F. P. ALIBERT

 

 

 

EN MARGE

D'ANDRÉ GIDE

 

LES ŒUVRES REPRÉSENTATIVES

 

 

A PARIS. 41, RUE DE VAUGIRARD, 1930


A JEAN SCHLUMBERGER

 

 

EN MARGE

D'ANDRÉ GIDE

 

JE souhaiterais, révérence parler, et sans reprendre à mon compte un sous-titre célèbre, écrire ici ni pour tous ni pour personne. Traiter, fût-ce face au public, d'un écrivain qu'on admire et qu'on aime entre tous, c'est d'abord une confidence qu'on se fait à soi-même. C'est pourquoi je voudrais ne la faire qu'à voix basse, et, en quelque sorte, chuchotée.

en matière de critique, je n'ai jamais pu me défendre de je ne sais quel agnosticisme. Je veux dire que prononcer, juger, et décider, me paraissent la chose la plus difficile, voire la plus terrible, du monde; et que le respect qu'on doit à un écrivain, et qui compte, exige qu'on s'en tienne, avant tout, à la façon, disait Rémy de Gourmont, dont il associe et dissocie ses idées. Sans doute, il y a les éléments qu'on rejette, et ceux qu'on assimile; mais on ne s'en aperçoit qu'à la longue, et cela aussi « ne s'apprend que dans le silence ». [11]

 

IL SE peut, je m'en excuse, qu'au fil de ces pages, et à reprendre des thèmes susceptibles de tant de variations et modulations, mais dont le motif n'est point tellement interchangeable, il m'arrive plus d'une fois de me répéter. Au fait, de quoi m'excuserais-je? A qui n'écrit que pour son plaisir (je n'ai jamais su faire autre chose) qu'importe qu'il se redise? Sinon le plaisir des autres, il redouble du moins le sien. N'y a-t-il point quelque part, dans Montaigne, quelque chose d'approchant? Mais, s'il fallait se rappeler tout ce que dit Montaigne ! En tout cas, qui pourrait se vanter de se rapprocher, même de loin, de cette manière aisée, relâchée, ondoyante, d'aborder, de traiter, d'envelopper, d'embrasser un sujet, et tout à coup jusqu'au fond, si ce n'est par l'apparence et l'écorce, les seules, après tout, qui soient à notre portée ? A quoi, me semble-t-il, de tous les écrivains que je sache, André Gide est celui qui se prête le mieux.

 

etant trop son ami, je suis mal qualifié pour parler congrûment d'André Gide. Du moins aujourd'hui, et pour quelques jours seulement, voudrais-je ne l'avoir jamais connu. Car il y a une impartialité du bien ; et je finis par ne plus démêler distinctement l'homme de l'œuvre. Je revois, avec autant de précision [12] qu'il y a vingt ans, près de Mont-de-Marsan, un petit bois de chênes-verts où nous nous sommes récité du Virgile, et découvert une admiration et une ferveur communes pour Dostoïewsky. Plus tard, allant et venant sur un chemin qui glisse au ras des prairies vers un rideau de peupliers carolins, dont la jeune verdure tranche contre un ciel couleur d'orage, il me raconte les Caves du Vatican, qui sont sur le chantier, et déjà, presque, les Faux-Monnayeurs. Qu'on ne voie là de ma part présomption ni vanité; c'est simplement hasard de longues confidences au fil du voyage ou d'un séjour à la campagne, sinon réciproque abandon de deux âmes qui, depuis longtemps, chacune de son côté, sentent qu'il n'y a pas « plus d'une chose nécessaire ». Je veux aussi, je veux surtout me rappeler que, quelques années auparavant, ne connaissant pas encore André Gide, et lisant, dans un état de santé où il fallait que je fisse chaque jour un nouvel effort pour échapper aux divinités infernales, l’Immoraliste, que j'avais à la montagne emporté avec le Crépuscule des Idoles, j'ai puisé, ou du moins, je me l'imagine, ce qui est tout un, dans ce livre amer et fort, et dans la leçon qu'il contient, de quoi me reprendre à la vie.

 

andré gide est un écrivain essentiellement coexistant, le plus coexistant que je sache, parmi les écrivains d'aujourd'hui. Mais cela voudrait être abondamment développé. [13]

 

pas plus qu'André Gide, je ne puis dissocier l'homme et l'œuvre, ni considérer chacun à part. Il se peut même que l'homme m'intéresse plus que l'œuvre, ou du moins tout autant ; et dans la mesure où l'homme explique l'œuvre, et où l'œuvre, à son tour, se réfléchit dans l'homme qui l'a mise au jour, le renforce, le façonne, en fait son propre héros, le traîne à la remorque, l'oblige à lui ressembler, sinon l'intoxique. Tel qui fait une discrimination entre l'homme et l'œuvre, c'est qu'il ne connaît pas l'homme tout entier; ou que le sens de l'homme lui fait défaut ; ou qu'il se forge de l'œuvre un  fantôme abstrait, une apparence métaphysique. Il est vrai aussi que tel homme, qui se filtre et se décante dans son œuvre, et n'y livre que l'essence et la fleur de lui-même, il dépense, à n'en être plus que l'ombre, mille soins, une vigilance farouche, qui ne sont pas modestie, cette forme honteuse de l'orgueil, dissimulation moins encore, mais pudeur. Le propre de l'homme de génie est d'être comme tout le monde ; mais tel, à qui l'œuvre est respiration et nourriture, bien qu'il sache qu'elle est  faite de la moelle, du sang, de la substance même des passions et des tares (s'il y a des tares dans l'homme), de l'homme; dès qu'il le sait, il s'en détourne, comme d'une diminution de l'œuvre devant laquelle l'homme, à combien plus forte raison l'homme de génie, s'interpose. Cette recherche, dans l'œuvre d'art, d'un bonheur d'hermine ou de tour d'ivoire, peut s'expliquer de bien [14] des façons, dont la première est un manque de goût de l'humain, et aussi un défaut radical de sens psychologique. D'ailleurs, la psychologie de l'artiste, du philosophe, du poète, sinon de l'homme, n'est-elle pas encore à faire; et tout ce que je viens de dire ne peut-il pas, autant qu'à propos d'André Gide, être dit de n'importe quel écrivain?

 

LES NOTES ou renvois sont bien souvent le meilleur d'un livre. On croit que l'auteur n'y met que le résidu de sa pensée, alors qu'ils en contiennent souvent toute l'essence (voir Sainte-Beuve qui, par surcroît, la bonne langue, y déverse son venin le mieux distillé). C'est le tiroir le plus secret, le compartiment le plus verrouillé de son esprit; il faut d'abord le forcer pour avoir la clef du reste. Je conseillerais donc à ceux qui en seraient encore à chercher la pointe aiguë et ductile insinuée à travers toute l'œuvre d'André Gide et autour de laquelle toute son œuvre tourne; je leur conseillerais de lire et relire, dans le Traité du Narcisse, l'éclaircissement placé au bas de la page 83 de l'édition du Mercure de France. J'aime, en outre, que l'auteur, dans une nouvelle édition, y ajoute: « Cette note a été écrite en 1890, en même temps que le traité ». C'est donc qu'il comprend, plus encore que nous, toute l'importance de cette anticipation, et que dès lors, dès avant la vingtième année, André Gide portait toute son œuvre constituée, ou du moins pressentie, dans sa [15] tête. Si j'avais du goût à l'épure, je me divertirais à réduire la note du Narcisse en tableau synoptique d'où je verrais et ferais découler dans un ordre généalogique point tellement arbitraire qu'on le pourrait supposer, tous les livres d'André Gide, et leurs plus extrêmes conséquences, y compris leurs contradictions secrètes, s'il y en a...

 

saul, c'est le drame d'une déchéance. Que n'ai-je à mon service un autre mot que celui-là ! Sans doute, aux yeux de la morale courante, de la morale tout court, le moindre geste, la moindre démarche de Saül, ne fait que précipiter sa décomposition intérieure. Comme s'il y avait autre chose qui compte, que la connaissance et la manifestation de soi-même ! C'est à cette connaissance que s'achemine peu à peu Saül, mais qu'elle est plus tragique encore que celle de Candaule! Candaule s'est déjà trouvé; ce n'est qu'en mourant qu'il peut se dépasser. Saül, lui, se cherche, ou plutôt redoute de s'être trouvé ; de là, ses tâtonnements si pathétiques. Il en est à ce degré de moindre conscience qui fait précisément les héros tragiques ; car il n'y a pas que le comique seulement qui naisse du « sentiment d'une inadéquation ». — « Il y eut un temps, dit-il, où Dieu me répondait; mais alors il est vrai que je l'interrogeais très peu ». — Tu ne me chercherais pas, dit le Mystique, si tu ne m'avais pas déjà trouvé ». C'est décidément quand nous ne cherchons pas Dieu qu'il est le plus [16] près de nous, que nous sommes plongés en lui, que nous reposons en lui sans nous en douter; dès que nous commençons à le chercher, il nous échappe et fuit, et nous ne trouvons plus que nous-mêmes. C'est jusqu'au bout de nous-mêmes, dès lors, que, dussions-nous en mourir, il nous faut aller. Bien mieux, ne sera-ce pas dans la mort que nous pouvons devenir notre propre secret? Qu'il vaut mieux le devenir dès cette vie même! Toute l'œuvre d'André Gide ne tendrait-elle pas à démontrer que nous ne trouvons Dieu que lorsque nous nous sommes trouvés nous-mêmes, et que Dieu se confond en quelque sorte avec nous-mêmes et notre propre secret? Je serais assez disposé à le croire, du moins dans la mesure où l'on entend par Dieu l'état de plénitude, le véritable état de grâce où nous sommes, quand nous essuyons le coup de cette révélation intérieure et continuée qui nous éclaire enfin sur nos propres disponibilités. Mais Dieu est susceptible de tant de définitions et d'acceptations! « Tes baisers m'ont faite plus chrétienne », dit l'abbesse de Jouarre à son amant. Je ne crois pas André Gide suspect d'une grande tendresse pour Renan. Pourquoi faut-il que certaines de ses façons de comprendre et d'aimer Dieu, me paraissent entachées, je dirai même infectées, si peu que ce soit, de renanisme?

 

j'admire que, n'ayant jamais, ou presque jamais, écrit en vers, il y ait dans la prose d'André Gide [17] tant de rythme et de cadence. N'a-t-il pas dit quelque part, ou je me l'imagine, que la gymnastique poétique ne compte à ses yeux qu'à titre d'exercice et d'assouplissement pour mieux écrire en prose? Il est cependant une preuve du contraire. Je crois qu'il y a un nombre inné du vers comme de la prose, chacun irréductible à l'autre, mais communément soumis aux lois presque impondérables et toutefois perceptibles à toute oreille exercée, qui, tout aussi bien pour la prose que pour les vers, déterminent et règlent le poids, la cohésion, la densité, la pression et tour à tour l'élasticité réciproque des mots et des phrases, encore une fois le nombre enfin du discours. Voilà, certes, qui, pour la prose, touche d'assez près à la substance même du discours poétique. On a peut-être, il est vrai, trop pris l'habitude de ne considérer la prose que comme un instrument d'analyse; qui veut, n'est-ce pas, se mettre en présence de soi-même et se confesser jusqu'au bout, c'est, bien plus qu'à la poésie qui, par ses moyens et sa fin même, est avant tout transposition, par conséquent fiction et artifice ; c'est, dis-je, d'abord à la prose qu'il lui faut recourir. Y a-t-il au monde instrument analytique plus parfait et mieux outillé que la prose française? Or, par un renversement digne d'admiration, il semble que les poètes  français, j'entends les seuls qui comptent, soit un Racine et quelques autres, y compris nos plus grands lyriques, se soient, je ne dis pas volontairement, mais en vertu d'une inclination et tendance naturelles, contraints à ce pur mouvement déductif qui est le propre de la langue, [18] donc de la prose, française; la prose me paraissant, sauf erreur, l'expression nécessaire d'une langue dans ce qu'elle a de logique, c'est-à-dire de mêmement consubstantiel aux opérations de la raison. André Gide n'a-t-il pas justement insisté, dans une excellente et pénétrante page de Prétextes, sur le caractère cartésien, donc tout rationnel, de la poésie française? N'y aurait-il pas encore, à ce sujet, une étude bien curieuse à faire, qui serait, si j'ose ainsi dire, la psychologie de l'hexamètre, et du tour oratoire, démonstratif et parfois ratiocinateur qu'il imprime à notre période poétique ? Un Corneille, un Malherbe, un Ronsard, un Hugo, même un Baudelaire, ne dirait-on pas qu'ils compriment à dessein leur lyrisme intérieur pour l'astreindre à une rigueur de langage tellement sévère que leur plus haute inspiration poétique procède la plupart du temps de la gêne (qui ne signifie pas ici étroitesse) et de la délicatesse mêmes des règles où ils se soumettent; et qui, tout strictement prosodiques qu'elles soient, n'en sont pas moins forgées au génie le plus secret de la langue? Seulement, le lyrisme se rattrape toujours, et il éclate où l'on s'attendrait le moins à le rencontrer, par exemple chez tels grands prosateurs, un Bossuet, un Jean-Jacques, un Chateaubriand, pour ne nommer que ceux-là, et qui, si je ne me trompe, peuvent être classés les premiers parmi les grands lyriques français.

