'est que sa doctrine esthétique, moins dans
son détail et son ensemble que dans sa tendance essentielle, a trouvé
son application à des esprits diamétralement opposés à celui de Flaubert;
donc, tout en se retournant contre lui, et en s'opposant en quelque
sorte à lui, n'a pas cessé de porter ses fruits, et les seuls, mais
aussi les plus féconds et les plus abondants, qu'elle fût capable de
produire. Car, pour autant que l'art pour l'art n'est pas autre chose
que l'œuvre d'art distincte de la morale, ce n'est point ailleurs que
dans la doctrine [154]
de Flaubert, que je puis trouver la justification de l'œuvre
d'André Gide. Cette influence,
en outre, c'est-à-dire cette justification au deuxième degré, ne serait-il
pas possible de la trouver dans la valeur objective, j'aimerais mieux
dire impersonnelle, que Flaubert assigne à l'œuvre d'art ? Je le
sais, les apparences sont contre moi. Y a-t-il au monde un écrivain
moins impersonnel qu'André Gide? A la réflexion, je me dis qu'il n'y
a là que logomachie. Nul écrivain qui ne soit personnel, et ne parle
autrement que pour son compte. L'art aussi est un égoïsme sacré. Flaubert
a beau s'effacer derrière ses bonshommes, qu'ils soient Emma Bovary,
Salammbô, Frédéric Moreau, Saint-Antoine, ou Bouvard et son frère siamois
Pécuchet, c'est toujours Flaubert qui parle; ils ne sont que ses truchements,
et l'idée sensible qu'il se fait des hommes et de l'humanité. Par contre,
s'il faut l'en croire, il y a chez André Gide un tel don, une telle
faculté de dédoublement et d'absorption, nous dit-il, de lui-même dans
ses personnages, qu'il devient tour à tour chacun d'eux, et pour différents
qu'ils soient. Il n'y a toutefois contradiction qu'en apparence. Outre
que cette transfusion du romancier dans chacun de ses personnages n'est
point chose nouvelle, et que nous en avons avec Balzac, et Flaubert
lui-même (je ne doute pas non plus qu'un Shakespeare, un Racine, y aient
échappé) d'illustres exemples, voilà qui ne servirait qu'à démontrer
d'abord qu'il n'y a point, pour le romancier, ni pour quelque artiste
que ce soit, d'art impersonnel, c'est-à-dire où l'auteur [155]
se puisse dissocier de ses personnages; et qu'en second lieu, cet art impersonnel,
s'il existait vraiment, la seule façon, pour un romancier, pour un dramaturge,
d'y atteindre, serait d'épouser si étroitement ses héros qu'il ne s'en
distinguerait plus, et, sans cesser d'être lui-même, qu'il n'existerait
plus qu'en fonction d'eux-mêmes. Qu'il est difficile
de serrer de près sa propre pensée ! J'ai connu des philosophes (entre
nous, c'est une espèce à laquelle je n'ai jamais compris grand'chose)
dont l'unique souci était de détruire systématiquement en eux le sentiment
de la réalité, jusqu'au point qu'ils l'eussent remplacé par un simple
enchaînement de concepts. Eux aussi, hélas, ils cherchaient le Moi pur.
Cependant, cette réalité dont ils voulaient se délivrer, et à laquelle,
croyaient-ils, ils fermaient délibérément les yeux, il en restait toujours,
pour diminuée qu'elle fût, une moindre quantité dont ils n'arrivaient
point à se défaire, et qui dès lors tournait pour eux au cauchemar.
Au fond, et sous un autre nom, mais sans se l'avouer, ils ne cessaient
pas, en philosophes qu'ils étaient, d'agiter la vieille querelle du
Moi et du Non-Moi. Que ne se disaient-ils que le vrai, le seul moyen
de résoudre une aussi redoutable antinomie, et par conséquent de supprimer
cette réalité dont ils étaient tout offusqués, c'était encore de s'y
baigner, de s'y effacer, de s'y perdre, de s'y confondre, de faire corps
avec elle, de ne plus s'en distinguer enfin? Il est vrai que c'est là
un état proprement dionysiaque, et qui n'est pas à la portée de tout
[156] le monde, en
particulier d'un philosophe, à preuve Nietzsche, qui en a payé le prix
de sa raison. Que ce soit
là toutefois un état éminemment favorable à la création poétique, il
n'en faut point disconvenir; et j'appelle poétique tout ordre artistique
de création, le roman compris. Ceci dit, je ne m'éloigne pas tellement
de Flaubert, ni moins encore d'André Gide qu'il n'y paraît, n'en étant
arrivé à ce point que pour renforcer ce qu'il y a de vain, d'illusoire,
et de faux, dans ce qu'on entend par l'impersonnalité dans l'œuvre d'art,
à quoi Flaubert s'est pipé, lui, le plus personnel, le plus systématique
de tous les artistes. Car, des deux, c'est André Gide qui atteint à
l'impersonnalité, précisément parce qu'au lieu d'y viser, ni à son contraire,
il ne s'en préoccupe point, jusqu'à devenir tour à tour, sinon simultanément,
chacun de ses héros ou héroïnes. Ce qui ne préjuge en rien contre sa
personnalité d'artiste et la redouble au contraire, personne ne pouvant
perdre la sienne, et le propre de tout artiste étant d'être chacun le
plus personnel des hommes, et de s'imaginer aussi, la plupart du temps,
différent de lui-même. C'est ce que Jules de Gaultier a baptisé bovarysme;
il n'est pas d'un moindre intérêt que ce soit précisément du nom d'un
personnage, et non du moins qualifié, de Flaubert. La grande signification,
la grande vertu d'une influence, c'est que cette influence tourne, neuf
fois sur dix, à sa propre opposition. Je ne cesse point d'admirer que,
partant d'un angle pour ainsi dire commun, soit l'indépendance réciproque
de l'art et de la morale, et de l'effacement volontaire de l'artiste
[157] derrière son œuvre, Flaubert et Gide en arrivent
à représenter tout le contraire l'un de l'autre; sans compter la question
du style, dont ils ont, l'un et l'autre, la plus haute idée, mais qu'ils
entendent, sans qu'ils cessent, eux, non plus, d'y subordonner tout,
de la façon la plus différente. Flaubert, plus
parnassien qu'on ne pourrait le croire, se faisait du style une conception
toute mécanique. Il n'y a, de Gautier à lui, de dissemblance que celle
qui tient à la supériorité de la musique sur la peinture. Gautier est
resté sourd toute sa vie à toute espèce de nombre; il n'a jamais sacrifié
qu'à l'image, la plus correcte, la plus froidement symétrique, la moins
imprévue, et, comble d'horreur, la plus analogique. Or, quoi qu'on en
ait dit, ce n'est point de l'image que se recommande le style de Flaubert;
telle des siennes, et si vantée, est bien souvent inexacte et fausse.
Son vrai style n'est point là, mais dans certaine cadence qui, pour
monotone et parfois pauvre qu'elle soit, comme par exemple dans cette
accablante Salammbô, n'atteint pas moins par instants jusqu'à
ce grand rythme qui est, entre tous, un des génies secrets de la langue
française. Ne se vantait-il point qu'il n'avait tâché à rien que d'aligner,
dans Madame Bovary, une succession de phrases bien faites? A
quoi ceux qui le connaissaient mieux qu'il ne se connaissait, répliquaient
à juste raison que s'il n'y avait eu dans ce roman que des phrases bien
faites, il n'aurait pas eu tant de signification. Avaient-ils donc tellement
raison, et lui, tellement tort ? Nous touchons ici au nœud capital,
au point essentiel du [158] problème non
seulement du style, mais de l'écrivain. N'est-ce donc point le même
? Après tout, il se pourrait. Il me paraît sans exemple qu'un homme
qui, tel Flaubert, est loin d'être le plus grand écrivain de son siècle,
ait précisément dominé tout ce siècle et un peu plus, de par l'importance
et le prolongement des problèmes d'art qu'il a soulevés. Ce qu'il soulève
davantage encore, c'est la différence qu'on peut établir, à propos de
lui et d'autres, entre le styliste et l'écrivain. Il me revient
à la mémoire un passage de Sainte-Beuve que je n'ai pu vérifier, faute
de l'avoir retrouvé, et où il dit à peu près qu'étant jeune il tendait
à se distinguer des autres par une manière à lui; mais qu'à la réflexion,
il s'était mis à écrire, ayant trop de choses à dire, comme tout le
monde. Je ne me demande point si cet aveu dissimule ou non chez Sainte-Beuve
qui, dans sa première manière n'est surtout que sécheresse et préciosité,
un aveu d'impuissance à se créer un vrai style où il n'a remédié presque
toujours que par l'abondant, et parfois le diffus et le négligé, ce
négligé qui est devenu de plus en plus sa manière définitive. Je n'anticipe
pas davantage, avec Sainte-Beuve à l'appui, sur cette tendance à la
banalisation qu'André Gide assigne aux grands esprits, et où il voit
la suprême expression de l'individualité ; car il n'y attache pas tout
à fait, me semble-t-il, et ne serait-ce que si peu, le même sens que
Sainte-Beuve. Mais si celui-ci (je fais la démonstration à rebours,
et prends les choses en gros, quitte à dissocier ensuite) témoigne qu'on
peut être un [159] grand écrivain sans avoir du style, Flaubert par contre
ne serait-il point un illustre exemple d'un grand styliste qui peut
n'être pas un grand écrivain? Où est, je vous le demande, le style de
Montaigne, et le style de Saint-Simon? Où, le style de Stendhal et celui
de Balzac, et, plus près de nous, celui de Marcel Proust ? Il n'est
pas néanmoins de plus grands écrivains; c'est qu'ils ont forgé leur
langue en pleine pâte, et, si je puis ainsi dire, en plein devenir.