Je me hâte d'ajouter que je ne fais aucunement allusion à ce je ne sais quoi, qui n'a de nom dans aucune langue, qu'on nomme style poétique, mais [19] qu'il n'est ici question que de feu, de mouvement, d'éclat, toujours de nombre, c'est-à-dire d'une entente supérieure des pleins et des vides, des temps faibles et des temps forts dans l'ordonnance du dessin et la construction de la phrase, de la période et du discours. L'écrivain y jouit d'une liberté magnifique, mais combien plus dangereuse, parce que chacun n'y peut trouver sa règle qu'en lui-même et ne la fonder que sur la limite presque insaisissable au-delà de laquelle rien ne serait plus que désordre et confusion. Car cette règle n'a rien de commun avec la force ou la faiblesse des idées; les idées, je me le demande tout bas, n'étant peut-être rien en elles-mêmes, mais au contraire ne possédant force et faiblesse que dans l'exacte mesure où les mots que nous avons à notre service s'enchaînent et s'adaptent les uns aux autres selon leur véritable nature physiologique. C'est à peu près cela, je pense,. qu'assure Nietzsche, quand il dit quelque part, en substance, que les idées ne nous viennent qu'autant que nous pouvons disposer de juste les mots qu'il nous faut pour les exprimer. A quoi correspond le conseil d'André Gide : « Ne t'inquiète que de la forme ; l'émotion vient tout naturellement l'habiter. Une demeure parfaite trouve toujours un locataire. L'affaire de l'artiste, c'est de construire la demeure; pour ce qui est du locataire, c'est au lecteur de le fournir ». Pardon, André Gide est ici trop modeste ou trop orgueilleux, à son choix. Ce que je demande avant tout à l'artiste, c'est-à-dire au propriétaire, c'est d'être à la fois, et tout le [20] premier, son propre locataire; on sait du reste qu'il n'y doit point manquer. Laissons, s'il vous plaît, l'émotion où elle est; que le lecteur la fournisse ou non, peu m'importe; c'est, après tout, son affaire. De quelque nature que soit l'émotion, intellectuelle ou autre, qui l'inspire, ce qui me paraît, chez André Gide, admirable, c'est qu'il ne puisse nous faire éprouver d'émotion qu'il ne l'ait ressentie lui-même; et ensuite que l'enchaînement logique de ce: style, un des plus serrés tout ensemble et des plus souples que je sache, ne soit que le tissu et le rythme, devenus sensibles, du mouvement même de l'esprit d'André Gide. Ce n'est qu'à force de tangentes et de détours, que je puis arriver à serrer d'aussi près que possible ma pensée; mais André Gide n'est point de ces auteurs qu'on puisse prendre de front et par l'abrupt, nul écrivain n'étant moins que lui facilement saisissable. Car sa plus grande difficulté provient de ce qu'il n'écrit point, je veux dire sans effort apparent, tant il est aisé, naturel et fluide. Il peut sembler contradictoire de hasarder que toutes les inflexions et superpositions d'une pensée aussi précieuse, subtile et rare, empruntent, pour passer à l'état sensible, précisément la forme la plus limpide et la plus dénudée. Mais la lumière, où l'on croit communément que les choses devraient transparaître toutes nues, est le plus impénétrable de tous les voiles ; tous les plans y apparaissent d'abord confondus, et rapprochés tous les contours. Ce n'est qu'avec une longue patience qu'on en peut rétablir la distribution et l'ordre. S'il faut donc se répéter plus que jamais, [21] qu'il n'est pas, selon toute saine raison, possible d'établir une distinction discernable entre la substance même d'une pensée et sa forme, il faut moins encore dire qu'André Gide, bien qu'étant ce qu'on appelle un auteur difficile, il n'est peut-être pas impossible de découvrir parmi toutes les courbes d'un esprit aussi entrecroisé que le sien un fonds stable, un point central autour duquel elles tournent, et qui ne serait autre que le secret même de son style, donc la forme permanente de sa pensée. Le style d'André Gide est, par excellence, un style classique. Il est vrai qu'il reste encore, sauf présomption de ma part, à démontrer comment. Mais j'en ai assez dit pour cette fois.

 

Si L’on m'avait, il y a quelques années, demandé d'indiquer celui de ses héros qu'André Gide s'est peint à lui-même, et surtout à nos yeux, avec la complaisance la plus secrète à la fois et la plus avouée, sans doute aurais-je nommé Candaule. Ni Michel, en effet, ni ce déplorable André Walter, ou tel autre, ne me semblait avoir atteint un aussi haut degré, pour parler comme Nietzsche, de connaissance tragique. Je sais bien que ce qui empêchera toujours Candaule d'être, au sens ordinaire, un héros véritablement tragique, c'est qu'il se regarde penser, c'est qu'il est agi plus encore par sa pensée que par ses passions, ou plutôt que sa pensée n'est que la forme extrême de ses passions. « Où veux-tu me mener, admirable Candaule? » Ce n'est plus connaissance, [22] mais curiosité tragique qu'il faudrait dire, et qui dépasse la connaissance même, tout autant qu'elle la suscite. Vous me direz que Candaule en meurt ? La belle affaire! Ce qui importe, ce n'est pas vivre, comme Michel, ou comme Candaule, mourir, vivre et mourir n'étant qu'un des deux termes interchangeables du même jeu; mais d'aller au delà de soi-même, le jeu n'en valût-il pas la chandelle, et le risque n'ayant de valeur qu'en lui-même. Sans doute encore, aujourd'hui ai-je changé d'avis; j'entends que je choisirais, chez André Gicle, un autre héros.

 

cette pure race et culture françaises, donc classiques, je veux les trouver jusque dans la manière avec laquelle André Gide traite le symbole. On pourrait, il est vrai, poussant à l'extrême, aller jusqu'à dire que, dans l'œuvre d'un écrivain, tout est symbole et symbolisme. A ne s'en tenir qu'au seul genre, ne pourrait-on pas ranger sous cette catégorie tous les premiers traités d'André Gide, sérieux ou cyniques, jusqu'au Prométhée mal enchaîné inclusivement? La formule poétique du symbolisme importe peu. L'essentiel, quelque exagération qu'on y ait mise, c'est qu'il ait relevé du discrédit où elle était tombée, l'idée pure considérée comme fonction vitale d'un poème, donc qu'il ait préludé à une renaissance spirituelle, qu'il n'ait même pas été autre chose. Par là faisait-il œuvre classique, puisque, par extension (dans la mesure, j'en tombe d'accord, qui n'est pas [23] toujours juste, où idée et pensée ne sont qu'une seule et même chose), on peut dire que toute composition pensée est par là même classique. Ne pourrait-on pas, entre autres, définir le classique une manière de réduire et d'exprimer au sensible et au particulier, des sentiments abstraits et universels, ou bien l'inverse, avec le moins de matière possible?

Or, de la matière, les poètes symbolistes en ont parfois trop remis. Il y a encore bien du romantisme dans le symbolisme; j'entends que l'un et l'autre sont hautement individualistes. Etude de l'homme intérieur, analyse morale des sentiments, quel art prétendit-il jamais à autre chose? Mais ce qui distingue de tous le poète, l'écrivain classiques, c'est qu'il ne parle jamais en son propre nom; et qu'au surplus, il dépense, au dénudement de l'âme, plus de tact, de mesure et de discrétion que quiconque. C'est un regard tourné vers le dedans, une simplicité d'expression et une délicatesse de pensée, qui, fussent-ils employés à peindre les passions les plus sombres et les plus tortueuses, vous font croire qu'il ne se confesse à vous qu'à travers l'homme en général. Or, il n'est pas d'hommes au monde qui se soient dévoilés avec plus d'abondance, de complaisance, et quelquefois d'impudeur, que les romantiques, si ce n'est les symbolistes. Peut-être aussi ne se dévêt-on aussi facilement que lorsqu'on n'a pas grand'chose à montrer. Ce faisant, les symbolistes ont gravement manqué aux conditions de leur art poétique, lequel satisfaisait à la fonction classique, par la nécessité où il se soumettait, du moins en principe, et quelquefois [24] en application, de ne laisser subsister des deux éléments, le sensible, le spirituel, qui sont la substance de n'importe quelle espèce d'art, qu'un seul, de préférence le sensible, à qui, sans commentaires ni retours, par la seule logique continue et le seul tissu successif des images, il confiait le soin de reproduire et d'exprimer tout l'enchaînement idéologique et moral du poème.

Le symbolisme n'a guère compté de grandes réussites ; il y fallait un tact infini, une horreur du déclamatoire et du creux, une pureté de contours, une limpidité, presque une liquidité d'accent, qui, pour peu qu'on s'en écartât, menaçaient de vous faire verser, sans rétablissement possible, dans la fantaisie romantique. C'est pourquoi sans doute, bien qu'il se méfie du romantisme comme de la peste, André Gide a-t-il écrit, entre autres traités, le Voyage d'Urien, dont la matière, un peu mince, vaut néanmoins par son rien de trop; mais qui est une des plus pures expressions que je sache du symbole traité classiquement; qui, par son individualisme, sa transposition permanente et réciproque du « moi » dans l'univers, et son nihilisme transcendant, serait proprement romantique, si, de temps à autre, grâce à l'ironie, l'humain et le tempéré, c'est-à-dire le classique, n'y reprenaient leurs droits; et qui, (André Gide le dit lui-même, mais autrement) est classique plus encore qu'il n'est symbolique, de par la fonction toute spirituelle qu'il assigne au paysage, et cette manière que les poètes symbolistes n'ont fait, la plupart du temps, qu'entrevoir, de changer la Nature à un [25] système de réverbérations morales, en développant par l'image continue, c'est-à-dire par le symbole, quelque chose, idée ou sentiment, qui en vaille la peine.

 

qu'andré gide ne nourrisse pour son livre de début qu'une tendresse restreinte, il m'importe assez peu; j'y vois surtout le roman spirituel de sa vingtième année, et de la nôtre par surcroît. Qui d'entre nous, n'a pas, au même âge, éperdument cherché, voulu, cette spiritualisation de la chair, ces étreintes intangibles, ce transcendant mépris du corps, cette intercommunication subtile, ce besoin de se pénétrer par l'âme seule, cet « appétit de fixer la chimère jusqu'à ce qu'elle devienne réalité », ce dédain de l'action et cette fureur de vie intérieure, cette ferveur enfin cultivée pour elle-même et ne se nourrissant que d'elle-même? A vingt ans, le sublime, ou plutôt le démesuré, nous paraît notre seul aliment possible. Nous aussi, ne nous sommes-nous pas exercés à ce pathétique intellectuel, qui convertit à son tour en passion le moindre mouvement de notre esprit, et jusqu'à la raison? Toutefois, il ne faut point trop vouloir se découvrir chez les autres; on risque à ce jeu d'être trop complaisant pour soi-même, et, par-dessus le marché, pour eux; c'est d'André Gide qu'il est avant tout question. Il se peut que, comme tel autre le même poème, on n'écrive jamais que le même livre ou traité; du moins on est chaque fois tout entier dans chacun, et si ce n'est [26] jamais que le même livre, qu'importe s'il est transposé, ou réciproquement, de l'entendement à la sensibilité, fût-ce jusqu'à la plus radicale contradiction? Si donc je ressens pour les Cahiers d'André Walter (j'y reviens pour la dernière fois) une si vive tendresse, c'est que j'y trouve déjà, comme dans le Narcisse, mais à tout autre titre, presque tout André Gide, avec son éthique et son esthétique, son goût de l'émotion spirituelle, curieux de l'âme jusqu'à la concupiscence, et d'une subtilité qui n'exclut pas toujours le raffiné ni le précieux; et surtout que plus tard, les Nourritures terrestres, tant de notations rapides et resserrées, de brusques frissons, de vibrations aiguës et saccadées, et, tour à tour, d'alanguissements, ne feront que reproduire, du mode de l'âme à celui des sens, cette avidité de jouir par l'intelligence, de se sursaturer le cerveau, de laisser entrer en soi toutes les influences, même les plus contraires, les plus funestes, et les pires, de sentir tout son être enfin, chair et âme, devenir le miroir de l'univers.

 

la grande vertu d'André Gide, c'est qu'il vous oblige à réfléchir plus sur soi que sur lui-même.

 

« comme chopin par les sons, il faut se laisser guider par les mots. L'artiste qui se plaint que la langue est rétive, n'est pas un véritable artiste. [27] Le véritable artiste comprend que la rétive, c'est l'émotion, que c'est elle qui se met en travers, et qu'il importe de plier. Ce n'est jamais par l'émotion qu'il sied de se laisser conduire, mais par la ligne, car l'émotion gauchit la ligne, tandis que la ligne jamais ne fausse l'émotion. Tout artiste qui préfère son émotion personnelle et sacrifie la forme à cette prédilection, cède à la complaisance et travaille à la décadence de l'art ». (André Gide, Caractères). Cependant, vingt ans, et plus, auparavant, dans la préface du Voyage d'Urien, André Gide disait déjà : « Mon émotion ne joue jamais avec le style, de peur qu'après le style ne se joue d'elle » ; et, un peu plus loin : « Le manifeste vaut l'émotion intégralement. Il y a là une sorte d'algèbre esthétique; émotion et manifeste forment équation ; l'un est l'équivalent de l'autre. Qui dit émotion dit donc paysage ; et qui dit paysage devra connaître émotion ». N'était-ce pas, sauf peut-être un ton moins ferme et un tour moins précis, la même affirmation, et la même doctrine ? Symbolisme et paysage à part, qui ne feraient ici qu'embrouiller, remplacez « manifeste » que je n'aime guère, et qui peut prêter à confusion, par « expression » ou « style », entre lesquels je ne puis voir de différence, qu'y a-t-il donc de changé, de l'idée qu'André Gide se fait du style, dès le Voyage d'Urien, à la note de Caractères ? Simplement, peut-être, ceci. Quiconque, pourvu qu'il soit honnête, et qui s'est posé, non pas une fois, mais cent, la question du style, ne peut pas ne pas conclure à la même solution qu'André Gide. Pas plus que je ne puis faire de [28] discrimination entre âme et corps, et que chacun ne soit pour moi l'envers de l'autre, et chacun l'autre tour à tour et tout ensemble, expression et style, émotion et ligne, ne peuvent pas être dissociés l'un de l'autre, et ne pas être consubstantiels. Car il n'y a pas d'un côté la pensée, et de l'autre, le style ; il n'y a qu'une forme, une substance uniques, un seul être, intellectuel et plastique, sensible et spirituel. Je n'enfonce sans doute qu'une porte ouverte ; mais il y a des portes qui doivent toujours être enfoncées. Ce sont là d'ailleurs des vérités dont on ne se rend compte, dans toute leur plénitude et toute leur nécessité, qu'assez tard ; il y faut une surveillance et une réflexion constantes. Le prix en est dans cette maîtrise, dans cette liberté et cette discipline d'expression. Cependant (je me répète, mais pour passer à un autre plan) André Gide dit : émotion, et j'ai dit tout à l'heure: pensée. Je ne puis non plus discerner davantage entre émotion et pensée, toute pensée étant, d'abord émotion, c'est-à-dire mouvement. Mais André Gide dit: émotion, et je n'ai pas à me substituer à lui. J'entends bien que, de sa part, c'est affaire de pudeur, pudeur d'homme et d'artiste; et je lui donne raison. Je crains seulement qu'à force de se laisser guider par les mots, on tombe je ne dis pas dans je ne sais quel verbalisme, mais qu'on finisse trop aisément par prendre le mot pour l'émotion, et dès lors, qu'étant trop maître de sa langue et de sa syntaxe, la ligne glace l'émotion, et conspire, à son tour, à la décadence de l'art. [29]

Décadence pour décadence, j'aime encore mieux corruption que stérilisation; la pourriture offre du moins certaines teintes irisées. Bien souvent, je préfère une faute, pourvu qu'elle soit expressive, et qu'elle renforce l'émotion, donc le style. Mais à une époque où tout le monde, ou presque, écrit impurement, sans doute est-il bon d'aller au delà de la ligne, jusqu'à pécher par excès de rigidité. Il est vrai aussi qu'ils sont les plus rares, ceux qui savent se tenir à la juste limite, et par conséquent édicter pour les autres des règles qu'ils s'appliquent si victorieusement à eux-mêmes. Les professions de foi, du moins données comme telles, n'étant pas très nombreuses, sous forme de préface ou autrement, dans l'œuvre d'André Gide (à moins que son œuvre tout entière ne puisse être tenue pour une profession de foi; et quelle œuvre d'un écrivain qui se respecte, n'en est pas une, d'un bout à l'autre ?), des déclarations comme celles que je viens de citer sont d'autant plus significatives, et précieuses à retenir. On peut en dégager la définition générale de toute espèce d'art, soit la doctrine du ne quid nimis, et aussi d'une morale de l'art, c'est-à-dire de sa dignité, qui ne relève que de ses propres moyens, de leur choix et de leur qualité, de sa matière et de sa forme, et du respect qu'on se doit à soi-même, et aux autres. Ne pas jouer avec le style, c'est-à-dire ne pas tricher, ni avec soi, ni avec personne. Et ceci est encore une contribution au problème, lequel n'est pas près d'être épuisé, du style d'André Gide. [30]

 

parmi les influences auxquelles André Gide, au moins dans sa jeunesse, a été soumis, il faut compter l'influence allemande à laquelle, au même titre que les meilleurs ou la plupart des meilleurs esprits de son temps et de sa génération, il n'a point échappé, et dont on a pu dire qu'elle avait marqué le caractère d'un de ses héros (je n'ose pas redire lequel), d'une teinte métaphysique. Même si André Gicle ne prenait pas la peine de nous en avertir, et dans la délicate et presque impondérable mesure où on peut prendre les Cahiers pour un essai d'autobiographie, nous nous en apercevrions aisément, non seulement au tour abstrait de l'expression, mais encore, dans la suite, à la manière antithétique dont la plupart des livres d'André Gide, se succèdent, ou, pour employer le vocabulaire hégélien, se nient. Certains attendent la synthèse; à quoi bon? elle est là, sous nos yeux, dans cette succession et ce mouvement mêmes d'un être complet développant et poussant jusqu'au bout, simultanément ou tour à tour, toutes ses possibilités. Certes, André Gide, qui n'est que tact, mesure et finesse, ne nous vient pas d'Iéna, moins encore de Kœnigsberg; nul n'est plus foncièrement français. Mais enfin je discerne une tendance, disons toujours une influence, puisqu'il n'y a pas, à mon sens, de terme qui exprime mieux que celui là cette force à la fois involontaire et libre, ces subtils éléments qui se communiquent d'un esprit à un autre esprit, dont [31] ils pénètrent, parfois jusqu'à le transformer, la plus intime substance.

Or, quiconque a l'habitude de penser n'ignore pas que toute chose qui est matière d'intelligence, contient en soi sa propre négation; c'est encore la philosophie allemande qui a poussé le plus loin la démonstration de cette élémentaire vérité métaphysique. J'y ajouterais volontiers toute chose qui est matière de sentiment. Intelligence ou sentiment, c'est à l'ironie qu'il faut toujours demander des armes contre soi-même. Mais l'ironie, ce n'est qu'aux esprits les plus rares à qui le don en est fait. Il y en a de plusieurs sortes: celle d'Henri Heine, toute délicatesse et goût, qui affleure et perce à tout instant sous l'effusion amoureuse et lyrique; celle de Jules Laforgue, de ce métaphysicien de Jules Laforgue, chez qui émotion et ironie sont, pourrait-on dire, consubstantielles ; celle de Frédéric Nietzsche, mélancolie divine, philosophie à coup de flèche et de marteau, raillerie dionysienne au feu de laquelle il se dévorait tout le premier. Se détruire après s'être affirmé, non point par jeu, mais en vertu d'une fonction nécessaire de l'esprit, c'est toujours se contredire; et qu'est-ce que l'ironie, sinon la force comique, c'est-à-dire le génie du contraste, poussé au plus subtil et au plus aigu ? La force comique ne fait pas défaut à Gide; elle est amère, elle est cynique, le plus souvent joyeuse, parfois un peu laborieuse et courte. Mais son ironie fondamentale, je la saisis plutôt dans l'opposition ou, si vous aimez mieux, le contrepoids que se font ses livres les uns [32] aux autres. Chacun d'eux, ou presque, est une critique du précédent, non par voie de discussion, de déduction ou de régression, mais de par sa constitution, sa substance, son organisme, et la raison profonde de sa formation au plus secret du cœur et de l'esprit de son auteur. Influence allemande, soit, et nietzschéenne; mais témoignage aussi de cette conscience protestante jamais satisfaite, qui pousse jusqu'à la plus extrême rigueur les vertus de scrupule et d'examen, l'exactitude passionnée, la fureur du vrai, du vrai tout nu, et ces grâces un peu austères, plus spirituelles que sensibles, qui sont tout le contraire de l'esprit allemand d'abord, de l'esprit protestant ensuite, du moins tel qu'il est courant de le considérer. Si l'on se demande comment André Gide a pu concilier sa passion de la mesure et cette volonté indéfinie de liberté dont il est tout animé, il n'y a qu'à se reporter à ce que dit quelque part Nietzsche des huguenots français, et qui ne saurait être mieux dit. Il est vrai aussi qu'il y a la part de Dieu, ce que nous apportons en naissant; qui, chez André Gide, n'est spécifiquement allemand ni protestant; qui souffle où il veut; c'est-à-dire le génie, le caractère, l'intelligence, les passions. Influence encore, mais native, mais naturelle, mais qui absorbe les autres, jusqu'au moment et au point où les autres ne la déforment point. Il faut trouver un délicat et juste compromis, un joint où l'œuvre d'art puisse éclore et fleurir, sans qu'elle cesse de se plier aux lois de cette convenance morale, où je n'entends, comme toujours, que l'expression sensible d'une pensée qui sait ce qu'elle [33] veut et où elle va. Mais ceci ne fait que retarder encore la définition de l'œuvre d'art, ou plutôt de l'idée que chacun de nous, et Gide en particulier, se fait de l'œuvre d'art.

 

andré gide, ou le moraliste ; ou la curiosité récompensée; ou la moralité du style; ou l'immoralisme des classiques; ou, mais non point au sens où l'entendait Kant, une métaphysique des mœurs. Car il n'y a pas de fondement universel de la morale, pas plus que de la métaphysique, l'une n'étant, ou ne devant être, qu'un catalogue, une table des mobiles auxquels nous obéissons, c'est-à-dire une psychologie ; l’autre, qu'un sentiment raisonné, c'est-à-dire la transposition de notre nécessité intime sur le plan de l'absolu. Partant de là, ce qu'on nomme Esthétique pourrait-il être autre chose que la science des formes de nos instincts personnels ?

 

il faut porter jusqu'au bout toutes les idées qu'André Gide soulève.

 

andré gide est aussi un philosophe cynique. Peut-être est-ce là qu'il faut le plus secrètement le chercher, car le cynisme encore est une pudeur. Toutefois, [34] l'ironie d'un Gide procède selon le rythme alternatif. Faut-il y voir, comme le remarquait déjà, dans le Livre des Masques, ce même Rémy de Gourmont (mais à un autre point de vue), une influence gœthienne, et le conseil, encore détourné, d'un démon qui, plus tard, par la bouche tout simplement du Diable, deviendra un des meilleurs collaborateurs d'André Gide? Il n'est point très sûr que, dans l'un et l'autre Faust, ce soit le seul Méphistophélès qui ne jette pas sur le monde les vues les plus perçantes et les plus profondes. Qu'il soit un contrepoids nécessaire à l'éternel équilibre, qui pourrait sérieusement y contredire? Après tout, au regard de certains esprits, et non des moindres, l'existence du Mal ne serait-elle pas une des preuves, sinon la seule, du Divin? C'est pourquoi, sans doute, André Gide était-il prédestiné à traduire cet extraordinaire Mariage du Ciel et de l'Enfer, plus infernal, à vrai dire, que céleste, et a-t-il publié, presque simultanément, les Faux-Monnayeurs et certaines Réflexions sur l'Evangile. Déjà la sublime Alissa s'était chargée de nous démontrer une des conclusions de Paludes, à savoir qu'il faut « porter jusqu'au bout toutes les idées qu'on soulève ».

 

la valeur que Frédéric Nietzsche assigne à l'art considéré comme transition entre la religion et la philosophie, je ne doute pas qu'elle ait jamais échappé à Gide. Il y a dans Humain trop humain, sous le titre [35] « Succédané de la religion », une page bien curieuse que je demande la permission de transcrire tout entière: « On croit faire honneur à la philosophie en la représentant comme un succédané de la religion pour le peuple. Par le fait, il est besoin occasionnellement, dans l'économie spirituelle, d'un ordre de pensée intermédiaire; ainsi le passage de la religion à la conception scientifique est un saut violent, périlleux, quelque chose à déconseiller. En ce sens, il y a de la raison dans cet éloge. Mais enfin on devrait bien apprendre aussi que les besoins auxquels satisfait la religion et auxquels la philosophie maintenant doit satisfaire, ne sont pas immuables ; même par elle, on peut les affaiblir et les expulser. Qu'on songe par exemple à la misère de l'âme chrétienne, aux gémissements sur la corruption intérieure, au souci du salut, toutes conceptions qui ne dérivent que d'erreurs de la raison et ne méritent absolument pas de satisfaction, mais la destruction. Une philosophie peut servir en ces deux sens, ou qu'elle aussi satisfasse à ces besoins, ou qu'elle les écarte, car ce sont des besoins appris, limités dans le temps, qui reposent sur des hypothèses opposées à celles de la science. Ce qui doit être utilisé ici pour faire une transition, c'est bien plutôt l'art, en vue de donner un soulagement à la conscience surchargée de sensations; car, par lui, ces conceptions seront bien moins entretenues que par la philosophie métaphysique. De l'art on peut ensuite plus facilement [36] passer à une science philosophique véritablement libératrice ».

Dans tout ce qui précède, je ne vois pas tellement une nouvelle preuve de l'influence de Nietzsche sur André Gicle (lequel, après tout, de notre génération, aurait-il pu s'y soustraire ?) qu'une possibilité d'application, pour peu qu'on en changeât à peine les termes, au mouvement intérieur qui, à mesure que la pensée d'André Gide se dégage de plus en plus, aboutit à Corydon, pour autant qu'on puisse assigner à ce petit traité une signification philosophique. En ce qui me concerne, je n'y hésite point, Nietzsche ne nous ayant pas pour rien appris que philosophie n'est point science de je ne sais quels premiers principes, c'est à dire véritable succédané de la religion, mais connaissance des faits, des mobiles, et des sentiments, c'est-à-dire psychologie. Nul, pourvu qu'il ait l'esprit bien fait, n'y peut voir autre chose, ni par conséquent prendre Corydon pour autre chose que ce qu'il est, soit un petit traité philosophique, en quatre dialogues à forme socratique, de l'amour du même nom.

Certains, qui ne sont peut-être pas dénués de jugement, regrettent qu'André Gide ne s'en soit pas tenu, pour sa démonstration, exclusivement et uniquement à l'art, au sens à la fois général et précis où l'entend Nietzsche, et qui n'est pas tout à fait le même qu'André Gide. Je ne puis méconnaître, et sans doute non plus André Gide, qu'une œuvre d'art, par exemple les trois quarts des statues grecques, les jeunes gens de la Chapelle Sixtine, certaines [37] églogues de Virgile, pour ne point citer davantage, ont toujours été et seront toujours d'un exemple beaucoup plus efficace pour le développement et la diffusion d'un certain sentiment de l'amour, que tous les traités du monde, y compris ceux de Platon. Nietzsche a parfaitement démêlé, dans le passage de la religion ou de la métaphysique à la philosophie, la valeur de purgation des passions qu'il assigne à l'art, et dont la signification me paraît aller beaucoup plus loin que celle qu'Aristote assignait à la poésie tragique. N'est-ce point le même Platon qui dit, dans le Banquet: « Tu sais que poésie est un mot qui reçoit des acceptions multiples ; il exprime en général toute action qui fait passer une chose quelconque du non-être à l'être. De la sorte les créations de tout art sont poésie, et les artisans de tout métier sont poètes ». C'est entendu, je sais qu'il ne faut jamais beaucoup forcer le sens platonicien; on risque toujours d'y découvrir le contraire de ce qu'on souhaiterait qu'il contînt. A ne m'en tenir qu'au littéral, il ne m'est pourtant pas défendu de ranger, à la suite de Platon, sous le vocable de poésie, n'importe quelle espèce d'art, et de voir dans l'art le moyen de neutraliser (je vous demande bien pardon), en l'expulsant au dehors de soi et en lui donnant une existence indépendante de la nôtre propre, tout ce qui s'agite en nous d'anarchique, d'informe et d'informulé. C'est par là que l'art est délivrance tout autant et plus qu'enseignement et moyen de propagande.

Mais cette délivrance de soi-même dans l'art peut très bien aussi plus d'une fois se retourner contre [38] l'artiste. Ou bien, voyant ses passions, qu'elles soient de l'âme ou de l'esprit, prendre corps sous la forme de l'œuvre d'art, il risque d'en perdre désormais de vue la poursuite, l'enchaînement, et même l'objet. C'est ainsi d'ailleurs que ce même Nietzsche dit que les poètes savent toujours se consoler. Ou bien il se peut qu'à partir d'un certain moment, l'art et l'œuvre d'art ne lui suffisent plus, parce qu'il n'y trouve plus qu'une sorte de compromis, mal fondé et mal délimité, entre l'expression de ses propres passions et lui-même. Il se rend compte du caractère d'artifice et de mensonge inhérent à l'essence même de l'art, c'est-à-dire de toute poésie, laquelle est Métaphysique et aussi Mystique, et, par conséquent, n'étant que Religion encore, ne fait que déplacer le problème, le seul problème qui, aux yeux de certains, importe, soit celui de la science philosophique, lequel n'est autre, après tout, que de la connaissance de soi-même. Voilà qui nous ramène tout droit à Platon, partant à Socrate, ce Socrate pourtant à qui Nietzsche reprochait d'avoir, de concert avec Euripide, dénaturé l'esprit de la tragédie grecque. Car Nietzsche n'admettait de connaissance de soi-même que tragique. C'est qu'il n'était pas entièrement libéré, pour autant que qui que ce soit se puisse un jour libérer, et qu'il ne le fut jamais. Aimant et goûtant l'art dans ce qu'il a de plus profond et de plus poignant, et avec un esprit et des nerfs des plus subtils, ce qui lui fit toujours défaut, c'est la libération dans l'œuvre d'art; c'est d'avoir, sans l'intermédiaire de l'art, passé directement du problème religieux au problème [39] philosophique. Ce fut son malheur et sa rançon. Tels ces médecins habiles aux diagnostics les plus malaisés, et aux plus désespérés malades, et qui restent impuissants devant leur propre cas.