N'auraient-ils donc point de style? Au contraire, si le style consiste
à communiquer à chaque mot, à chaque phrase, à chaque partie du discours,
à tout le discours, le moindre ondoiement de la pensée à laquelle ils
correspondent. Y aurait-il donc plusieurs manières d'entendre et de
traiter le style? Pourquoi non, surtout aux yeux de qui, dans le style,
au même plan que mesure, ordre et contrainte, met expression et mouvement,
c'est-à-dire ce don de vie que rien ne remplace, et qu'il faudrait peut-être,
que vous en semble, mettre au-dessus de tous les autres. Nous nous sommes
sans doute habitués, certains parfaits modèles aidants, à ne voir dans
le style que ce qui, au vrai sens, et pour reprendre, après La Bruyère,
un mot cher à Gide, est caractère, c'est-à-dire ce qui grave;
dessine, ne s'en tient qu'au trait, dédaigne toute surcharge, n'est
par conséquent que ce rien de trop qui vous distingue du vulgaire; le
propre du vulgaire étant d'en dire toujours beaucoup plus qu'il n'en
faut. Le mot, la phrase, chaque partie du discours, le discours même,
ce style, mais bien plus que l'autre, les met en leur place, et leur
[160] donne,
par rapport à la pensée, tout leur poids, toute leur densité et toute
leur cohésion, au point qu'ils ne se distinguent plus de la pensée qu'ils
expriment; qu'à force de s'y incorporer ils sont sa substance même;
bien mieux, qu'elle n'est que sa fonction même, au lieu qu'ils ne semblent,
dans n'importe quel autre style, que sa seule efflorescence et comme
la feuillaison d'un arbre qui, dans sa structure essentielle, resterait
indépendant de la forme de ses rameaux. Entre l'un et l'autre style,
Flaubert ne tiendrait-il pas le juste milieu, ou plutôt n'y établirait-il
pas une sorte de compromis? Ni fantaisie ni caprice, ni de ces frondaisons
où l'on pourrait porter la serpe sans craindre d'y retrancher à la montée
et à l'épanouissement de la sève; pas davantage ce nombre qui procède
non seulement du rapport le plus étroit du mot avec la pensée, mais
de la vie même du mot, de sa moelle poursuivie jusque dans sa racine
la plus secrète et jusqu'au point où, quel que soit son degré d'usure,
il n'est plus que la pensée elle-même s'y exprimant avec un tel caractère
de nécessité qu'il crée dès lors, et tous les autres, et tout le discours
avec lui, son propre rythme et sa propre distribution. Je disais tout
à l'heure, à propos de Flaubert, musique. Or, la musique de Flaubert
est tout extérieure. Il possède à un degré très vif le sens plastique
des mots ; il n'en sait pas le poids, parce que tout, ou presque tout,
de leur substance intime, lui échappe. C'est pourquoi il n'aboutit qu'à
enchaîner des cadences qui, tout rigoureuses, la plupart du temps, qu'elles
[161] soient, ne rendent pas en nous la moindre
résonance. Je me suis longtemps demandé d'où, chez Flaubert, provenait
ce défaut. C'est que, soit disposition innée, soit entêtement à de déplorables
doctrines, rien chez lui ne vient de l'âme; et le style est avant tout
chose spirituelle, plus encore que physiologique, ou les deux à la fois.
Sachons-lui gré, certes, d'en avoir élevé si haut la valeur et la dignité.
A une époque où personne, sauf Baudelaire, ne savait ce que c'était
que le style, il a eu l'honneur d'en poser le problème dans toute sa
rigueur. S'il ne l'a point complètement résolu, d'autres, qui en ont
compris toute l'importance ou qui en avaient dès en naissant le génie,
l'ont bien mieux, mais grâce à lui, résolu, et d'une manière à laquelle
on ne peut trouver d'équivalence que chez les plus grands écrivains
classiques. J'admire en
effet qu'André Gide, tout nourri qu'il ait jadis été de la correspondance
de Flaubert, c'est-à-dire, reconnaissons-le, de Flaubert tout court,
on s'en aperçoit si peu qu'il a, tout en mettant, lui aussi, le style
au-dessus de tout, dénoué la question du style à l'encontre et à l'opposition
de Flaubert ; et que ce soit son style même, c'est-à-dire la forme de
sa pensée, qui précisément l'induise à traiter et à résoudre dans une
direction tellement divergente les problèmes où il est le plus d'accord
avec Flaubert, c'est-à-dire l'art pour l'art, et cette impersonnalité
de l'art qu'André Gide appelle, illusion ou non, le sacrifice de l'artiste
à son œuvre. Que tout, en
art, soit affaire de style, personne n'en est plus convaincu que moi,
si ce n'est André Gide; [162] il n'a pas pris pour rien, et plus d'une fois, la peine
de nous en avertir. Quant au sien, je n'en sais point, et n'y saurais,
trop revenir, qui, presque dès son premier livre, mette en œuvre, avec
plus de souplesse que de force, mais une souplesse que rien ne peut
rompre, les plus subtiles ressources de la langue française, et de telle
sorte qu'il faudrait remonter loin pour en trouver plus digne témoignage.
J'ai dit ailleurs que ce style est classique entre tous; Gide n'aurait
pas, à diverses reprises, si bien dit et d'une façon si pertinente,
ce qu'est à ses yeux le style classique, s'il ne le sentait, le pensait,
et l'exprimait d'une façon si naturelle, et comme sortant de son propre
fonds. La grande vertu, mais aussi le grand écueil du style classique,
c'est de ne rien dire, en quelque sorte, que par prétérition; et, se
conformant ainsi aux exigences d'une pudeur où nous voyons tous, pour
peu que nous y tombions d'accord, le plus haut garant de ce style, de
se soumettre si bien à son objet et de s'y effacer si totalement qu'il
lui impose sa propre contrainte. Il n'y a point de préexistence du style
à la pensée, ni réciproquement ; de quelque façon qu'il s'exprime, l'écrivain,
ne l'ai-je point déjà dit ? n'aura de pensée et ne l'embrassera
plus étroitement qu'autant que lui seront disponibles les mots qu'il
faudra pour rendre sensible cette pensée. Libre, je crois, aux romantiques
de prétendre que c'est la pensée et son mouvement qui déterminent et
qui créent le style; c'est d'art classique qu'il est ici question, et
d'André Gide à qui tout écrivain né classique ne saurait mieux faire
que de donner raison, [163] quand il invoque cette vertu constructive du style où, dit-il,
l'émotion, et j'ajoute toujours la pensée, ne peut manquer de se ranger. Toutefois,
l'idée la plus juste contient toujours son propre excès, je dirai presque
sa propre condamnation. Je ne suis pas aussi sûr qu'André Gide, que
« l'exigence du vers a inspiré, dicté presque à Racine certaines
de ses notations les plus subtiles, les plus neuves et les plus hardies ».
J'y vois pour ma part, à prendre pour exemple, le vers que cite André
Gide, une rencontre admirable, un miracle d'adaptation réciproque, et,
en l'espèce, une réussite d'une nature en quelque sorte mystique, enfin
un de ces secrets coups de foudre de la Grâce poétique. Mais c'est qu'aussi
il s'agit de poésie et de Racine par surcroît. Je ne nie pas davantage
que la prose ait son nombre à elle, plus intime et malaisé peut-être
que celui du vers, parce qu'il obéit à des lois moins précises, et qu'il
y faut exercer une surveillance plus constante; ce nombre précisément
qu'André Gide a porté si loin que si l'on voulait en enregistrer mathématiquement
tous les espaces et les intervalles, on se rendrait compte que les accents
et les silences y sont ménagés d'une façon si subtile et savante qu'il
est sans doute un des plus parfaits auxquels la langue française se
soit jamais pliée. « Comme Chopin par les sons... » dit
André Gide. Mais n'y a-t-il donc que des sons, c'est à dire que des
mots ? C'est précisément Flaubert qui se laisse uniquement guider par
les mots ; et sous le nombre de Flaubert, il n'y a ni émotion ni pensée, [164] sauf celles, toutes physiques, qui tiennent
aux articulations des divers membres de la phrase. Je veux donc
qu'il y ait tout le contraire dans le nombre d'André Gide, soit cela
seul qui vient de l'âme. Si l'on peut tenir pour assuré que le génie
du style est vraiment un don de Dieu, et la part irréductible à quelque
évaluation que ce soit, n'est-on point fondé davantage à en dire autant
de la pensée; et que, s'il n'y a vraiment style que lorsqu'il y a pensée,
toute pensée aussi trouve tout naturellement et d'emblée son vrai style
? C'est cela, sauf erreur, que veut prétendre Nietzsche; au fond, sous
une forme différente, son aphorisme signifie-t-il autre chose que le
précepte de Boileau ? C'est pourquoi je suis beaucoup moins sûr que
Gide qu'il puisse y avoir (je force un peu les mots pour donner plus
de force à ma pensée) un style en quelque sorte préétabli à toute émotion.
Et quand il continue: « Ne t'inquiète que de la forme... » et ce
qui suit, Gide ne resterait-il pas, à son insu, sous une obscure influence
encore de Flaubert ? Il me semble qu'ici la ligne d'André Gide gauchit
à son tour un peu. Pas plus pour d'autres que pour lui, il n'est question
que l'émotion fasse dévier le style ; mais pour autant qu'on puisse,
poussant l'hérésie au comble, considérer, comme Flaubert, le style à
part de toute émotion, il ne serait rien moins que certain que la perfection
de la forme garantît que l'émotion vînt d'elle-même s'y loger; Flaubert
est encore là pour nous en donner la preuve. Cependant,
c'est une fois de plus à Gide que je [165] donne, contre Flaubert, provisoirement raison; quoi qu'il
y paraisse, et tout près de Flaubert qu'ici semble André Gide, n'y a-t-il
pas un abîme, à ne considérer que le style, entre le nombre de Flaubert
et celui d'André Gide, lequel nombre est, encore une fois, celui des
plus purs classiques français, à qui chacun sait que, sauf certaines
cadences qui lui frappaient plus l'oreille que l'âme, Flaubert n'a jamais
rien compris ? Voilà qui nous induit à supposer que le problème du style
est avant tout un problème moral. Au fait, si problème il y a, les classiques
s'en préoccupent vraisemblablement assez peu. Ce qu'ils ont à dire,
ils se contentent de le bien dire, sinon sans effort, du moins d'une
manière marquée, à nos yeux, d'un tel caractère qu'elle nous paraît,
à distance, et de par l'intervalle qui nous en sépare, toute naturelle.
Certes, il faut en rabattre, et je crois qu'ils avaient tout autant
de peine et de mal que nous à écrire, sauf qu'ils ne s'en sont jamais
tout haut posé la question. Celle que nous nous sommes plus d'une fois,
à propos d'eux, posée, sans parvenir à jamais la résoudre à notre complète
satisfaction, c'est de savoir si bien dire, ou bien écrire quelque chose,
pour neuf, imprévu, dangereux ou scandaleux qu'il soit, déjà n'équivaut
pas à toute une morale; ce qui est à la vérité, un peu différent, mais
touche de beaucoup plus près qu'on ne croit au problème moral du style. Je ne me préoccupe
point pour l'instant si c'est leur manière d'entendre ou de traiter
le style qui incline les classiques à ne faire que de ce qui touche
à [166] l'humain, l'objet
de leur étude; ou si leur seul souci de l'humain ne les contraint pas
plutôt à se mesurer et à se restreindre dans cette forme que nous sommes
tous d'accord à qualifier classique, parce qu'à ne s'en tenir pour le
moment qu'à une définition entre autres, elle est à peu près, qu'on
le veuille ou non, le seul instrument de précision capable de peser
cet impondérable, de décomposer cet inanalysable qu'il est convenu d'appeler
l'âme. Je croirais au contraire qu'il y a là, tout mysticisme à part,
prédestination, préétablissement réciproques, aussi bien chez les grands
classiques, que chez les modernes ; mais que ceux d'entre nous qui considèrent
dans le style la plus parfaite manière de rendre sensibles les mouvements
de l'esprit, des sentiments et des passions, ce n'est néanmoins que
par culture, réflexion et volonté, c'est-à-dire art, qu'ils y parviennent,
et qu'ils justifient à leur tour le conseil d'André Gide, conseil dont
il n'a pu goûter et apprécier la valeur qu'à force de se l'appliquer
à lui-même. Pouvons-nous donc faire autrement, fût-ce par feinte ou
crédit provisoire, que d'entrer dans un jeu où nous sommes tellement
engagés ? Loin dès lors que de croire que ce soit la pensée, ou l'émotion
d'André Gide, qui ait tout naturellement créé le style qu'elle habite,
je veux au contraire que ce style qui lui est si naturel, je veux qu'il
ait déterminé, presque prédéterminé même toute son œuvre; et que les
exigences d'une prose aussi difficile, aussi mesurée, aussi nombreuse,
que la plus rare poésie, lui aient inspiré, à lui aussi, ses « notations
les plus subtiles ». [167] C'est par
là qu'on pourrait saisir au vif ce qu'il y a d'abstrait, voire, André
Gide dût-il m'en vouloir, de cartésien, disons plutôt de spirituel dans
l'œuvre d'André Gide. Je n'en suis désormais que plus à l'aise pour
reconnaître que ce n'est point son style ni la qualité de son style
qui l'incline à traiter de quelques-uns des problèmes les plus curieux
ou les plus scabreux qui se soient jamais posés à l'attention des moralistes;
je veux seulement dire que, de leur avoir prêté la sinuosité, l'enveloppement,
les grâces délicates et forte d'une prose si captieuse qu'elle ne laisse
passer à travers ses réseaux que ce qu'elle veut, mais pour mieux l'y
reprendre et emprisonner ensuite, ce style leur a figuré une apparence
d'autant plus insidieuse, et un tour d'autant plus périlleux. Que je
donne de plus en plus raison à Gide, après m'être donné le fallacieux
semblant de lui donner tort, je n'en ai cure. C'est là procéder, si
je ne m'abuse, par cercles et rapprochements successifs, afin de serrer
toujours de plus près un objet de recherche qui se dérobe toujours davantage,
et qu'il ne fut jamais plus gênant de réduire à son terme extrême, à
savoir l'œuvre d'art chez André Gide. Je sens bien que je n'agite là
rien moins, à ce propos et une fois de plus, que le problème classique,
mais de plus en plus restreint à un point infinitésimal au-delà duquel
il n'est pas possible de le scruter, sauf, en dernier ressort, par comparaison
avec une autre manière de comprendre et de traiter l'œuvre d'art qui,
tout en n'étant point romantique, n'est point, non plus, à proprement
parler, classique. [168] Cette différence, André Gide l'expose
et la définit excellemment quand il dit : (je ne résiste pas au plaisir
de citer tout le passage auquel il me semble qu'il n'y a rien à reprendre)
: « J'imagine souvent telles préfaces à
l’Immoraliste, aux Faux-Monnayeurs, à la Symphonie...
l'une surtout où exposer ce que j'entends par objectivité romancière,
où établir deux sortes de romans, ou du moins deux façons de peindre
la vie (qui, dans certains romans, se rejoignent). L'une, extérieure et qu'on nomme communément
objective, qui voit d'abord le geste d'autrui, l'événement, et qui l'explique
et l'interprète. L'autre, qui s'attache d'abord aux émotions,
aux pensées, invente événements et personnages les mieux propres à mettre
ces émotions en valeur — et risque de demeurer impuissante à peindre
quoi que ce soit qui n'ait d'abord été ressenti par l'auteur. La richesse
de celui-ci, sa complexité, l'antagonisme de ses possibilités trop diverses,
permettront la plus grande diversité de ses créations. Mais c'est de
lui que tout émane. Il est le seul garant de la vérité qu'il révèle,
le seul juge. L'enfer et le ciel de ses personnages sont en lui. Ce n'est pas lui qu'il peint; mais ce
qu'il peint, il aurait
pu le devenir s'il n'était pas devenu tout lui-même... Oui, je pourrais
exposer tout cela. Mais ne l'ai-je pas dit ou laissé entendre suffisamment
déjà en parlant de Dostoïewsky ? A quoi bon reprendre ? Mieux vaut
dire aux lecteurs : lisez-moi; relisez-moi, et passer à autre chose. [169] Une des grandes
règles de l'art : ne pas s'attarder. Rien n'est
fait, si, ce personnage que je crée, je n'ai pas su vraiment le devenir,
et me dépersonnaliser en lui jusqu'à donner le change, jusqu'à encourir
le reproche de n'avoir jamais su portraiturer que moi-même, si différents
que soient entre eux Saül, Candaule, le pasteur de ma Symphonie,
ou Armand. C'est revenir à moi qui m'embarrasse, car en vérité,
je ne sais plus bien qui je suis; ou, si l'on préfère : je ne
suis jamais, je deviens ». (Feuillets, p. 35).