Avis également à ceux qui prétendent que tout homme, et qui pense, ne fait que reproduire dans son évolution spirituelle l'évolution même de l'humanité. Nietzsche ne s'en tira qu'en assignant à la connaissance morale ce caractère tragique où il voyait sans doute une suprême conciliation entre cet art qui lui échappait et dont il n'avait que l'instinct, et cette culture vraiment philosophique, dans l'avènement de laquelle il saluait le définitif triomphe de l'individu. Ainsi Euripide composant, vers la fin de sa vie, les Bacchantes, et Socrate hanté, quelque temps avant sa mort, par le démon qui lui conseillait d'apprendre la musique. Mais ce point ardu de sagesse dionysienne est des plus difficilement accessibles; il n'y a plus, après, que l'abîme où, la maladie aidant, Nietzsche devait finir par sombrer. Plus heureux que lui, Gide a commencé, comme Gœthe, par s'évader dans l'œuvre d'art; j'entends par là, au sens le plus général, tout ce qui est cohérent, convergent, et, voire au sens philologique, donc au sens aussi platonicien, tout ce qui est fait, et bien fait. Je ne dis point, toutefois, l'art tout court. « Tu sais, continue Platon, que l'on ne qualifie pas tous les artisans de poètes, mais qu'on les appelle de divers autres noms; et que, de tout ce qui est poésie, une seule partie mise à part: la musique et l'art des vers, a reçu le nom de tout le genre. C'est uniquement cette [40] partie que l'on appelle Poésie, et ce ne sont que ceux-là qui la possèdent que l'on qualifie de poètes ». Ces-poètes mêmes, que, dans la République, Platon veut qu'après les avoir couronnés de roses, on les chasse de l'Etat.

Forcerais-je beaucoup la pensée de Platon, sinon celle d'André Gide, en rangeant sous le signe poétique, c'est à dire de la musique et de l'art des vers, tout ce qui est art proprement dit, soit qui ne s'adresse d'abord qu'à la sensibilité? L'art ainsi défini, et pour parfait qu'il soit, n'a jamais tenu grande place dans l'œuvre d'André Gide. Œuvre d'art, soit, c'est-à-dire construite, et qui ne se laisse point prendre en défaut, de quelque côté qu'on l'aborde. Est-il possible, à ce point de vue, d'imaginer rien de plus dense, de plus plein, de plus incassable que Philoctète, l’Immoraliste, voire, sous sa nonchalance apparente, que le Roi Candaule ? Mais œuvre de pensée avant tout, fût-ce jusqu'au point où la pensée tourne à la tendance. Toute l'œuvre d'André Gide s'avance d'un pas tantôt dérobé, tantôt délibéré, vers Corydon. Je n'assure point que Corydon soit le suprême aboutissement de sa pensée et de son œuvre; je l'y vois au contraire, et presque dès le début, en filigrane et comme sous-jacent. Qu'y a-t-il, en effet, dans Corydon, qui ne soit déjà en germe, à l'état sporadique, ou tout formé, dans le Roi Candaule, dans l’Immoraliste, et dans Philoctète? Et plus encore dans Saül? C'est à ce titre qu'on pourrait affirmer que lui aussi, André Gicîe, tout comme Nietzsche, il passe directement du problème religieux au problème philosophique, et [41] que s'il s'est évadé dans l'œuvre d'art, l'œuvre d'art fut toujours pour lui plus évasion que délivrance, même provisoire.

A mesure, en effet, que sa pensée se précise ou plutôt qu'il se resserre autour d'une certaine forme de sa pensée, il sacrifie toujours moins à tout art qui ne serait que sensibilité. On peut, je pense, définir André Gide un esprit à qui certaine passion, ou la curiosité à la fois intellectuelle et sensible, d'une certaine forme des passions de l'amour, fit prendre de plus en plus conscience de lui-même, jusqu'à y réduire toujours davantage tout le problème psychologique, moral, social, tout, le problème humain enfin, et dès qu'il a commencé de penser. Voilà, me semble-t-il, qui contredit singulièrement à la doctrine de l'art pour l'art. Non seulement le problème moral n'est jamais absent, chez André Gide, de l'œuvre d'art, mais il lui est de toutes parts tissé, il ne fait qu'un avec elle. L'admirable, c'est qu'en lui, la formation protestante et l'éducation classique, loin de se nuire l'une à l'autre et de s'exclure, se renforcent au contraire, chacune tantôt prêtant à l'autre sa dialectique, sa casuistique, son goût de l'abstrait et de l'analyse psychologique, sa rigueur, et de ces feintes qui ne se dérobent que pour mieux poindre et transpercer; c'est que par surcroît, l'une et l'autre empruntent plus de ressources à l'aiguillon et au stimulant d'un sentiment qui, de par sa nature et ce qu'il comporte, dans l'ordinaire, de replié et de secret, de rare en un mot, oblige l'esprit qui s'y incline, à de ces détours, à de ces retours, à de ces confessions [42] demi-transparentes, demi-voilées, qui parfois se dérobent impénétrablement ; c'est qu'enfin la contrainte religieuse et morale (le protestantisme est bien plus une morale qu'une religion) contre laquelle André Gide se révolte, et la contrainte classique à laquelle il se plie à la fois par nature et par discipline volontaire, aboutissent chez lui, par un tacite accord, à de ces œuvres qui démontrent une fois de plus, quelle que soit la nature du sentiment et de la pensée, que l'art classique est une pudeur.

Je ne louerai donc point tellement André Gide d'avoir pris position en publiant Corydon que de nous avoir fait pressentir, sous les seules espèces de l'œuvre d'art, Corydon à travers la plupart de ses livres. Car toute contrainte, je l'ai déjà dit, se tourne en influence, et la pudeur est, en art, comme en amour, la plus rare de toutes les influences, parce qu'elle a pour vertu de tout laisser transparaître et deviner sans rien dévoiler tout à fait. Mais à qui reste trop longtemps soumis au joug de la contrainte morale et de la discipline classique, toute pudeur, même celle-là qui se dénude le plus avant, ne finit-elle point par ne sembler que mensonge ? De là ce masque enfin jeté, et ce que d'aucuns, dont je suis loin de partager l'avis, appellent un protestantisme à rebours qui tourne à l'apostolat de l'immoralisme. A quoi il faut avouer aussi que tant qu'on n'aura point défini ce que c'est que la morale et l'immoralisme, André Gide prêtera toujours par quelque flanc. Mais les définitions, même les meilleures, ne valent que pour le troupeau, et chacun ne se fie qu'à ses propres [43] définitions. Pour reprendre, on pourrait croire qu'André Gide s'imagine que l'art, si éloquent qu'il soit, mais parce que ses moyens et ses fins ne tendent qu'à une expression sensible de l'humain, ne suffit point à propager le goût, la connaissance et le culte d'une nuance, entre autres, des passions de l'amour ; et qu'il n'y voit, lui, Gide, qu'une hypocrisie de plus. A ce compte, comme ils se tromperaient; mais s'il se l'imaginait, quelle erreur aussi ne commettrait-il point! De sorte que non plus, je ne loue point tellement Corydon de sa signification et de sa place dans l’œuvre d'André Gide, que de sa gratuité, donc de son inutilité, malgré le caractère d'utilité dont son auteur a cru, ou voulu, le frapper. Ce ne serait donc pas une moindre ironie que la seule œuvre purement poétique et lyrique d'André Gide, soit les Nourritures terrestres ait peut-être plus fait pour la démoralisation d'une époque et d'une génération que tel ou tel de ses livres, Corydon en particulier, qui, comme quelques autres, venait aussi trop tard.

 

JE NE SUIS PLUS désormais très sûr qu'il n'y ait pas plus d'une seule chose nécessaire. Je crois au contraire qu'il y en a plusieurs, et de plusieurs sortes ; mais qu'elles tiennent si bien l'une à l'autre que nous avons besoin de nous en démontrer successivement, sur tel ou tel mode, et jusque par l'absurde, la nécessité. Quand je dis absurde, il n'y faudrait pas voir un travers, un vice d'imagination, ni surtout [44] une inutilité, ou quelque goût de l'artifice ; mais qu'on ne veut point aller jusqu'au bout d'un sentiment, d'une idée, sans les avoir creusés dans tous les sens et contournés par tous les côtés; donc un excès de scrupule, et aussi parce que c'est d'un certain contraste que procède le plus parfait équilibre. Je ne dirai jamais assez quelle tendresse ombrageuse, presque jalouse, je nourris au plus secret de moi-même pour Paludes et le Prométhée mal enchaîné. Chez André Gide, c'est un peu mon domaine à moi, et je crois quelquefois en être le seul maître.

Ce n'est point que j'affecte de faire le rare ni le renchéri, ni de trouver le meilleur de Gide où l'on n'a point dorénavant coutume de l'aller chercher; ce n'est pas davantage que j'en préfère le ton cynique au sérieux de l'autre Gide; ni enfin qu'ils traitent, surtout Paludes, mais avec plus d'abandon et sur un ton plus familier, et moins de lyrisme dans l'amertume, de cette Métaphysique du Quelconque et du Rien, qui est toute la substance, par exemple, d'un Jules Laforgue, et, avec lui, de quelques autres de la génération d'André Gicle. C'est tout simplement qu'ils soient une preuve de plus, et, encore une fois par l'absurde, de ce que voudrais appeler, d'un mot qui n'est pas simple, la consubstantialité, la coexistence d'André Gide, et sa permanente unité. Sans doute serais-je mieux avisé de renvoyer à l'admirable « Postface pour la nouvelle édition de Paludes et pour annoncer les Nourritures terrestres ». Plus que n'importe où peut-être, tout André Gide est là, dans ces pages si pleines qu'il ne peut s'y glisser rien [45] d'autre, et qu'elles ne souffrent point le moindre commentaire. Tout au plus pourrions-nous profiter de la licence octroyée par l'auteur à chacun de nous, de continuer à notre gré la table des phrases les plus remarquables de Paludes. Lesquelles mettrions-nous donc? Mais toutes, mon cher Monsieur, ou bien aucune, chaque phrase de cet extraordinaire petit livre étant pleine d'un sens immédiatement réversible en son contraire, et ne tendant qu'à se démontrer également le ridicule « du contrôlé et du contrôleur, de celui qui veut lever les obstacles et de celui qui ne sait pas y échapper ».

A quoi, me semble-t-il, redouble merveilleusement le Prométhée mal enchaîné. Renier sa famille, sa patrie, ses dieux, c'est, à peu de chose près, à la portée du premier venu. Cela seul qui compte, c'est se renier soi-même, car on ne se trouve, plus d'un l'a déjà dit, qu'en se perdant. Il importe davantage encore de concilier en soi toutes ses contradictions ou négations. Mais rien, aux yeux du commun, ne peut s'accomplir que dans l'ordre de la durée. André Gide assure, à propos, je crois, de la Symphonie Pastorale, que tous ses livres, ou la plupart, dès avant la trentaine, étaient déjà formés dans sa tête, et qu'une fois déblayés, il n'a plus eu qu'à travailler sur nouveaux frais. Encore fallait-il les écrire, et, notre pensée allant plus vite que le temps, c'est tout de même le temps qui nous devance à son tour. N'y aurait-il toutefois là qu'une vue de l'esprit? Je serais assez disposé à le croire, tout écrivain s'imaginant de bonne foi que l'axe de sa pensée se déplace incessamment. [46] En réalité, nous ne faisons le tour que d'un très petit nombre d'idées, peut-être d'une seule; mais nous ne l'exprimons jamais de la même façon. Le plus important n'est-il pas dans la manière qu'on y met ? C'est pourquoi il m'agrée plus que je ne saurais le dire, que, tout en étant le même livre, Paludes nie le Voyage d'Urien; que les Nourritures terrestres nient Paludes; lesquels tous trois ne sont qu'un, transposé du symbolique au comique, et du comique au lyrique; et, plus encore que, brochant sur le tout, le Prométhée mal enchaîné les moque et les nie tous trois; puis, par-dessus les trois s'en aille, comme l'aigle le foie de son héros, ronger les cristaux de gel où l'auteur du Traité du Narcisse condensait le monde et sa propre pensée.

Car, ne vous y fiez pas, tout en réaction de Paludes qu'elles se. posent, les Nourritures terrestres, elles aussi, ne sont qu'une tentation différée. A tout prendre, quelque livre que ce soit peut-il être véritablement autre chose? « — Pourquoi écrivez-vous ? — Moi, je ne sais pas; probablement que c'est pour agir ». Ah !, le précieux aveu, et qu'il est bien du même qui disait naguère: « Ils demandèrent au roman de remplacer les grands mouvements qu'ils n'avaient point faits ; ils lui demandèrent de satisfaire, tant bien que mal, le désir vague d'héroïsme que leur imagination gardait et que leurs corps ne réalisait point ». Parbleu, Urien et ses compagnons font comme Tityre, ils préfèrent le mieux au bien; c'est pourquoi sans doute ils ne rencontrent que le néant, ce néant que nous trouvons tous au bout de [47] nos tentatives les plus désespérées, parce que nous ne savons pas nous contenter de ce que nous avons à la portée de notre main. « Monsieur, nous confie encore André Gide, je ne suis pas Tityre ». En êtes-vous bien sûr ? Nous fûmes tous plus ou moins, à une heure de notre vie, Tityre; et vous non plus n'y avez pas sans doute échappé. Seulement, pas plus que de l'héroïque, il n'y a pas aussi que du médiocre dans la vie. Il y a la vie, ses courbes et ses ondulations; mais on ne les découvre qu'après coup, et, je le crois, après avoir épuisé ce qu'on croyait être le médiocre, et qui n'était, tout simplement, que la vie. Et Tityre, tout comme Urien, cherche l'héroïsme. Or, comme il voyage dans le quotidien, tout comme l'autre dans l'abstrait, « par nécessité il ne peut rien prendre ». Il voudrait bien s'en aller, lui aussi, toujours plus loin. Après tout, pourquoi n'a-t-il pas dépassé Montmorency? Il voulait être rentré « dimanche pour le culte » ! Qu'à cela ne tienne, on finit toujours par s'en aller, sinon tout à fait, du moins plus loin que Montmorency; et tout de même, Tityre, ou celui qui parle à sa place, a fini par écrire un jour les Nourritures terrestres, tandis que l'autre, le jeune homme qui voulait agir, le héros du quotidien enfin, après avoir terminé Paludes, se met à écrire Polders, et sans doute après, Marécages, et puis Lagunes, sans qu'il y ait la moindre apparence qu'il cesse de recommencer. Après tout, s'il y trouve son compte ?