A supposer
en effet que, dans l'art du roman une façon strictement objective de
peindre la vie ne soit pas une pure illusion, et que nous puissions
faire autre chose qu'exprimer « quoi que ce soit, comme dit ailleurs
André Gide, qui n'ait d'abord été ressenti par l'auteur », je me demande,
en second lieu, dans quelle mesure et jusqu'à quelle limite « ces deux
façons de peindre la vie », c'est à dire objective et personnelle (c'est
toujours André Gide qui parle) peuvent bien, dans certains romans, se
rejoindre et n'en faire qu'une. Ce n'est certainement point la formule
de Flaubert, qu'il convient dès maintenant d'écarter pour ne plus y
revenir, qui résoudra la contradiction. Ne serait-ce point plutôt celle
de certains romanciers anglais, dont je sais qu'André Gide fait grand
cas, et, plus encore, de Dostoïewsky, à qui je demande la permission
d'ajouter Balzac ? Bien que Gide fasse rentrer le premier dans la catégorie
[170] des non objectifs
(je m'excuse du charabia où je suis obligé de recourir, mais c'est pour
simplifier d'autant), je crois que la part d'observation (pourquoi ne
pas dire désintégration, c'est à dire oubli de soi devant tel personnage
donné dont on ne songe plus qu'à enregistrer les faits et gestes, au
lieu que le mouvement contraire, soit celui qui consiste à devenir ce
personnage même, pourrait être qualifié intégration, ou transfusion
de l'auteur dans un autre que soi) ; je crois, dis-je, que la part d'observation,
chez Dostoïewsky, et aussi chez Balzac, contrebalance jusqu'à un certain
point l'imagination et la faculté qu'ils ont l'un et l'autre, et bien
plus le premier que le second, de s'incorporer dans leurs personnages
jusqu'à n'en plus démêler leur propre individu. Il ne s'agit, à vrai
dire, en l'espèce, que de romanciers; ce n'est pas le roman qui, sauf
les Faux-Monnayeurs, et je veux bien y ajouter les Caves du
Vatican, tient dans l'œuvre d'André Gide la plus grande place. Mais,
m'objecterez-vous, et l'Immoraliste, et la Porte étroite,
et Isabelle, et la Symphonie pastorale? Ceux-là, j'avoue
que l'artifice grâce auquel l'auteur les baptise récits, m'importe assez
peu, et je les tiens, tout comme les Faux-Monnayeurs, pour de
véritables romans, au sens, par exemple, que je donne à Dominique,
et sans me préoccuper des possibilités de diversités, presque infinies,
du genre. Mais c'est précisément parce que les Faux-Monnayeurs, sinon
dans l'œuvre, du moins dans la pensée et dans l'intention d'André Gide,
sont tellement à part, que je veux pour l'instant, loin de les considérer
comme l’aboutissement [171] momentané de
l'œuvre tout entière d'André Gide, agir comme s'ils n'existaient point,
sauf par la signification que Gide a voulu leur donner, et l'importance
qu'ils ont dans le développement de sa pensée. Romans ou non, s'il est
une vieille guitare qu'on ne puisse pas faire jouer à propos d'André
Gide, c'est bien la division des genres. Du premier au dernier de ses
livres, je pressens, je saisis, je vois une pensée qui ne s'abandonne
jamais; qui, à travers mille repliements, flexibilités et retours, reste
toujours inflexiblement la même, et, sous des formes sensibles en apparence
les plus diverses ou contradictoires, nous retrace l'histoire d'un esprit,
c'est-à-dire d'un homme. Tout accompli qu'il soit, l'écrivain (j'y reviens
toujours), l'artiste, me touche moins, chez André Gide, que l'homme.
C'est pourquoi je ne puis considérer, tout parfait qu'il soit, chacun
de ses livres, que comme inachevé, je veux dire ne correspondant qu'au
moment présent d'une pensée qui se poursuit toujours et veut toujours
se dépasser. Entendons par là, si vous voulez, que l'œuvre d'art, chez
André Gide, est tout le contraire de l'œuvre d'art telle que l'entendait
Flaubert, c'est-à-dire un tout se suffisant à lui-même, et où la pensée
ni les préférences de l'auteur ne transparaissent en aucune façon; plus
encore, telle que l'entendait Balzac ou Dostoïewsky, et où l'auteur,
tout dénudé et pantelant qu'il se montre parfois aux regards, n'est
qu'un comparse de plus dans le chœur aux mille voix qui se meut sur
la scène du monde, ou qui plutôt, comme [172] le héros tragique,
n'est que ce chœur lui-même où il abdique et confond toute personnalité. Faudrait-il
beaucoup forcer les termes pour que l'œuvre « que l'on nomme communément
objective » (André Gide) méritât seule d'être, à strictement parler,
nommée œuvre d'art? Je veux dire par là toute œuvre qui accuse un caractère
achevé, qui ait un commencement, un milieu et une fin, et qui, pour
autant que la personnalité de l'auteur puisse en être abstraite, se
présente comme complètement détachée de ses entrailles, et menant désormais
une existence indépendante de lui-même. A ce compte, ne faudrait-il
considérer comme œuvre d'art que ce qui relève, selon Edgar Poe, à qui
tout de même, en pareille matière, on peut s'en remettre, exclusivement
de la création poétique, c'est-à-dire de cet ordre de création qui fait
véritablement quelque chose de rien, et qui transforme, par l'opération
et le miracle d'une logique sensible, les éléments informes et discordants
de la réalité quotidienne, en une réalité mille fois plus belle, plus
vivante et surtout plus réelle que l'autre? A ce compte encore, nous
perdrions trop ; et bien que les uns et les autres ne soient pour la
plupart, et à des titres divers, que des réservoirs infinis de possibilités
toujours en mouvement, je n'hésite pas à tenir pour œuvre d'art les
romans de Balzac et même de Dostoïewsky, en raison de ce qu'ils accusent
de fixe et d'arrêté, ne fût-ce que le temps d'un éclair, au sein d'un
devenir perpétuel ; et, à plus juste titre encore, des œuvres qui, quelque
forte ou impalpable qu'en soit la substance, se recommandent [173] toutes d'une forme si bien adaptée que,
quelque mouvement qu'elle accomplisse, elle est si naturelle et nécessaire
à la fois qu'on n'imagine point qu'elle se puisse, dans la moindre de
ses démarches, déplacer dans un autre sens. Car, pour limité, sinon
fragmentaire, que soit l'objet qu'elle se propose, et ne frapperait-elle
que la seule intelligence, la justesse et le rapport des parties au
tout, qui la caractérisent, la fait dès lors tomber dans cet ordre de
l'œuvre d'art où nous supposons d'ordinaire que, pour s'y élever, une
certaine beauté sensible ne peut pas ne pas conspirer avec l'intelligence.
Ainsi, un sermon de Bossuet, les Méditations chrétiennes de Malebranche,
ou, à l'autre pôle, révérence parler, Candide. Et j'en passe. C'est précisément
ce juste rapport, ce jeu parfait, cette exactitude dans les proportions
qui y tiennent lieu de matière sensible, comme on dit que la Géométrie
est un art, et qui sont leur style propre, soit le style même d'André
Gide; et qui par surcroît viennent singulièrement fortifier les raisons
dont il appuie la perfection nécessaire et préalable de la forme. Ce
style, il n'est pas possible de n'y pas retrouver le caractère essentiel,
permanent, de l'œuvre d'art chez André Gide, que ce soit traités, drames,
récits, romans, Mémoires. Je n'aurai donc rien dit de nouveau, ni que
je n'aie déjà dit à plusieurs reprises, à savoir que l'œuvre d'André
Gide est toute classique non seulement par la forme, c'est-à-dire le
style, mais, à titre égal, parce qu'elle ne traite que de l'homme et
de l'âme, c'est-à-dire moins d'idées [174] que d'instincts,
de penchants, de sentiments et de
passions, et dans un style qui est celui-là même des psychologues et
des moralistes classiques, entre lesquels d'ailleurs je ne puis faire
grande différence, sinon aucune. Il ne faut pas qu'aucun des romanciers
qui ont traité des passions humaines nous fasse illusion à ce sujet.
Qu'on entende par psychologue celui qui scrute le plus profondément
les abîmes les plus secrets et les plus ténébreux du cœur humain, je
n'y peux contredire. Mais que fait-il d'autre, sinon de rapprocher,
d'enchaîner et de dissocier tour à tour des mouvements secrets qui,
tous, quelque éblouissant ou confus qu'en soit l'entrecroisement, ne
peuvent infailliblement manquer d'aboutir à cette cellule close, à ce
souterrain « peut-être », à ce suprême « que sais-je », où
se réduit en définitive le mystère de l'âme? Et que fait d'autre le
moraliste, c'est-à-dire d'y jeter le même plomb de sonde hardi et sûr,
avec cette différence peut-être qu'au lieu de l'ivresse panique qui
saisit l'autre au moment qu'il touche le fond du gouffre, celui-ci n'y
laisse descendre que ce froid regard, cette précision calculée, cette
sobre mesure, et, pour tout dire, ce scepticisme et cette indifférence
au bien et au mal, qui n'excluent pourtant pas le mouvement ni la chaleur
des passions, sauf qu'il n'y livre point son cœur en pâture? Il n'y
a pas de pires immoralistes, c'est-à-dire de plus impitoyables psychologues,
que nos grands moralistes classiques, un La Rochefoucauld, un La Bruyère,
un Pascal. Si j'accepte et emploie le terme tel quel, c'est pour la
commodité du discours, et [175] qu'il est passé dans l'usage; encore
est-il bon de le réduire à sa juste et véritable valeur. Je ne vois
pas davantage en quoi il serait défendu d'appeler moraliste, c'est-à-dire
maître dans l'étude et la dissection des mœurs de l'âme, un Racine,
ce prince de toute psychologie. Racine précisément démontre jusqu'à
la perfection comment l'œuvre d'art concilie le plus ou le moins qu'on
peut parfois délimiter entre le psychologue et le moraliste, et qui
ne tiennent peut-être qu'à la forme que l'un ou l'autre donne à ses
démonstrations. Car, laissant pour le moment de côté le psychologue
ou ce qu'on entend par là (Dostoïewsky, Stendhal, Marcel Proust), il
me paraît au contraire que moraliste et artiste s'excluent si peu que
si je puis à l'extrême rigueur concevoir un moraliste (Frédéric Nietzsche)
qui ne fasse point œuvre d'art, je ne puis par contre, loin de dénier
à tout artiste le droit d'exister en tant que personnalité morale, m'imaginer
un artiste qui ne soit point moraliste, ou bien, ce qui revient au même,
une œuvre d'art qui ne soit point une expression morale. Je ne saurais
dire mieux d'André Gide. Il va jusqu'à
sembler parfois, tant Gide artiste est subtil, et presque impondérable,
que, chez lui, c'est le moraliste qui l'emporte. Au fait, j'y vois un
comble de l'art. Car le parfait artiste est celui qui porte au plus
haut degré la perfection de la matière humaine dont il est fait. Et,
je vous le dis tout bas, je ne puis aimer l'artiste que partial, c'est-à-dire
personnel, c'est-à-dire considéré en tant qu'être moral. En quoi cela
contredit-il qu'André Gide ait été [177]
tour
à tour, sinon simultanément, Saül, Candaule, etc? C'est être personnel
à la manière, si l'on veut, de Shakespeare qui est bien le plus impersonnel,
mais aussi le plus passionné des créateurs d'âmes. Car s'il est vrai,
dit Nietzsche, et je ne saurais, pour ma part, y trouver à redire, qu'un
dramaturge prête toujours un peu de lui-même à ses personnages, Shakespeare
doit avoir été un homme assez méchant. Et Shakespeare aussi est un grand
moraliste. On ne met point autre chose que soi-même dans les êtres que
l'on crée; non point les comparses, mais les héros, soit ceux-là en
qui l'on verse son plus profond pathétique intellectuel ou sentimental.
Etre tous les hommes successivement ou à la fois, cela ne signifie point
n'en être aucun, mais les dépasser tous, c'est-à-dire être soi-même;
être soi-même, n'est-ce point ce qu'on entend communément par immoraliste?
Un moraliste a beau faire, il ne trouve jamais autre chose que soi.
André Gide est-il bien persuadé que ce n'est que dans l'Immoraliste,
qu'il nous a livré « de grands lambeaux de lui-même » ? S'il
a pu, avec tant de facilité, après avoir été Michel, devenir Alissa,
qu'est-ce que cela prouve, sinon que nul homme n'est simple, que chacun
de nous porte en lui son ciel et son enfer, et peut-être aussi que ce
qu'on exprime le mieux, c'est non pas ce qu'on ressent le moins, mais
où l'on tend de toutes ses forces, en désespérant peut-être d'y jamais
arriver? Après tout,
qu'importe, puisqu'à travers tant d'âmes, je n'en cherche à mon tour
et n'en puis trouver qu'une seule. Est-ce à dire qu'à travers, par exemple, la Princesse de Clèves, je
poursuive l'âme de Madame de La Fayette, ou celle de Benjamin Constant,
à travers Adolphe? Bien moins, à la vérité. Ce n'est point
que dans l'un et l'autre de ces deux romans fameux (il va sans dire
que je mets Adolphe bien au-dessus de la Princesse de Clèves)
la qualité ni l'analyse des sentiments n'éveillent en moi qu'indifférence.
Pour sèche, étriquée et, pour ainsi dire, un peu plate, que soient l'une
et l'autre, si peu qu'il y perce d'humanité, il me suffit. Si, par surcroît
l'élégance, et même la perfection du récit (je devrais, pour le premier,
plutôt dire narration) est une garantie, fût-ce la moindre, de l'œuvre
d'art, je ne demande pas mieux que ces deux romans soient qualifiés
œuvre d'art, à quoi malgré tout je demande quelque chose de plus. A
ce seul point de vue, qu'est-ce qui en distinguerait en effet l’Immoraliste
et la Porte étroite ? Il faut donc qu'il y ait dans
ces deux romans, tout comme dans Philoctète ou le Roi Candaule,
quelque chose de plus qui conspire à l'œuvre d'art, et l'amène à
sa perfection. Ce surplus, je crois qu'on pourrait le définir un sentiment
nouveau, rare, étrange, complexe, mais exprimé dans un style qui, pour
la simplicité, du moins apparente, ne le cède en rien à des ouvrages
où, dans la même forme, il n'est traité que d'une humanité moyenne,
courante, ordinaire. Je ne me dissimule point qu'après tant de détours,
je ne fais qu'aboutir à l'idée que se fait André Gide, et où il est
si souvent revenu, de l'œuvre d'art, et de l'œuvre d'art classique.
Mais il n'est rien que je ne veuille accepter que sous bénéfice d'inventaire.
[178] Et
qu'André Gide, tellement préoccupé, comme nous tous, de se chercher
et de se retrouver, ne se soit délivré dans l'œuvre d'art que jusqu'au
point où chacune, une fois terminée, postulât la suivante, et remît
chaque fois l'être moral (j'aime mieux, tout court, l'être humain) en
question, il se peut aussi. Nous sommes loin, avec lui, de l'œuvre d'art
et de la délivrance dans l'œuvre d'art à la manière de Gœthe, pour qui
d'ailleurs la formule n'a été valable qu'une fois, soit avec cet insupportable
Werther, et qui, le reste du temps, n'a fait que cristalliser
selon le prisme poétique (Gœthe ne serait-il pas, à beaucoup plus juste
titre que Flaubert, le type de l'artiste communément appelé « objectif »?)
toutes ses idées de l'univers et de l'homme. Chez Gœthe, j'avoue que
précisément l'homme me touche assez peu ; je ne puis voir et admirer
en lui que l'artiste et le philosophe, et cette attitude perpétuellement
expectante devant la vie. Au lieu que chez André Gide, c'est surtout
l'homme que je vois, et l'artiste en lui ne me touche qu'autant qu'il
traite, je ne dis pas de ces problèmes, mais de ces mystères où toute
notre vie intellectuelle, spirituelle, religieuse, sentimentale, ou
sexuelle, est engagée; c'est-à-dire tout autant qu'il fait œuvre de
moraliste, qui est, à mon avis, le plus beau titre qu'un artiste puisse
revendiquer. Qu'il ne s'occupe
que de cas d'espèces, je le veux encore. Après tout, les grands classiques
ont-ils jamais fait autre chose ? Après tout, la chose homme est-elle
composée autrement que d'espèce; et ne sommes-nous pas là, tous, les
uns et les autres, pour [179]
trancher autre chose que des espèces ? Tous, ou presque tous les livres d'André
Gide sont comme autant de délicates coupes médullaires où rien ne se
peut comparer à la précision avec laquelle certaines fibres secrètes
apparaissent à nu, mais aussi sont par lui parfaitement circonscrites.