Je tiens Paludes pour une petite Education sentimentale, à la fin de laquelle, tel contrôlé, tel contrôleur, s'appellerait-il Deslauriers ou Frédéric Moreau, [48] s'écriera, en pensant à tel petit fait insignifiant d'autrefois : « Oui, c'est encore ce que nous aurons eu de meilleur ». Sans doute, aux yeux d'André Gide, aujourd'hui les Nourritures terrestres n'ont-elles pas beaucoup plus d'importance. Sans doute encore, il n'y a plus ici contrôlé ni contrôleur, sauf un qui se contrôle lui-même, tout déchaîné qu'il soit, et ne s'abandonnant qu'à ses divers penchants. Le propre de tous ces petits traités, c'est que, tout comme dans les mythes antiques, on peut y découvrir plusieurs sens superposés, soit littéral, soit symbolique, soit spirituel, et tous aussi légitimes, mais dont le plus vrai est toujours le plus secret. Car si Paludes, on peut les tenir pour une satire, ou sotie, de ceux-là qui ne savent pas se contenter de la vie, et lui cherchent un sens, comme si elle en avait un différent d'elle-même ; outre que, de cette vérité, ou axiome, j'en vois une éclatante confirmation dans les Nourritures terrestres, je ne puis, celles-ci non plus, les considérer que comme une satire à rebours, et, malgré l'ironie qui, ça et là, y perce, que comme une satire sérieuse d'un quotidien nouveau après  qui Tityre depuis si longtemps soupirait et qu'il vient à peine de découvrir. Rien n'a d'importance pour nous qu'au moment où nous le faisons; avec quelle hâte, quelle joie, sinon quelle indifférence ne le rejetons-nous pas ensuite par dessus notre épaule! Si les Nourritures ont été écrites en réaction de Paludes, et si toute une jeunesse ne retient, de l'œuvre de Gide, qu'elles seules, j'imagine aussi que Gide, s'il n'aime pas qu'on les lui jette tout le temps à la tête, ce n'est pas seulement [49] parce qu'on le restreint et le réduit à ce livre, à l'exclusion de tous autres. Mais je ne doute pas davantage qu'il n'y attache pas à présent plus d'importance qu'il ne faut, pas plus en tout cas qu'aux autres, peut-être moins. Ou bien parce qu'il n'y voit qu'une explosion de ce romantisme qu'il a, mais pour d'autres raisons, en horreur; et que, dès lors, il le met sur le même plan que le Voyage d'Urien. Ou bien, parce qu'ayant eu à résoudre d'autres énigmes, et autrement capitales, il ne peut plus dorénavant accorder à celle-ci que l'étonnement avec lequel on considère le temps et le soin qu'on a mis à enfoncer une porte depuis longtemps ouverte. Ou enfin, parce que les Nourritures terrestres, nonobstant ce qu'elles accusent de concret, de sensible, de lyrique, n'étant rien moins qu'une métaphysique, pourrait-on dire, de l'épiderme, pourquoi hésiterait-on, et Gide tout le premier, à leur faire rejoindre, comme dans un magasin de crabes morts ou de vieilles lunes, cette métaphysique de l'absolu qu'est le Voyage d'Urien, ou cette métaphysique du Néant qui a nom Paludes? Stupide Angèle, idéale Ellis, n'êtes-vous pas, symboliquement, la même?

Ne me dites pas que je m'attarde ici à des traits déjà anciens, à des contours déjà oubliés, du visage d'André Gide. D'abord, je suis en quête d'un esprit, c'est-à-dire d'un homme, et tout m'est bon qui me sert à éclairer ma lanterne. En outre, homme ou esprit, je n'en suis curieux que tout autant qu'il se cherche; dès qu'il s'est trouvé, je n'assure point qu'il est pour moi comme un citron pressé après lequel je [50] passe à un autre ; mais je n'y adhère que dans la mesure où son éclosion et son épanouissement sont contenus dans son germe, et je ne puis donc faire mieux que de tâcher à l'y découvrir. Peut-être, pour m'en faire un royaume plus approprié, négligerai-je volontiers tout le reste, qui désormais appartient, pour ainsi dire, au commun, et ne m'en tiendrai-je qu'à ces commencements où il est déjà tout entier, comme, dans sa prison tissée d'or, l'insecte qui file la soie. Et si, de tous, le Prométhée mal enchaîné est le plus près de mon cœur, c'est que j'y découvre plus qu'ailleurs, la pointe à la fois aiguë et insidieuse qui perce et déchire toute l'armure, et, à la place d'un esprit, c'est-à-dire d'un système (car, même dans les Nourritures terrestres, tout, fût-ce l'absence de système, est système) laisse paraître un homme qui raille les systèmes et surtout les siens propres, et prend tout simplement la vie pour ce qu'elle est. Il m'est au surplus indifférent qu'au point de vue chronologique on puisse placer le Prométhée après ou avant tel ou tel autre des livres d'André Gide. C'est une preuve de plus de ce que j'appelle sa coexistence. Toujours est-il que, dès après le Prométhée, on pourrait, sinon se détourner de lui, du moins le déduire successivement, et comme une suite de théorèmes.

 

C'EST volontairement tôt, et dès, je crois, la Tentative amoureuse, qu'André Gide, le plus intelligent [51] des hommes, s'est aperçu que la pensée est une déformation de l'individu, c'est-à-dire de l'instinct. On ne pense, en effet, que par troupeau, et toute pensée, par définition même, accuse un caractère, un lien social, donc moral, qui ne peut être qu'une contrainte pour l'instinct, un obstacle à son libre épanouissement. Seulement penser, n'est-ce pas déjà toute une morale? Ce qui n'empêche pas que la pensée, à son tour, puisse et doive confirmer l'instinct. C'est là vraiment ce qu'on nomme l'individu. De quoi André Gide, à juste titre, ne s'est point fait faute. Mais c'est précisément à ce point de jonction que je redoute de voir surgir une autre Morale.

 

on ne combat et ne sert tour à tour ceux qu'on aime qu'avec leurs propres armes. Quant aux autres, les nôtres y suffisent.

 

LEQUEL parmi les meilleurs, ne s'est pas un jour contredit? Je fais peu de cas de qui n'y succomberait point. Outre que qui que ce soit d'intelligent ne s'en fit jamais faute, et qu'à tout prendre, il vaut mieux cent contradictions qu'un système; se contredire, après tout, n'est-ce point, la plupart du temps, se manifester ? Il est vrai qu'André Gide dit « manifester », et que se manifester, c'est « se préférer » et « préférer à son prochain l'idée qu'on doit manifester », [52] — ce qui, à première vue, peut n'être pris que pour une déclaration d'égoïsme. On se confond en effet si facilement soi-même avec l'idée qu'on veut manifester: c'est une sorte de bovarysme. La meilleure façon, en pareil cas, de s'en tirer, n'est-ce point de faire la satire de soi-même, — et de son Idée ? C'est, en tout cas, la plus légitime, tout ce qui tombe sous la catégorie de l'intelligence contenant en soi sa propre négation.

 

certains, au nom de je ne sais quoi de préconçu qui peut s'expliquer de bien des façons, lui dénient unité, direction, cohésion enfin. Or, je ne peux admettre de système, et encore, que sur preuves. Bien mieux, je veux que n'importe quelle espèce d'art, sans oublier l'art critique, au lieu de n'être qu'architecture, soit aussi musique et danse, et, plus encore, allusion. Ainsi, le miroitement de la mer calmée n'est-il si émouvant que parce qu'il scintille et se joue sur d'incommensurables profondeurs.

 

chaque Livre, est-il dit dans la Préface de la Tentative amoureuse, n'est qu'une tentation différée. Dès lors, à quoi bon en écrire, et pourquoi ne pas se livrer tout de suite à son démon dominant? Que penserais-tu d'un éternel Rimbaud qui recommencerait sans relâche, et sans se lasser, le Bateau ivre? [53]

Mais cela peut signifier, ou bien, comme Goethe quand il écrit Werther, qu'on se délivre d'un poids trop lourd de passion, de rêve et de désir; et l’œuvre d'art n'est plus dès lors qu'une sorte de remords contemplatif, le remords pouvant être défini l'intermittent regret d'un désir dont on n'a pu embrasser totalement l'objet. Ou, mieux encore, que chacun de nos livres n'est qu'un avancement d'hoirie, une hypothèque anticipée, et parfois tout ensemble, comme dans le Prométhée mal enchaîné, rétrospective, sur un bien qu'on voudrait conquérir à tout instant davantage, et qu'on prétend toujours plus abondant, plus précieux et plus beau.

 

ce qui, par dessus tout, m'agrée, dans le Prométhée mal enchaîné, c'est que, pour la première fois, André Gide, en termes allégoriques, mais transparents, nous confie que c'est duperie de préférer à soi-même l'idée qu'on veut manifester. Il se peut aussi que ce petit traité, tout hérissé d'une méchanceté spirituelle, allègre, rieuse, parfois volontairement triviale, devienne plus tard le sujet de bien des commentaires, d'une sorte d'exégèse; et, par surcroît, qu'il signifie tout le contraire de ce que j'ai dit quelques lignes plus haut.

 

serait-il impossible de tirer de Philoctète, du Roi Candaule, et, ça et là, de tout André Gide, les principes [54] d'une Politique, tout finissant par se ramener là? Je me garderais d'approfondir; j'indique seulement. Tout au plus, aimerais-je moins qu'on ne se puisse tenir, comme Candaule, de dévoiler son bonheur. Il peut y avoir dans un secret bien gardé, des éléments tout aussi valables de politique, dé philosophie et de beauté, — j'ajouterai même de péril. Ce péril ne compte que pour soi-même ? Raison de plus pour veiller jalousement sur lui; on risque davantage d'en mourir, par l'état de perpétuel équilibre où il faut, par rapport à lui, qu'on se tienne. Il est vrai que mourir est plus facile que vivre. Au fond, malgré tout, la vie dangereuse, je n'aime guère cette expression. Elle peut prêter à l'attitude, et à l'équivoque, soit à tricher avec la vie, et, ce qui est pire, avec soi-même.

 

œdipe payant de sa gloire, de son bonheur et de ses yeux, l'énigme arrachée au sphinx à force de sagacité, Candaule, Saül, c'est d'avoir deviné leur propre énigme qu'ils meurent. Aussi bien, est-ce d'abord de vivre qu'il s'agit. Serait-il donc moins tragique de mourir? Peut-être aussi Saül, comme les yeux d'Œdipe se fermant à la lumière, meurt-il de son regard intérieur enfin dessillé, et de ne pouvoir s'égaler à son secret. [55]

 

j'ai beau m'en défendre, je ne puis rien voir d'autre, dans l'Immoraliste et dans la Porte étroite, que le même livre retourné, et transposé sous sa forme double et contraire, du héros à l'héroïne. Ne pourrait-on pas en dire autant déjà de la Porte étroite et des Cahiers d'André Walter ? Lorsque celui-ci s'écrie : « O l'émotion quand on n'a plus qu'à toucher, et qu'on passe... », je crois entendre, à vingt ans d'intervalle, l'incomparable Alissa soupirer: « Que le bonheur soit là, tout près, qu'il se propose... » C'est que, pour les grandes âmes, ou seulement les âmes délicates, rien n'a d'attraits qui n'est pas la vertu. La vertu, il y a bien des manières de l'entendre et de la pratiquer. André Walter et Alissa ne prêchent pas autre chose que « les doctrines du renoncement », renoncement à l'amour pour plus d'amour encore, et à force d'amour. Mais qu'ils finissent bientôt par se complaire orgueilleusement dans leur propre holocauste! Peut-être est-ce à partir de là qu'il n'y a plus de vertu. Etes-vous bien sûrs en effet qu'Alissa et Michel, pour opposés qu'ils soient, puissent être animés d'un autre esprit que cet héroïque égoïsme qui seul est digne d'être nommé ascétisme? Non, Gide, je crois qu'on se préfère toujours. Se préférer, au contraire de Narcisse, n'équivaut-il pas, comme dit Nietzsche, à se surmonter, c'est-à-dire, de plus en plus, à pousser jusqu'au bout le complet, l'absolu épanouissement de soi, au risque, [56] parfois, de sacrifier ce qu'on aime le plus au monde, et soi-même, et jusqu'à mourir, donc jusqu'à se détruire, soit toujours se préférer? Si je trouve ma plus grande joie dans ma plus grande immolation, qu'aurez-vous à y reprendre, puisque j'y épuise mes forces ? O contradictions infinies, qui saura jamais vous réduire à votre harmonie essentielle ?

 

J'ENTENDS par influence non seulement ce qui nous est favorable, mais encore, mais surtout ce qui nous est contraire, que nous sommes obligés de dominer, sous peine de périr, et qui, dès lors, si nous n'y périssons pas, tourne à notre plus grand perfectionnement. Il n'est pas sans intérêt qu'André Gide, étant de la génération symboliste, ait écrit le Narcisse, le Voyage d'Urien, et quelques autres petits traités où sa pensée subtile et forte transparaît au voile ingénieux de la fiction. Je ne serais pas éloigné de voir dans le symbolisme un commencement de réduction du romantique au classique. Réagissant contre le carnaval parnassien, il a tourné son regard vers le dedans, vers l'homme intérieur; il nous fait entendre un accent de l'âme. Mais qu'il est, comme le romantisme, résolument individualiste! D'autre part, il est moins indifférent encore de se rappeler qu'André Gide est, d'hérédité et de formation, protestant. On ne peut toucher à pareille matière qu'avec des mains infiniment délicates et réservées, les formes dans lesquelles notre instinct religieux s'est, pour ainsi [57] dire, cristallisé, étant ce que nous avons de plus secret, et le domaine interdit au profane. Mais on n'échappe pas, fût-ce par réaction, à la religion où on est né. Or, le protestantisme, c'est, par définition, l'esprit d'examen, et qui va, bon gré mal gré, par la dissociation et la dissolution progressive des dogmes, jusqu'au point où l'homme n'est plus que l'Unique et sa propriété. (J'use à dessein, pour figurer plus commodément ma pensée, du titre d'un livre que je n'ai d'ailleurs pas lu, et qu'André Gide lui-même, si je me reporte à certains passages de Prétextes, tient en médiocre estime). « Nietzsche, dit encore André Gide, a passé toute sa vie à démolir le fantôme religieux... et, enfermé dans son hérédité protestante comme dans une cage, finit par devenir fou. » Au lieu, par exemple, qu'un Goethe, l'esprit d'examen, loin de le faire verser dans l'anarchie spirituelle, l'introduit à la sérénité philosophique. Car il n'y a de libération, ou, si l'on veut, de délivrance que dans l'œuvre d'art. Mais si, juste au nœud le plus caché de sa création artistique, un auteur ne peut se tenir qu'il ne tourne contre soi-même ce regard critique que l'esprit de la Réforme dirige sur tout ce qui est matière d'intelligence, je dirai qu'il est moraliste. Esthétique, Morale, c'est du reste tout un, chacune n'étant que l'envers de l'autre. Et si encore, mettant à part ce qu'il entre, dans le symbolisme, de dévergondage intellectuel, le classique n'est, d'après Gide, et j'y souscris pleinement, qu'un romantisme dompté ; à combien plus forte raison, et par voie d'amalgame, un certain esprit protestant, appliqué à l'œuvre d'art [58] inclinera-t-il un écrivain à se dépouiller par degrés, à n'accorder à l'univers extérieur qu'un œil de plus en plus distrait, à n'envisager dans l'homme que le mécanisme et les réactions diversement réciproques de ses passions, par conséquent à faire œuvre classique.