On ne sait ce qu'on doit admirer le mieux, d'une curiosité si hardie
ou d'un si beau métier, qui se font si bien valoir l'un l'autre, et
qui ne sont l'un et l'autre que l'expression de l'art le plus sûr et
le plus réfléchi. Il y faut une grande habileté de main ; et, que de
telles expériences soient si bien faites, n'y a-t-il pas lieu dès lors
d'oublier la complaisance qu'on y met, et qu'on ne peut pas ne pas y
mettre, non plus que l'impérieuse tendance qui vous y incline? Jusqu'au
jour où, la tendance dominant, nous assistons à une sorte de dissociation
intime de l'œuvre d'art, qui garde encore intacte, dans la plupart de
ses parties, une parfaite beauté, mais qui ne nous laisse plus parfois
entrevoir que le moraliste. Vous voyez bien qu'avec André Gide, tout
est toujours à recommencer.
car tout doit être manifesté, dit quelque part André
Gide, même les plus funestes choses ; et ailleurs (Nourritures
terrestres) « Je remarquai bientôt de combien peu de haine du laid
s'étayait mon amour du beau ». Bienfaisant ou funeste, laideur ou beauté,
bien ou mal, combien de temps aurons-nous mis, et peut-être Gide lui-même,
à nous rendre compte qu'entre [180] ces diverses catégories morales, il n'y a de différences
que celles qui tiennent à ce qui nous est ou non favorable, et susceptible
de favoriser à notre développement intérieur ! Cependant, dès avant,
Nietzsche avait déblayé la voie; mais il est venu trop tôt. Il y a des
choses qu'il faut toujours répéter, fussent-elles « les plus funestes
».
comme la Chartreuse de Parme, et
selon l'expression même d'André Gide, les Caves du Vatican me
semblent écrites rien que pour le plaisir. Le nôtre, il est vrai, est
un peu plus confus, non pas que nous discernions moins où l'auteur,
comme on dit, veut en venir; mais qu'au point où, dans ce livre, il
en est par rapport à lui-même et aux autres, il distingue mal parfois
combien le cynisme, s'il veut être un moyen de libération, gagnerait
davantage à être chose de joie. Or, les Caves me semblent être,
en dépit de ce qu'elles ont de spécieux, le livre le plus tristement
amer qu'André Gide ait écrit. Car, même en flagellant, il faut savoir
aimer; et je ne suis pas très sûr qu'André Gide ressente la moindre
tendresse à l'égard de ses personnages. C'est peut-être par souci
de métier qu'il s'efface si complètement derrière eux. [181]
— et tout CELA StylisÉ? demande,
non sans ironie, la doctoresse Sophroniska à Edouard, au moment que
celui-ci explique, sinon le plan de son roman, du moins sa composition,
la façon dont il souhaite que, dans son roman, au lieu que la réalité
y soit reproduite telle quelle, l'idée qu'il se fait du réel vienne
au contraire appuyer, étayer, le réel lui-même, etc, etc... Sur quoi
Edouard perd pied; ce qu'il n'a d'ailleurs pas cessé de faire depuis
le commencement de la conversation. Qui n'y trébucherait comme lui?
Mais, comme dit, ou à peu près, le cardinal de Retz, nul ne va si loin,
qui ne sait où il va. Du reste, tout lecteur ne met dans un livre que
ce qu'il porte d'abord en lui-même, et l'auteur, dit si bien André Gide,
n'a rien de mieux à faire que de lui laisser le soin de conclure. Plus
donc que telle phrase de Vauvenargues, ou, à tout prendre, d'Albert
Thibaudet, c'est plutôt cette réflexion empruntée aux magnifiques et
fumeux Mémoires, que j'aurais souhaité voir épinglée en tête
des Faux-Monnayeurs. Mais que j'aime mieux qu'André Gide n'y
en ait accroché aucune! Toute épigraphe est une invitation à la valse.
Et si j'aime mieux, moi, la danser à deux temps? Ces Faux-Monnayeurs,
je m'en accuse, je fus d'abord, quand je les dévorais par tranches,
frappé par leur décousu. Il me semblait n'y voir qu'une somme, pis encore,
qu'un torrent de possibilités, qui, brusquement tournait court. Je ne
dis pas qu'ils n'y prêtent point; au contraire. Toutefois, à les relire, [182] dans le silence
continu de cette solitude marine, je me rends compte qu'il n'y a peut-être
pas de livre d'André Gide qui soit, en dépit, sinon même en raison de
son désordre apparent, mieux composé; je veux dire que le souci du style
et de la composition y présidant beaucoup moins qu'à tout autre, il
y circule, du commencement à la fin, un rythme, une suite d'ondes où
je saisis la pulsation et le battement mêmes de la vie. Une fois de
plus, à son propos, et à propos d'André Gicle, le problème du style
pourrait se poser, plus impérieusement que jamais. Ce problème, je l'écarte
désormais de l'un et de l'autre; décidément j'ai de la peine à lui témoigner
maintenant quelque intérêt que ce soit. Que m'importe,
au surplus, que, des Faux-Monnayeurs, André Gide ait fait,
ou non, un roman ? Ce livre soulève, lui aussi, tant de problèmes,
qu'on ne sait par lequel commencer. Un roman, quoi qu'en dise l'auteur ?
et le premier qu'il écrit? Allons donc. Mais, à la réflexion, pourquoi
pas? Un des plus grands bienfaits de l'instinct critique dont nous aiguisons
et tournons de plus en plus la pointe contre nous-mêmes et le reste
du monde, c'est de nous avouer qu'il n'y a point de genres en art. Nous
n'avons plus affaire ici qu'à Gide lui-même, sans nous préoccuper de
le rattacher à qui ni à quoi que ce soit. Voici où l'observation de
Thibaudet reprend toute sa valeur : « Le romancier authentique
crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible;
le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle.
Le génie du roman fait vivre [183] le possible; il ne fait pas revivre le
réel ». J'ai néanmoins besoin de m'y reprendre à deux fois pour
me pénétrer de la parfaite exactitude et justesse de la première phrase,
et pour souscrire plus explicitement à la seconde. Car, si je
vois bien ce que Thibaudet entend par romancier factice, soit, j'imagine,
l'assembleur de fictions qui ne peut se quitter lui-même, est-ce bien
sûr que ce qu'il appelle le romancier authentique se quitte davantage?
Toute distinction entre possible et réel ne fait que nous acheminer
subrepticement à l'épineuse question de l'idéalisme où même un André
Gide manque parfois de verser. Bien qu'il s'en défende quelques pages
plus loin, Edouard ou André Gide, car c'est tout un, ne dira-t-il point
aussi que le mysticisme est indispensable à la création de l'œuvre d'art?
Voilà, s'il en fut jamais, une parole d'artiste, et qui me ramène tout
droit à ma préoccupation de ne considérer surtout les Faux-Monnayeurs
qu'en tant qu’œuvre d'art, c'est-à-dire chose seulement de pensée
et de composition, mais pour autant qu'elle n'est composée que dans
la mesure où elle est d'abord pensée. Que nous n'y
ayons affaire qu'à Gide, c'est ce que je ne me donnerai pas le ridicule
de démontrer, Gide étant au surplus le seul qui nous y inspire de l'intérêt.
Je ne l'en aime donc que mieux, nous disant: « La vie nous présente
de toutes parts quantité d'amorces de drames, mais il est rare que ceux-ci
se poursuivent et se dessinent comme a coutume de les filer un romancier.
Et c'est là précisément ce que je voudrais donner dans ce livre, et
ce que je ferai dire à [184] Edouard ».
(Journal des Faux-Monnayeurs, p. 104). Qui en disconviendrait?
Je ne me demande même point si André Gide l'a souhaité, ou si c'est
par inclination. Peut-être l'un et l'autre à la fois. Il a versé, pêle-mêle
allais-je dire, mais moins qu'en apparence, dans ce livre, toute la
somme de son expérience acquise, et, pourquoi pas aussi ? spontanée.
Personne n'a porté sur soi un regard plus pénétrant qu'André Gide n'a
fait sur lui-même. Il ne m'est jamais plus cher, je ne le sens jamais
plus près de moi que lorsqu'il se confesse. A combien plus forte raison
quand il se juge comme artiste, comme homme de métier! A tel point
qu'il se fait, par pure coquetterie, dirait-on, le reproche que d'autres,
et des mieux disposés en sa faveur, ne sauraient manquer de lui adresser,
à savoir que les parties les plus manquées des Faux-Monnayeurs sont
précisément celles-là qui relèvent de l'observation immédiate, et qui
sont directement calquées sur la réalité. Ainsi l'histoire du vieux
La Pérouse, etc. Mais bien souvent la coquetterie n'est qu'une forme
subtile de la sincérité; à moins que ce ne soit le contraire, tellement
nous nous méprenons, de la meilleure foi du monde, sur nos véritables
intentions. Il n'y a vraiment
qu'une réalité qui compte, c'est notre réalité intérieure, et que l'autre
n'y vienne qu'à l'appui, à titre de point de départ à la fois et de
vérification... Mais n'est-ce point là ce que dit, ou à peu près, Edouard,
et bien mieux que je ne saurais le dire ? Il faut donc tomber d'accord
que les Faux-Monnayeurs soient tout ensemble un livre décousu
[185] et composé;
c'est bien ce qui m'y enchante. Je n'assure pas davantage l'avoir compris
mieux que d'autres ne l'ont compris. Mais qui donc l'a compris, qui
donc en a parlé avec quelque pertinence ? Roman raté, prétendent les
uns; mais par rapport à quoi ? Ne retombons pas dans la querelle
des genres. Comme si, au surplus, certaines non-réussites n'étaient
pas plus éloquentes, pathétiques et significatives que bien des œuvres
où il n'y a rien à reprendre ! Influence de Dostoïewsky, reprennent
en chœur les autres. Ici, une fois de plus, je me cabre. Dostoïewsky,
il ne faut pas se lasser de le répéter, perd si bien la tête, le cœur
et le reste, qu'il n'agit, sauf exception, ni ne parle jamais au nom
de ses personnages, ni au sien propre; et il n'y a pas lieu d'y revenir.
Mais cette tête, vous savez bien aussi qu'André Gide ne la perd jamais.
Il peut, en vertu de cette sympathie intellectuelle qui est une de ses
principales vertus, se substituer complètement à ses héros, c'est précisément
parce qu'ils ne descendent jamais tout à fait dans son cœur et dans
sa chair, qu'il garde sa différence propre et qu'il finit toujours par
se ressaisir et se retrouver. Eux, où se retrouveraient-ils, si ce n'est
en lui-même ; et pour qu'ils s'y retrouvent, ne faut-il donc point que
lui-même ne se perde jamais? Ne serait-ce
point dans la continuité de cette pleine possession de soi-même que
le sens, ou l'un des sens, attribué par André Gide à certaine parole
de l'Evangile se trouve chez lui en défaut? Mais en attendant qu'il
soit démontré qu'il pourrait y avoir dans les Faux-Monnayeurs plus
d'évangélisme qu'on ne pourrait
[186] d'abord se
l'imaginer, il ne s'agit ici que de roman, c'est-à-dire d'une œuvre
d'art qui, sous des noms et des personnages figurés, traite des passions
humaines ; mais qui, selon l'angle de chacun, est si peu un roman qu'elle
pourrait être prise pour le contraire. N'y attachons pas tant d'importance.
Ce que j'y cherche avant tout, encore une fois, ce sont les passions,
qu'elles soient des héros ou de l'auteur. Y a-t-il vraiment des héros
dans les Faux-Monnayeurs, c'est-à-dire des êtres vivants et agissants,
et de qui les sentiments et les pensées réagissent des uns aux autres?
J'y vois des comparses, à qui je peux bien accorder de la consistance,
sinon, à quelques-uns, le don de la vie: mais je n'y compte qu'un maître
du bal, Edouard, à qui tous les autres, ou presque tous, se ramènent
; de qui tous, ou presque tous, sont fonction; et qui, s'il ne les mène
pas tous, les regarde tous agir avec cette curiosité qui n'est que bienveillante
indifférence, et, plus encore, détachement. Je n'en admire que davantage
André Gide de s'être si bien laissé aller, et avec tant d'abondance,
à un tel ondoiement, à un tel fourmillement d'êtres et de choses, qui
s'entremêle et se rejoint à un si juste point qu'on peut douter si c'est
impuissance à continuer jusqu'au bout ou suprême souci de ne s'arrêter
qu'où il faut, et de n'en dire point davantage. Le débat est ouvert;
peut-être chacun, selon qu'il s'y mêle, aura-t-il raison, sinon tous
à la fois. S'il me plaît en effet de convenir que c'est uniquement par
souci d'artiste que Gide ne pousse pas plus loin ses avantages, ce soin,
que je mets par-dessus tout, ne [187] deviendra-t-il
pas de l'indifférence à en dire plus, surtout dès le moment qu'on sent
qu'on ne pourrait rien faire d'autre que se répéter ? Voilà où je
vois le mieux la vraie conciliation d'André Gide, celle qu'il n'a jusqu'à
maintenant obtenue que par alternative ou opposition. Il faut choisir,
lui a-t-on dit à maintes reprises. Pourquoi voulez-vous donc qu'il choisisse,
et que ne choisissons-nous nous-même entre Apollon et Dionysos? Laissons-les
s'arranger en nous comme ils pourront. Il y a chez André Gide un amour
violent, effréné, de la vie, et de toutes les formes de la vie. Que
cet amour ne soit que curiosité, ou que la curiosité d'André Gide ne
soit que la forme la plus élevée de cet amour, c'est vous qui le dites,
et, après tout, pourquoi pas? Cela ne revient qu'à prouver qu'il peut
concilier en lui plusieurs dieux; et que si parfois, sinon bien souvent,
le frein appollinien l’emporte c'est-à-dire, en l'espèce, le parfait
regard critique qu'André Gide dirige sur lui et les autres, il ne s'en
complaît pas moins à toutes les tragédies, à tous les embryons de tragédies
que la vie quotidienne sème sous ses pas, n'y abandonnât-il rien de
lui-même. Je me trompe; il y prend son plus grand contentement et plaisir
; un plaisir, un contentement qui n'ont jamais été démentis à l'expérience
ni par la désillusion. Je n'ai jamais
bien pu saisir, du reste, la différence que fait André Gide entre récit
et roman. Si tout roman est drame, quel récit mériterait davantage d'être
appelé roman, que l’Immoraliste, la Porte [188] étroite, et la Symphonie
pastorale. Si Gide les nomme récits, j'admets que ce soit par scrupule
d'artiste; mais au point où il en est et où nous en sommes vis-à-vis
de lui; après tant de témoignages et de preuves d'une discipline de
métier au prix de laquelle quelques-unes des plus strictes contraintes
classiques, mais par lesquelles il faut être passé, comptent à peu près
pour rien, que peut désormais nous faire tout ce qui ne relève exclusivement
que de l'art ? Réticence, pudeur, tout ce qui est le propre de
l'art classique, et qui importe, ou a importé, plus que je ne saurais
le dire, qu'importe aussi maintenant? Il n'y a plus que la vie, et soi-même.
S'il m'était, si peu que ce fût, permis de faire, à propos des Faux-Monnayeurs,
quelque reproche que ce soit à Gide, ce serait peut-être qu'il ne
s'y fût pas dénudé davantage. Mais on renie toujours plus ou moins malaisément
ses anciens dieux, et personne, bien qu'il soit parfois cynique, ne
peut jamais entièrement se défaire de cette distinction suprême qui
tient aux habitudes acquises de l'esprit. Je me demande parfois si ce
n'est pas tout ce qui reste en lui de classique, c'est-à-dire besoin
de ne rien dire de trop, qui fait, de temps à autre, dévier les Faux-Monnayeurs
de leur ligne, s'ils en ont une, ou de leurs lignes, ce qui m'agrée
davantage. Quelqu'un jusqu'à présent s'est-il véritablement donné la
peine de découvrir et de dire jusqu'à quel point ce livre, à propos
duquel on a plus que jamais agité l'immoralisme d'André Gide, est foncièrement
moral ? [189] Jusqu'à quel
point André Gide s'en doute-t-il lui-même ? Que de faux départs ! Bernard
quitte sa famille, et nous nous attendons, sur sa foi, aux plus rares
aventures; la belle affaire que d'être le secrétaire d'Edouard, de devenir
l'amoureux transi de Laura, puis l'amant de Sarah, pour revenir ensuite
à ses parents! Olivier fait pire; il sombrera dans la littérature. Le
petit Georges, bouleversé par le suicide de Boris, revient, lui aussi,
à de meilleurs sentiments, et il y a bien des raisons pour qu'il soit
plus tard un homme rangé. Vincent, qui est parti pour faire un parfait
aigrefin, devient fou, après avoir assassiné sa maîtresse, qui n'est
qu'une aventurière manquée. Il n'y a guère que ce déplorable et poignant
Armand qui persévère, mais à quel prix ! C'est pourquoi peut-être il
est si près de mon cœur, bien qu'à propos de n'importe quel personnage
d'André Gide, ce soit de mon sentiment que je me méfie le plus. Je passe
enfin des seigneurs de moindre importance. Vraiment, se dit-on, André
Gide nous la baille belle, et de qui se moque-t-il ? Comment, voilà
un roman qui n'est point autre chose, ou ne se prétend pas autre chose,
à l'insu ou non de l'auteur, qu'un réquisitoire contre la famille, son
étroitesse et ses préjugés, et qui, finalement, en dépit de tout, donne
implicitement raison à la famille ? Nous savions bien que l'Enfant
prodigue avait fini par rentrer au bercail, mais il y a si longtemps !