 

NOUS sommes plus d'un à n'avoir pas attendu la confidence que nous fait André Gide, de ce qu'il doit à la musique en général, et, en particulier, à Chopin. Certains de ses livres, la Symphonie pastorale par exemple, s'ouvrent sur un accord parfait, large et plein, qui dégénère en une suite d'harmonies subtilement faussées; d'autres, au contraire, sur une dissonance qui laisse au reste du récit le soin de la résoudre. Rien n'égale pour moi la mélodie serpentine, mi-équivoque, mi-pathétique, qui circule d'un bout à l'autre d'Isabelle. Ce petit roman est peut-être, quant à la pensée, le moins significatif et le moins éloquent d'André Gide. Pour ce qui est de l'art, il n'en est peut-être pas non plus qui m'agrée davantage, et jusqu'à certaine complaisance, mais si peu appuyée, à la dégradation de l'héroïne. Cela est à la fois insidieux et émouvant. Vous me direz que j'y mets de la coquetterie? Aucune, sauf, à dire vrai, celle que l'auteur a voulu y mettre. Par surcroît, c'est à partir de là, me semble-t-il, qu'André Gide est devenu résolument banal, au sens vraiment profond du mot, et qu'il y attache lui-même. [59]

 

il y a bien des différences entre l'esprit religieux et l'esprit philosophique. Une même idée, il est vrai, mais très rarement, peut tenir des deux; mais, la plupart du temps, chacun des deux prête à l'autre, soit de bonne foi, soit en trichant, donc se donne le change à lui-même, sinon à ceux qui s'imaginent qu'il n'y a rien d'interchangeable dans le mécanisme de l'entendement. L'esprit philosophique, c'est Goethe, où il se convertit souvent en beauté. L'esprit religieux, Nietzsche l'avait, quoi qu'il y paraisse, au plus haut point, et bien qu'il eût dès l'abord, et de plus en plus jusqu'à la fin, déclaré la guerre à Dieu. Ceci ne laisse point de contredire, mais pour le confirmer peut-être davantage, à tel paragraphe précédent. Car l'esprit religieux, c'est, en premier lieu, l'esprit de foi, ou plutôt de croyance, et il n'est pas nécessaire que ce soit en Dieu; ce peut être même à tout son contraire. Il y faut ensuite une humeur chaleureuse, un mouvement de passion qui peut tourner à l'idée fixe, et qui dès lors n'est plus que souci de convaincre. Une grande tension lyrique intérieure n'en est presque jamais absente, l'expression sensible en fût-elle rigide et glacée, et plus près de l'abstrait que du spirituel. Ce dessèchement, un André Gide, jusqu'à présent du moins, s'en garde. Il est vrai qu'il a l'esprit à la fois religieux et philosophique, et qu'il est sensible à la beauté. J'entends par là que l'œuvre d'art lui est, au contraire de Nietzsche, délivrance et libération, mais non pas tout à fait à la manière de [60] Goethe. Encore faudrait-il définir l'œuvre d'art, sinon en soi, du moins selon André Gide. C'est là que la difficulté commence.

 

il faut toujours sortir de soi, ne serait-ce que pour y mieux rentrer. J'aime qu'André Gide s'évade un jour par la porte un peu fausse des Caves du Vatican, pour s'ouvrir ensuite toute grande celle des Faux-Monnayeurs. Il m'importe assez peu qu'un livre laisse en suspens sa conclusion; un livre, quel qu'il soit, et surtout qui compte, tire sa conclusion de son existence même. L'auteur devrait-il jamais conclure ? C'est affaire de politesse, et pour garder ce ton de la meilleure compagnie qui veut toujours être en reste avec l'esprit des autres. Ce qu'un bon auteur met au-dessus de tout, c'est l'art des préparations, le divertissement en fût-il parfois un peu laborieux. Et, laisser à un autre livre le soin de conclure le précédent, n'est-ce pas encore sortir de soi, c'est-à-dire inviter notre prochain à se mettre à notre place?

 

il y a plus d'un siècle que René s'écriait : « Levez-vous, orages désirés... » — « Levez-vous, implore Luc à son tour, vents de ma pensée, qui dissiperez cette cendre. » Mais Luc n'est qu'un jeune idéaliste, un « qui ne comprit pas la vie ». S'imaginer que c'est par la pensée qu'on arrive à prendre connaissance [61] de soi et des autres, allons, il y a encore là, à rebours si l'on veut, bien du romantisme. Mais je ne voudrais pas me répéter...

 

PHILOCTÈTE est peut-être, avec un autre, l'ouvrage d'André Gide pour lequel j'éprouve le plus de tendresse. Tendresse tout intellectuelle, qui ne se nourrit de rien que d'austère, de sobre et de dur. Je dis que, de toutes les tragédies (c'est tous ses livres que j'entends par là) d'André Gide, Philoctète est, au même titre que Britannicus pour Racine, la tragédie des connaisseurs. C'est-à-dire qu'on y voit le ressort tragique jouer à nu, en tant qu'il ne dépend que des passions de l'esprit; et que, dans l'une et l'autre, le génie de Racine, tout comme celui d'André Gide, m'y apparaît plus ferme et plus profond, et d'une plus subtile ressource, pour s'y être volontairement réduit à la plus extrême simplicité et avoir si parfaitement rempli son dessein, qui était de faire une tragédie, sans avoir recours à de ces complications ordinaires des passions de l'amour, d'où l'art tragique tire d'habitude ses plus grands effets. Dans la mesure toutefois où les passions de l'esprit ne sont pas, elles aussi, autre chose que de l'amour.

 

LES précieuses, souligne André Gide, précisément à propos de la Porte étroite, et citant, dans le Journal [62] sans dates, un mot de Ninon à Christine de Suède, ce sont les jansénistes de l'amour. Presque rien, il est vrai, mais qui est grand, sépare jansénisme et protestantisme. Au surplus, pourquoi n'irait-on pas jusqu'à dire que les jansénistes, ce sont les Précieux du Christianisme, ce qui m'importe, à la vérité, assez peu ; de la vertu, ce qui m'émeut davantage ; de l'esprit classique enfin, et j'y applaudis des deux mains. Mais voilà qui touche, à son tour, de trop près au problème du style, pour qu'il puisse être tranché en deux mots.

 

toute métaphysique est d'origine sentimentale. Elle procède d'abord du cœur, sinon de l'instinct. Je dis cela aussi de toute théologie, laquelle a pour base la foi. C'est pourquoi, quand la foi est ruinée, laisse-t-elle en nous un si grand vide; ce qui a son siège dans le seul entendement est si facilement remplaçable ! Or, la foi que le cœur a perdue, il ne s'y résigne qu'avec des larmes. Encore faut-il l'avoir jamais eue! Mais il y a les formes extérieures de la foi, soit ce qu'on nomme Religion, et qu'on prend plus aisément encore pour de la foi, surtout si la foi est morte. C'est cela, je pense, que nous enseigne El-Hadj, le petit berger devenu prophète. Si je voulais, en outre, m'attarder à relever, chez André Gide, des traces communes de son époque, je rassemblerais des points délicats, de secrètes correspondances, entre ce Traité du faux prophète et tel petit fableau [63] de Charles Maurras, qui a nom Eucher de l'Ile. Tous deux, El-Hadj et Eucher, ils n'arrivent à la naissance, l'un de la pensée, l'autre, de la sensibilité, qu'en étreignant un cadavre. Pourquoi aussi le Voyage d'Urien et Sous l'œil des Barbares me font-ils parfois aller, invinciblement, de l'un à l'autre? Ce que j'en dis là, n'est pas pour désobliger André Gide, mais pour ma propre curiosité, à laquelle d'ailleurs je ne tiens pas tellement, surtout dès qu'elle est satisfaite, et même si elle ne l'est pas.

 

QUE j'aimerais davantage encore ce magnifique et triste Saül, s'il ne faisait pas tant d'embarras, et pour des choses qui ont si peu d'importance !

 

il y a, entre toutes les œuvres d'un écrivain, d'un poète, une pointe, une cime, plutôt devrais-je dire un plateau, d'où il embrasse ses deux versants. Pour étroite ou non qu'elle soit, c'est une transparente et radieuse étendue, une halte de gel ou d'or où l'on respire l'air le plus pur. Ainsi, l'Après-midi d'un Faune pour Mallarmé; ainsi, pour André Gide, Philoctète, qui nous fait saisir à la fois, dans un raccourci magnifique, la courbe, le trajet, les détours aussi, d'un esprit qui se cherche, s'oppose à lui-même, se reconnaît, et prend conscience de ses plus profondes richesses, après quoi il n'a plus qu'à [64] s'abandonner au torrent lyrique des Nourritures terrestres, où d'ailleurs, pas plus que Gide, je n'aime pas qu'on l'enferme. Je n'y vois qu'un superbe accident, le fracas d'un barrage rompu, un éclaboussement d'eaux longtemps endiguées, et tout à coup jaillissantes. C'est André Gide qui se dénude ; mais que je l'aime mieux quand il s'entoure de triples voiles !

 

on cède quelquefois trop à l'esprit de système ; rien ne déforme davantage, et soi-même, et celui à qui on l'applique. Il y a quelques années, si j'avais eu à traiter d'André Gide, sans doute me serais-je efforcé à lui chercher un cadre, une atmosphère, un milieu, une famille d'esprits, pis encore, une ligne génératrice et continue, quelque chose comme une épine dorsale. Rien n'est plus faux ni plus vain, surtout quand il s'agit d'André Gide. J'ajoute, pour ne point trop paraître me donner raison, que rien n'est plus rebutant ni difficile. Le mieux, en pareille matière, est de chercher un compromis, et, quand on l'a trouvé, de s'y tenir.

 

pas plus qu'il ne m'agrée qu'André Gide, pour expliquer certains mouvements de sa pensée ou de sa conduite, fasse la part trop belle au Mal, au Malin, au Démon, ou, quelque nom qu'il veuille lui donner, au Diable, j'aime moins encore qu'il fasse parfois intervenir Dieu où il n'a que faire. Ainsi, dans la Symphonie [65] pastorale, quand le pasteur s'écrie (la période est trop belle pour que je ne la cite pas tout entière) : « Est-ce pour nous, Seigneur, que vous avez fait la nuit si profonde et si belle? Est-ce pour moi? L'air est tiède, et par ma fenêtre ouverte la lune entre et j'écoute le silence immense des cieux. O confuse adoration de la création tout entière où fond mon cœur dans une extase sans paroles! Je ne peux plus prier qu'éperdument. S'il est une limitation dans l'amour, elle n'est pas de vous, mon Dieu, mais des hommes. Pour coupable que mon amour paraisse aux yeux des hommes, oh, dites-moi qu'aux vôtres il est saint. »

Je sais qu'ici ce n'est pas André Gide qui parle, mais le pasteur, et que cette façon de mêler Dieu aux choses de l'amour n'est proprement protestante ni catholique, mais commune à bien des gens aux yeux de qui l'amour ne se suffit pas à lui-même et à ses propres fins, et qui éprouvent le besoin, comment dire ? oui, de le justifier. C'est bien cela, un besoin de justification, et par la foi. Voilà qui est plus protestant qu'il ne faudrait. On ne sait jamais très exactement, bien qu'il ait pris la peine de nous dire avec quel effacement de lui-même il se substitue à ses personnages, jusqu'à quel point André Gide parle en leur nom, ou s'ils ne font point, par sa bouche, leur propre satire. Lorsque André Gide écrit, dans Caractères (p. 32 et 33) : « Qu'advient-il lorsque, pour des raisons sociales, morales, etc., la fonction sexuelle se trouve amenée, pour s'exercer, à quitter l'objet de son désir; quand l'assouvissement de la [66] chair n'entraîne aucun assentiment, aucune participation de l'être, de sorte que celui-ci se divise et qu'une partie de soi reste en retard... Que reste-t-il ensuite de cette division? Quelles traces? Quelles vengeances secrètes peut préparer alors la part de l'être qui n'a pas trouvé place au festin? » — cela ne peut-il pas se retourner de la chair à l'esprit, et, plus encore, au sentiment religieux?

Rien ne peut m'entrer dans la tête, qui relève, comme ils diraient dans leur jargon philosophique, de la catégorie de l'infini. Je ne peux concevoir temps, espace, mouvement, univers, éternité, par conséquent Dieu, qui ne soit fini, donc contradictoire à l'essence même de ces notions. N'ayant aucun goût aux antinomies, et m'y rompant aussitôt la cervelle, je ne puis faire autrement que passer outre. Je dois sans doute à ma formation et à mon éducation catholiques, et surtout aux points communs où, par l'instinct et le culte du beau, le catholicisme touche au païen, cet amour du limité, du défini, du sensible, lequel en moi, l'emporte sur le spirituel, que je ne puis du reste dissocier de l'autre. Il n'est donc rien pour moi qui ne soit borné que par soi-même, et me révèle une autre âme que la sienne propre; toute qualité ou quantité infinie, toute nature divine, m'y paraît étrangère, sinon contraire. Je m'enferme, malgré que j'en aie, dans le cercle d'une contradiction qui équivaut, je le sens, à nier Dieu. Mais Dieu, je n'y pourrai croire qu'à ce prix, c'est-à-dire au rebours de ceux qui y considèrent et y révèrent la suprême et parfaite expression de [67] l'infini. D'autre part, si j'y crois, je verrai, dans toute définition, quelle qu'elle soit, une atteinte à sa grandeur, à sa majesté, à sa toute-puissance. Il faut rester sur le seuil et attendre en silence. Que ce soit dans l'Homme, dans la Nature, ou dans l'Amour, reconnaissez et, si vous le pouvez, adorez en Lui l'universel mystère; mais dès que vous vous sentez en sa présence, gardez-vous bien de le nommer, gardez-vous-en comme d'une indécence ; c'est alors que vous pécheriez gravement contre Lui.