Que ce livre est le bien nommé, et que nous nous serions bien aperçus
tout seuls, même si l'auteur n'avait pas pris la peine de nous en avertir,
que tout le monde y fabrique de la [190]
fausse
monnaie, c'est-à-dire y triche avec soi-même, et par-dessus le marché,
avec tout le monde. Hélas, ne le savions-nous pas déjà, et que la vie
n'est point autre chose ? Les Faux-Monnayeurs
ne seraient-ils point aussi, du moins provisoirement (et le dernier
venu de nos livres n'est toujours, nécessairement, que cela) le dernier
mot de la philosophie, c'est-à-dire de la sagesse, en attendant qu'une
autre intervienne, d'André Gide ? Somme de réflexions et d'expériences,
disais-je tout à l'heure ; mais l'expérience et la réflexion ne se déposent
et n'exercent en nous leur travail qu'au fil des événements et de la
vie. Elles nous façonnent, à leur gré, et c'est nous qui, à notre tour,
leur imposons notre humeur et notre habitude du moment. Il ne faudrait
pourtant pas beaucoup presser les Faux-Monnayeurs pour y retrouver
tout André Gide, non point rassemblé ni concentré comme ailleurs, mais
toujours dominé par sa propre perspicacité et l'acuité de son propre
regard. Du moins en apparence, ne s'est-il jamais abandonné davantage.
Que nous sommes loin des Caves du Vatican ! Est-il
bien sûr que, dans les Caves, André Gide se fût complètement
dépouillé de lui-même, je veux dire eût entièrement pris conscience
de lui-même? Il n'y transparaissait nulle part, il s'oubliait dans tous
ses personnages, et tout ne tournait qu'autour de ce jeune, absurde
et charmant Lafcadio. Pour la première fois peut-être, nous ne retrouvions
pas André Gide dans un de ses livres; nous n'y retrouvions pas ce profil
masqué, voilé, insinué partout. Malgré ce comique parfois un [191]
peu
laborieux, mais d'un jet si libre et si franc, nous n'avions affaire
là (que m'importe qu'André Gide l'appelle sotie?) qu'à un essai de roman
objectif. Dans les Faux-Monnayeurs, je vois un Gide qui se décide
à écrire et à parler directement, sans restriction, allusion, ni nuance,
sans rien de classique enfin, sauf dans la pureté et la concision toujours
parfaites de l'expression. Corydon et Si le grain ne meurt
nous y avaient déjà acheminés; mais Corydon n'est qu'un traité;
et Si le grain ne meurt, qu'un commencement de Mémoires; qu'il
était moins malaisé, malgré l'apparence, d'y employer la tournure directe!
C'est avec le roman que la difficulté commence; mais, une fois surmontée,
quelles perspectives ne s'ouvrent-elles pas devant nous! Je doute parfois
si André Gide, en terminant les Faux-Monnayeurs, ne s'est pas
demandé si, véritablement, dans cet ordre, il avait autre chose à écrire.
Sans doute, et il nous en fait la confidence, le propre d'un tel roman,
c'est de ne point finir ; donc, en poussant à l'extrême, de recommencer.
A quoi bon ? L'expérience de la vie est-elle donc illimitée? A
partir d'un certain point, d'un certain angle, d'un certain degré, il
suffit de s'être mis, une fois pour toutes, en présence de soi-même,
pour s'apercevoir que tout se vaut, ou, si l'on veut, que tous les contraires
sont également possibles, donc également vrais. C'est là ce que j'appelais
tout à l'heure la dernière sagesse d'André Gide. Hé quoi, nous avait-il
jusqu'à maintenant donné autre chose que des romans unilatéraux ? Si
les perspectives où il jette les yeux et où il nous [192] oblige à porter
les nôtres s'étendent et reculent toujours davantage, qu'y gagne-t-il,
et, sommes-nous fondés à nous demander, qu'y gagnons-nous ? Presque
rien, mais qui tient une place considérable, à moins qu'il ne soit tout
; je veux dire que la vie, si elle n'est pas un songe (mais ceci relève
de la Mystique), n'est tout de même rien de plus qu'un jeu. André Gide
est un des hommes que je sache qui revient le moins de lui-même, qui
en revient si peu que ce soit. Mais il ne regarde jamais derrière lui,
serait-ce pour mesurer le chemin parcouru; ce qu'il voit en avant lui
tient bien plus à cœur. Loin donc que je considère dans les Faux-Monnayeurs
ni capitulation ni régression, je ne puis moins faire que d'y voir
tellement de points d'André Gide qui convergent, qu'à l'égal de Cuvier
reconstituant avec quelques débris d'ossements tant de monstres antédiluviens,
il serait possible de rétablir, grâce aux Faux-Monnayeurs, tout
le développement d'André Gide, et quelque chose en plus : soit qu'il
n'accorde à tous ces drames et amorces de drames pas plus d'importance
qu'à tant d'irisations et de bulles que l'existence quotidienne amasse
et disperse autour de nous, et qui s'évanouissent aussitôt qu'au soleil
apparues. C'est à partir
d'ici qu'il n'y a plus de drame, c'est-à-dire de conflit; et André Gide
nous avait tellement habitués jusqu'à présent à ne tenir le tragique
que pour l'expression d'un déchirement intérieur! Ne reste-t-il donc
plus, dans les Faux-Monnayeurs, rien de l'ancien André Gide?
Ah, bien des choses au contraire, et que je ne saurais énumérer; mais
surtout [193] celle-ci, qui est peut-être un restant de son éducation
chrétienne (n'avais-je pas raison de dire, il n'y a qu'un moment, que
ce roman comporte beaucoup plus d'esprit évangélique qu'un vain peuple
ne se l'imagine ?) ; c'est que le meilleur et le plus pur de tous
ces enfants, soit le petit Boris, paie pour les autres, et, du moins
jusqu'à nouvel ordre, est l'instrument du rachat de l'un des plus nativement
pervertis d'entre eux ? Serait-ce donc, en dépit d'André Gide,
la seule trace que nous pourrions relever, dans les Faux-Monnayeurs,
de l'évangélisme de Dostoïewsky ? Pas même; il n'est pas besoin
de remonter si loin. Et le satanisme de Dostoïewsky, est-ce donc chez
les petits camarades de Boris, ou chez ce triste Armand, que nous le
retrouverions ? Pas davantage, sauf, toujours, chez Edouard, le
seul personnage du livre, qui relie et qui domine tous les autres. Mais
Edouard y met-il désormais tant de malice ? Il me semble bien apaisé,
et dans son âme, il n'y a plus, me semble-t-il, ni Dieu ni Diable. J'attends
le jour où Edouard, devenu foncièrement athée, ne parlera plus qu'au
nom de l'Evangile. Est-ce donc tellement inconciliable?
je ne cesserai jamais d'être reconnaissant aux prêtres,
pourtant circonspects et sages, qui m'ont élevé, et à qui je dois, en
grande partie, le peu de latin, de français, et d'Histoire que je sais,
de nous avoir mis entre les mains, sans expurgation d'aucune sorte (ce
n'était pas, il est vrai, des Jésuites) et à [194] l'âge où la sensibilité commence à s'éveiller et à bouillonner,
le Théâtre complet de Racine, les Eglogues de Virgile, et Télémaque
(celui-ci j'y avais, tout seul, quasi appris à lire). Quel dangereux
aliment n'offre pas, en effet, aux passions naissantes, une aussi brûlante
matière ! Il ne faudrait pas toutefois conclure à je ne sais quel aveuglement,
ignorance, imprudence, ni surtout libéralisme, de ces excellents éducateurs.
Ce n'est point qu'ils s'imaginassent que tout écrivain classique est,
par là même, moral; car ils n'ignoraient point, par expérience et pratique
quotidienne de la confession, quels désordres certaines lectures, fussent-elles
réputées inoffensives, peuvent introduire dans l'âme. Plutôt estimaient-ils
que ce qui est parfaitement dit et avec la discrétion qu'il y faut,
peut être confié à n'importe qui, et que le style équivaut, après tout,
à une décence des mœurs ; sinon que le libertinage de la pensée et des
sens est plus dangereux que l'amour. Je crois que, dans l'un et l'autre
cas, ils n'avaient point tout à fait tort, et qu'à peu de chose près,
on pourrait en dire autant d'André Gide.
JE commence à peine, et
j'en ai si peu dit ! Bien mieux que tout ce décousu, ce n'est pas
même une étude qu'il faudrait pour extraire l'essence d'une pensée aussi
rare et en marquer tous les alentours et prolongements, mais tout un
livre, ou tout autant qu'André Gide en a écrits.
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