Il se peut que tout ce que je viens de dire ne soit pas très éloigné d'être protestant; n'y aurait-il donc pas une part de vérité dans la formule: ou catholicisme ou athéisme? J'admire dans le catholicisme la plus humaine des religions, précisément dans la mesure où il tient compte, que ce soit Théologie, Morale, Esthétique, de ce qu'il y a de borné dans l'homme et des justes conditions que sa nature finie lui assigne. Ne pourrait-on pas avancer, sans trop se hasarder, que jusqu'à Dieu inclusivement, catholicisme et athéisme peuvent très bien se concilier? Que dis-je, ce besoin du fini, ce sens du limité, ce génie de l'humain, n'y répond-il donc pas, ne le contente-t-il donc point, par l'incarnation du Verbe, par l'exacte pondération entre la matière et la forme des sacrements? C'est par là d'ailleurs que le protestantisme aurait beau jeu à retourner la flèche au catholicisme, lui qui pourtant, par la suppression graduelle de toute espèce d'intermédiaire entre l'homme et la Divinité, et par la pratique constante de l'esprit d'examen et de la libre discussion, réduit [68] de plus en plus l'idée de Dieu à je ne sais quelle vague et abstraite notion d'où tout le reste dépend comme il peut ? Que soit l'un ou l'autre, il n'importe. Je demande seulement qu'on appelle les choses par leur nom, ou pas du tout. Il est vrai que rien n'est plus difficile à définir et à exprimer qu'un sentiment; mais je hais par-dessus tout celui-là qu'on nomme religiosité, et qui a fait proférer tant de bêtises. Peut-être aussi, y a-t-il bien des voies pour retourner à Dieu. André Gide aurait-il choisi par hasard la plus tortueuse et la plus détournée, à savoir celle du Diable? Le fait est qu'il croit au Diable, ou du moins qu'il le dit; nous devons donc l'en croire sur parole. Mais, selon lui, une des preuves de l'existence du Malin, c'est qu'il vous chuchote à l'oreille qu'il n'existe point. Je me demande parfois si le Dieu d'André Gide ne lui fait pas, de temps à autre, la même confidence.

 

JE sais d'excellents esprits qui répugnent à l'ironie. Loin d'y voir une délivrance, ils n'y trouvent qu'un surcroît de prétexte à se replier. Pour d'autres, au contraire, elle est une forme de libération; à la condition toutefois qu'elle soit une expression de joie. J'en dis autant du cynisme qui, lui aussi, est une manière d'ironie, et, comme tout ce qui touche à la vertu comique, procède toujours d'une contradiction, d'un contraste, ou, comme dit André Gide, d'une « inadéquation ». Car, je vous le demande [69] un peu, de quoi nous affranchit par exemple, le cynisme d'un Swift, sinon du peu d'estime qui nous reste pour la nature humaine, et, si l'on veut, pour nous-même? Parbleu, nous n'avons pas besoin de nous priser si haut; mais de quoi serons-nous capables si nous nous déprisons tout à fait? C'est encore de l'idéalisme à rebours. Ce que j'aime dans les Caves du Vatican, c'est qu'elles semblent écrites moins encore pour le plaisir de l'auteur ni de son lecteur, que pour celui du peuple sot, du peuple fol, qui pullule dans ce livre. Chacun de ses inconsistants héros, non seulement y obéit, comme dans tout ce qui relève du domaine de l'art, à sa loi propre et à sa secrète détermination, mais encore s'y laisse aller volontiers, y cède, y ressent un attrait, y éprouve un entraînement, je dirai même un contentement et une plénitude, qui n'ont rien à voir avec la force implacable et morose, ou grimaçante et stridente, qui fait mouvoir les personnages, par exemple, de Flaubert, ou du Swift déjà nommé. Quand ce naïf et falot, et, mon Dieu, si sympathique Fleurissoire, au moment qu'il se risque d'aller à Rome délivrer le Pape, murmure: « Qu'à moi soit réservé cela... », et qu'André Gide, prenant discrètement parti, ajoute: « Il avait donc sa raison d'être; oh, par pitié, Madame, ne le retenez pas ; il y a si peu d'êtres sur la terre qui sachent trouver leur emploi », je saisis, à cette presque imperceptible déhiscence, le secret d'un art qui, tout aussi impersonnel en apparence que celui de Flaubert, accuse néanmoins une [70] tendresse aux sources de laquelle je ne me méprends point.

C'est ici le joint de l'esthétique d'André Gide, et aussi la différence entre deux esthétiques, c'est-à-dire entre deux sensibilités, à quoi il faudra bien que je revienne. Flaubert aussi (Madame Bovary, l'Education sentimentale, Bouvard et Pécuchet, n'est-ce pas, au fond, trois soties, mais qui se prennent au sérieux?) partage sa prédilection entre tous ses héros. Mais outre qu'on ne peut savoir non plus lequel il aime le mieux, il ne les aime tous qu'en raison, non point de leur humanité, mais de leur laideur et de leur médiocrité, et dans la mesure où il peut assouvir en eux sa haine du vulgaire, du plat et du banal. L'on peut en dire autant, mais à rebours, de Stendhal, comme du Gide des Caves du Vatican et des Faux-Monnayeurs. Ce qui en effet importe avant tout, dans l'art, dans la vie, pour avoir une raison d'être, une vraisemblance, une consistance, un emploi, n'est-ce pas de croire que c'est, comme on dit, arrivé? Tous les personnages des Caves en sont là, sauf un autour de qui tout gravite. Allons, Lafcadio lui-même, à diverses reprises, n'ira-t-il pas jusqu'à s'imaginer, lui comme les autres, que c'est véritablement arrivé? Toute œuvre d'art bien entendue n'est, ou ne devrait être qu'un jeu. C'est bon pour les fanatiques de la délectation morose comme Flaubert, de croire le contraire et de s'y exténuer, au nom de je ne sais quel sérieux dont ils meurent. Tout, même le tragique, n'est qu'un jeu; c'est pourquoi sans doute André Gide a baptisé les Caves du [71] Vatican sotie, son ironie et son cynisme s'y étant donné libre cours. Mais n'a-t-il pas fini, tout le premier, ou le dernier, par s'imaginer aussi que c'était arrivé? L'ironie continue ne serait-elle point la négation de l'art, et celui-ci, au contraire, l'expression d'une certaine sincérité passionnée ? Ne pourrait-on pas enfin définir l'œuvre d'art un jeu sincère? Qu'André Gide se soit prodigieusement amusé à écrire les Caves, cela ne fait, je crois, de doute pour personne; le danger, dans ces sortes de divertissements, c'est qu'on finit toujours, plus ou moins, par s'y piper soi-même.

 

chacun ne se fait du classique et du romantique, et de leur opposition, une idée nette que par rapport à lui-même. Je n'enfonce là qu'une porte ouverte. J'aime mieux toutefois que ce soit sur l'intérieur de la maison qu'à la sortie; je pourrai, chemin faisant, faire telles découvertes qu'il faudra. J'accepte romantisme, parce que je sais à peu près, ne serait-ce que par élimination successive ce que je dois entendre par là; mais s'il est un terme que j'ai en horreur, c'est celui de classicisme qui, outre qu'il me paraît mal conformé, et forgé pour les besoins de la cause, équivaut par surcroît à ce que l'art classique comporte et signifie, qui n'est que pure forme; j'entends par là, pour une fois, appareil extérieur. Je voudrais, et veux plutôt dire classique, tout simplement, soit une façon de s'exprimer qui tient, au [72] même titre que la romantique d'ailleurs, à la nature même de l'homme, mais qui aboutit à ce miracle, qu'ayant à peindre les mêmes idées, sentiments ou passions, c'est-à-dire ce qu'il y a de vivant et de permanent chez l'homme, elle en donne une couleur et un dessin qui sont proprement au rebours du dessin et de la couleur romantiques ; au point qu'à un regard insuffisamment averti, elle donne parfois le change sur les passions, les sentiments et les idées qui lui fournissent sa matière.

Il n'est qu'un esprit mal fait, superficiel ou tendancieux, qui puisse croire et soutenir que l'art classique est de peindre l'homme en général, l'homme dans sa moyenne constante, donc abstrait, donc banal, mais au pire sens du mot. Voilà qui me rappelle « le cœur humain de qui, le cœur humain de quoi » d'Alfred de Musset, cet autre impudique qui chanta sur le mode classique les passions les plus romantiques, donc les plus individualistes, mais non les plus particulières, qui furent jamais. D'où il découle que la définition qu'André Gide a donnée, un peu partout, de l'art classique, n'est pas tellement différente de l'acception que nous lui donnons tous, pour peu que nous nous donnions sincèrement la peine d'y réfléchir. Je l'ai dit, et n'éprouve aucune honte à le répéter, j'appelle classique tout ce qui est humain, et qui porte l'humain à son comble. Par là sans doute devrais-je intégrer dans cette formule quelques-uns de ceux qu'André Gide prétend en exclure, par exemple Dante, Shakespeare, Corneille et quelques autres; je veux aller jusqu'à les y comprendre, tout au moins [73] ceux des éléments et composants de leur génie, qui conspirent à la généralité de ce que j'entends par classique. Car si je ne peux faire autrement que de nommer classique tout ce qui tombe sous le coup de l'humain, moins encore pourrai-je me tenir que je n'appelle humain tout ce qui touche à la connaissance des ressorts et des mouvements de l'âme et à la peinture des passions.

Les passions et l'âme, c'est en leur nom cependant que les romantiques ont vociféré si haut. Que leur a-t-il donc manqué pour faire œuvre classique ? Serait-ce donc la forme? Mais quelques-uns d'entre eux comptent parmi les plus parfaits ouvriers de la langue française. Je tiendrais pour presque secondaire qu'ils aient manqué si gravement au tact, au goût, à la mesure et à la pudeur, qui sont choses, par dessus toutes, classiques, mais dont je veux jusqu'à nouvel ordre qu'elles ne soient pas tout le classique, puisque telles œuvres, romantiques par le fond et par le génie, s'en peuvent à la vérité recommander. Du reste, et sans vider l'essentiel de la querelle ni du procès, si l'impudeur (je ne dis pas le cynisme) et la démesure sont choses avant tout romantiques, je reprocherai davantage au romantisme d'avoir proclamé moins l'importance et la valeur des passions que le droit aux passions, et de s'y être tellement abusé qu'il a pris la liberté des passions pour les passions elles-mêmes. Or, nous ne sommes libres qu'autant que nous reconnaissons les justes chaînes à la limite desquelles nous sommes resserrés. Quelle qu'en soit la pesanteur, et la gêne, c'est dans cet étroit [74] espace que nous pouvons dès lors, en matière d'art, tout nous permettre, mais jusqu'au seul point où l'œuvre d'art, au lieu de tendre et de se détourner vers des fins différentes, se réduit à son propre et unique objet, qui est, je le répète, une exacte et subtile discrimination des mouvements de l'âme, et une vive peinture des passions, voire des plus terribles ou des plus basses.

N'est-ce pas en quoi Corneille, Shakespeare et Dante, malgré l'énorme et le démesuré, et toutes leurs taches, on peut les dire classiques ? Toute méconnaissance des lois intimes et nécessaires qui régissent l'être, et chaque être, je ne puis la nommer, en art, en morale, qu'indécence. L'immoralité des romantiques, c'est, quoi qu'il y paraisse, d'avoir subordonné l'art à la morale, en exaltant les passions au nom de je ne sais quel perfectionnement, ou perfectibilité, idéal et indéfini de l'individu. L'immoralisme des classiques, au contraire, c'est d'avoir, avec une impartialité et une indifférence admirables, traité des passions, de leur mécanisme, de leurs diverses et mutuelles réactions, et d'avoir été de parfaits psychologues, dans la mesure toutefois où la psychologie, c'est-à-dire la science du naturel, du déterminé et du vrai, peut être immorale. Ce sont les romantiques qui ont mis au service d'un être abstrait, vague et indéterminé, qu'ils ont qualifié humain, toutes leurs extravagances. Qu'il est plaisant, l'entêtement de certains critiques, à prétendre que les classiques n'ont peint que l'homme en soi ! C'est un peu tout cela, je pense, que veut dire, en [75] termes subtils, mais discernables, André Gide, quand il voit dans le classique, grâce à la suppression de l'individualité, une expression individualiste de l'homme. Au fond, j'interchangerais volontiers les deux termes; surtout y ajouterais-je réaliste. Mais celui-ci ne découle-t-il pas des deux autres? A partir de là, tout est affaire de contrepoids. Si, bien souvent, les romantiques s'efforcent à donner le change sur l'insuffisance de la pensée et l'incohérence des passions par le dérèglement et la surcharge de la forme, il semble au contraire que le véritable classique cherche un équilibre à rebours, et, se contentant de peindre le vrai, prenne à tâche, pour y atteindre, de n'employer que les mots les plus simples et les plus usuels, je, dirai même les plus usés, tout autant que la plus élémentaire syntaxe.

C'est d'abord affaire de concordance et de correspondance. Pourquoi, en effet, aller chercher midi à quatorze heures, lorsque, pour décrire ce que vous êtes assuré qui est la vérité, c'est-à-dire, quelque étrange et rare qu'il paraisse, qui est toujours simple, vous avez à la portée de votre main la matière la plus souple, la plus malaxée par le temps et par les hommes, c'est-à-dire par l'usage; et qui, précisément parce qu'elle est la plus neutre, retirera une saveur nouvelle des sentiments que vous la chargerez de modeler ? C'est ensuite pudeur, qui n'est pas hypocrisie, mais besoin de ne pas dire un mot, ni de ne pas faire un geste de trop ; mais politesse et goût ; qu'il ne faudrait pourtant pas pousser trop loin, parce qu'au-delà est le précieux, où commence la véritable hypocrisie. Il m'en coûterait de retrancher un seul mot aux pages où, dans Incidences, André Gide définit l'art classique; je m'en voudrais d'autant plus que cette définition, je ne puis, et par tous les points, faire autrement que de la lui retourner, mais non comme la flèche du Parthe. J'irais même, pour l'instant, jusqu'à souhaiter qu'il n'en eût jamais donné d'autre; et que tel passage de Caractères, auquel je faisais naguère allusion, n'eût pas semblé, si peu que ce fût, mais semblé tout de même, dire et assurer que la forme puisse être préexistance à l'émotion, — ou à la pensée; et qu'on puisse faire entre forme, d'un côté, émotion ou pensée de l'autre, je ne sais quelle insaisissable dissociation. Je me garderais moins encore de prétendre que l'émotion préexiste à la forme; je crois au contraire (ai-je jamais dit autre chose?) qu'il y a, entre l'une et l'autre, coexistence, succès et progrès continus; mais aussi, et au préalable, qu'il y a des esprits bien faits, et d'autres qui le sont moins ; et qu'il n'y a que les premiers qui comptent, parce que, dans quelques limites et sur quelque plan qu'ils se meuvent, ils ne sont que justesse et mesure; et que les choses, sous quelque angle qu'ils les perçoivent, ne leur étant qu'harmonie, ordre et beauté, ils trouvent naturellement et nécessairement, pour se les dépeindre, et aux autres, la forme qui leur est propre, et qui ne peut être que la plus simple, — de même, si l'on veut, qu'il y a certains silences qui sont la plus pure forme de la plus haute musique. [77]

Racine et Baudelaire, pour ne prendre que ceux-là, nous en sont un admirable exemple. N'est-ce point à ces deux, sinon à un troisième (que je m'abstiens, moi aussi, de nommer), que pense quelque part André Gide quand il assure que le propre de tout véritable et grand classique est de n'être réputé tel que grâce à l'émoussement de sa forme ; mais que si nous pouvions nous replacer exactement, ne fût-ce qu'en imagination, au moment même qu'il éclôt, il nous apparaîtrait alors dans ce caractère de nouveauté qu'il a perdu à force d'usure, — au rebours de ce gros orteil de. la statue de saint Pierre, qui ne doit « qu'aux baisers des dévots sa luisance ». J'en tombe d'accord; mais je me demande tout de même si, pour leurs contemporains, le caractère d'exception, l'originalité d'un Racine, d'un Baudelaire, ne tenaient pas plutôt à la simplicité, à l'humanité de leur forme, si frappantes, chez le premier, en contraste de-la grandiloquence cornélienne; chez l'autre, de l'orgiaque vocabulaire romantique. Etre classique, continue ailleurs, André Gide (je cite toujours de mémoire, n'ayant point, pour cette fois, le texte sous les yeux), c'est dire quelque chose de nouveau, et le bien dire. J'en disconviens moins encore, ni non plus qu'être classique non seulement soit incompatible avec certaines « régions confuses, mal nettoyées », voire fangeuses, de l'âme, et qui affleurent pour la première fois au jour ; mais aussi qu'on n'est classique qu'à ce prix. Oui, Racine, et quelques autres beaux monstres du dix-septième siècle, et ce même Baudelaire. Mais les autres, soit ceux-là aussi, tout classiques, [78] qui n'expriment que des sentiments communs, je veux dire partagés entre le plus grand nombre, sinon entre tous? Ils ne feraient donc que suivre, et n'avoir à leur disposition qu'un style hérité et transmis de main en main? Il se peut encore, après tout ; il se peut aussi qu'une vérité, un sentiment, une passion exprimés pour la première fois, paraissent en raison de leur nouveauté, choquants et même scandaleux; mais que la généralité de leur forme sensible soit telle qu'on ne puisse de plus en plus donner d'autre expression aux passions, aux sentiments, aux vérités de l'ordre le moins particulier. Jusqu'à ce qu'en retour, ce caractère d'universalité, ce fruste de la forme, finisse, à force d'usage et de familiarité, par absorber ceux-là même dont il ne fut que l'expression individuelle, et par là donner le change sur la singularité de leur âme et de leurs passions.

Une fois de plus, je me fais ici l'avocat du Diable, mais pour mieux donner peut-être raison à Dieu, c'est-à-dire, en l'espèce, à l'art classique, lequel est susceptible de bien des définitions qui contiennent, chacune, une part de vérité, et sont toutes par conséquent acceptables. Il est bien vrai aussi que, plus une chose est difficile, délicate ou scandaleuse à dire, ce n'est pas seulement de lui donner un tour simple ou subtil, et dans la langue de tout le monde, qui importe, mais cette subtile simplicité, qui procède d'un tel esprit de choix, de discrétion et de mesure, dans la forme, dans le style, et dans la composition, que la subtilité y soit simple, et les plus complexes et [79] rares sentiments, humains et naturels. La pudeur peut alternativement consister à se montrer nu ou enroulé de triples tuniques; ce n'est pas seulement le classique qui est pudeur, mais toute œuvre d'art digne de ce nom. Il est vrai que qui dit classique implique œuvre d'art; mais la pudeur est la plupart du temps un mauvais moyen de réussite immédiate, le procès étant chaque fois à recommencer. Or, l'œuvre d'art n'est qu'à ce prix. Et si je souscris à la proposition d'André Gide qui ne veut rien voir dans le classique qui ne soit français, ou plutôt que la plus haute-expression, et la seule légitime et valable, du génie français, ce n'est pas pour en retrancher ce que je considère qui, dans tel poète (Dante, Shakespeare, Corneille) que je nommais tout à l'heure, rend par endroits un son pleinement humain, donc classique; mais parce que, pas plus qu'André Gide, je ne puis m'imaginer la perfection classique en dehors des écrivains où j'ai été nourri, et qui sont le plus pur esprit et la moelle même de la langue française.

Ce n'est point là nationalisme, car nul, plus que Gide, et quelques autres avec lui, n'est plus curieux de littérature étrangère ; ni impossibilité de respirer ailleurs que dans l'atmosphère spirituelle où on est né, et qui vous est chose naturelle; mais consanguinité et héritage (je n'ai pas dit tradition), et, plus que jamais, humanisme. Que, de ces écrivains, un André Gide soit nourri plus que tout autre, il n'est que de le lire pour s'en apercevoir. Mais nourriture, ni sa qualité, n'est rien; encore faut-il assimiler. C'est affaire de santé, d'équilibre, et aussi d'équation [80] personnelle, laquelle donne cet accent, ce mouvement intérieur, ce rythme organique qui ne sont que de l'homme, c'est-à-dire du style, ou de cela qui est à la forme, ce que le caractère est à l'homme. Dès lors, tout est repensé, tout est recréé sur un plan nouveau; ce n'est pas le moindre des miracles de l'intelligence et de l'art, que des choses qui n'ont point encore été dites, le puissent être à si peu de frais apparents, mais avec toutes les secrètes et innombrables ressources qu'une pensée sûre d'elle-même, et qui sait où elle va, met à la disposition de son vocabulaire.

C'est ici que plus que jamais éclate cette bienfaisante vertu de la contrainte intérieure, et ce génie de « la subordination du mot dans la phrase, de la phrase dans la page, et de la page dans l'œuvre ». Vertu classique par excellence. A quelle autre contrainte André Gide s'est-il jamais plié? Si la pudeur est une vertu, Dieu garde que j'y voie seulement une morale! Hé quoi, le style, je dis le style classique, n'est-il pas à lui seul déjà toute une morale? Mais comment perceras-tu celui d'André Gide, ses détours, et ses retours secrets? Comment en démonter le ressort, et suivre jusqu'au bout la souplesse et la grâce d'une ligne qui n'est jamais plus résistante et forte qu'au moment qu'il semble qu'elle va céder, et, juste à ce point dérobé, mais qui en est tout le nœud, recommence, et, d'un bout à l'autre, par le calcul exact et savant, mais toujours simple en apparence, du poids des mots, de leur choix, et de leur vraie place, enchaîne, par incidence, interférence ou inversion, [81] un nombre où il n'y a rien à reprendre, et une des plus belles parmi les plus belles séries d'articulations de la langue française ? Ou bien, c'est un trait, et une succession de traits; un incisif à la Montesquieu, plus qu'à la Vauvenargues, et qui tourne sans effort à l'aphorisme; une frappe de médaille, nette, polie, et sans bavures ; plus de dessin que de couleur, mais où la courbe va jusqu'à la spirale, et qui devient couleur par son mouvement même; puis un je ne sais quoi de strict, de dénudé, parfois de dénué, un art de la réticence et de la restriction qui n'est jamais poussé plus loin que lorsqu'il veut exprimer les sentiments les plus simples, voire les plus ordinaires; et de la simplicité au contraire, quand il s'agit de peindre ce qui est hors du commun; un style enfin dont je ne finirais pas d'épuiser les vertus, si je ne disais, pour me tirer d'affaire, qu'il est l'homme même, non point au sens où l'entendait Buffon, mais, encore une fois, au sens humain que j'attache au classique, c'est-à-dire à l'expression d'une sensibilité maîtrisée et dirigée par l'intelligence, et par une intelligence habile à diriger tout ce qui touche à la sensibilité même la plus déréglée, et qu'elle transforme dès lors en matière d'art.

— Tant de circonlocutions pour en arriver là? Que ne disiez-vous tout de suite, et sans chercher la lune en plein midi, qu'André Gide est un de nos meilleurs écrivains classiques?

— C'est que je n'aime avouer rien que je ne me soie d'abord prouvé; c'est une infirmité de mon esprit. [82]

— Mais André Gide démontre bien mieux que vous ce que c'est qu'un écrivain classique.

— Sans doute, mais si j'y prends mon plaisir? Ecrire, n'est-ce pas, plus encore que lire, s'apprendre quelque chose à soi-même?

— Je suis tout de même curieux de savoir comment vous vous y prendrez pour prouver que, chez André Gide, homme et artiste, style et œuvre d'art, ne sont qu'un.

— Ai-je dit que j'y réussirais? Au surplus, classique et romantique, homme et artiste, style et œuvre d'art, ne sont-ils pas des termes essentiellement relatifs ? Nulle définition, pour complète qu'elle soit ou paraisse, ne peut suffire à circonscrire tout son objet. Celui-ci déborde toujours par quelque côté, sinon tous à la fois. Serait-il néanmoins défendu d'entrevoir un art qui ne serait classique ni romantique; qui, embrassant et dépassant l'un et l'autre, créerait une mesure nouvelle, une nouvelle dimension, grâce à laquelle on pourrait évaluer tout ce qui jusqu'à maintenant et de la façon la plus arbitraire, nous avons catalogué sous l'un des deux termes? Il y a des jours où il faut délibérément sacrifier Marsyas ; d'autres, où c'est à lui qu'il faut, contre Apollon, donner raison. J'ai de moins en moins de goût, je l'avoue, à ce jeu de balancement. Je sais bien qu'on ne peut tirer son épingle du jeu qu'en les faisant tomber dans les bras l'un de l'autre. Mais du Satyre et du Musagète réconciliés, que ne pouvons-nous former un troisième dieu où le bestial et le divin confondus seraient tout simplement et tout court [83] l'humain ! Je ne dis pas davantage que quiconque y ait jusqu'à présent réussi. Nietzsche, cependant, nous avait déjà montré le chemin. N'y aurait-il donc plus, après lui, personne, que du reste, pour l'instant je ne nomme point, pour en élargir l'accès et en reculer l'horizon?

 

andré gide s'est toujours défendu d'avoir posé et de s'être posé des problèmes. Je suis loin d'en disconvenir, car, comme il est dit dans la préface du Roi Candaule, « tout ce qui existe est naturel », — j'ajoute même normal, bien que je n'aime guère ce mot, rien, à la vérité, n'étant normal. Peut-être s'en défend-il mal; je veux dire qu'il semble, de temps à autre, chercher telle ou telle équation. Le démon de la curiosité se change si vite à celui des énigmes! Or, tout, autour de nous et en nous, étant mystère, partant insoluble, la véritable sagesse n'est-elle pas de dire, et de se dire — qu'il n'y a pas de problèmes ?

 

JE ne sais qui, le premier, s'est avisé de découvrir dans les Faux-Monnayeurs, l'influence de Dostoïewsky, bien mieux, d'y découvrir je ne sais quelle réplique des Possédés. Il est incroyable que la paresse d'esprit puisse aller aussi loin. L'admiration qu'André Gide professe pour Dostoïewsky, ses conférences, [84] et tout ce qu'il a, dans les Faux-Monnayeurs, d' « esprit souterrain », leur ont-ils fait illusion? En matière de critique, c'est au vrai qu'il faut aller ou tâcher d'aller. Il y a des familles d'esprits; c'est par rapport à elles, mais aussi, et d'abord, par rapport à lui-même qu'il faut classer un écrivain. Que ce soit la chose du monde la plus difficile, n'empêche pas de le tenter. Sans doute n'est-ce rien moins qu'impliquer l'idée qu'André Gide se fait de l'œuvre d'art ; et moi-même, de l'œuvre d'art chez André Gide. A quoi il n'est pas encore temps de penser, ou que, du moins pour le moment, je souhaiterais n'aborder que par la tangente. Qu'André Gide ait la tête critique n'implique pas davantage qu'il ne soit point un créateur. Oui, la tête, il ne la perd jamais. Je crois qu'il faut de temps à autre ne plus l'avoir tout à fait à soi, ne serait-ce que pour mieux la retrouver; c'est ainsi qu'on s'enrichit toujours plus. Par exemple, Shakespeare, Balzac, et ce même Dostoïewsky ; j'y ajouterais volontiers Molière. J'inclinerais, pour ma part, à croire que ces quatre grands hommes ont assez peu observé, ou plutôt que la quantité d'observation est chez eux beaucoup moindre que la qualité d'invention. Je veux dire que la matière que dépose en eux l'immédiate réalité se transforme, selon leur capacité de génie, et selon leurs propres passions, en une réalité seconde, qui n'a de commun, mais à une échelle supérieure, avec l’ordinaire, que la justesse des proportions, même dans la peinture d'êtres que leur manque de mesure fait aussitôt prendre, par notre faible esprit, [85] pour des monstres. J'aurais longtemps juré que, des trois premiers, Dostoïewsky était celui chez qui la part d'observation est la plus diverse et la plus riche. Je n'en suis plus aussi sûr aujourd'hui ; plutôt, croirais-je le contraire. Que l'on fasse, chez l'auteur des Frères Karamazoff, la balance égale à l'infernal et au mystique; ou, qu'avec André Gide, singulièrement confirmé d'ailleurs par Léon Chestov, on ne voie en lui que le satanique; qui scrute, comme lui, si profondément les abîmes du ciel et plus encore ceux de l'enfer, il ne peut d'abord les trouver qu'en lui-même, et leur prêter un tourbillon délirant, une beauté d'hallucination, une aspiration magnifiquement tortueuse, qui ne fait que hausser à sa propre grandeur le commun limon où, comme nous tous, il est modelé et pétri. Ce grand psychologue est, au même titre que Shakespeare, un grand dramaturge, et, que Balzac, un grand lyrique dévoyé. Je ne vois rien de tel dans les Faux-Monnayeurs, sauf, en fait de lyrisme et de force dramatique, ceux-là, tout intellectuels, qui tiennent à la mise à nu des passions, à leur figure d'écorché, à la vibration sèche et tranchante d'un style volontairement neutre qui tire sa chaleur la plus brûlante de sa condensation même, et son nombre, de l'exactitude et de l'infaillible justesse avec lesquelles tout le poids en est déterminé et réglé. De ce roman, j'admire surtout l'impersonnalité, je veux dire de quelle étonnante façon il se plie à son objet et à tous les objets qu'il veut peindre; et qu'étant le plus personnel peut-être d'André Gide, il semble qu'André Gide, y poussant son art à un [86] degré qu'il n'avait pas encore atteint, s'y soit effacé tout entier.

A tout prendre, ces Faux-Monnayeurs, si j'avais, ce qu'à Dieu ne plaise, à leur assigner une famille, ce serait plutôt Stendhal. Que l'on m'y entende bien ; ce n'est pas influence, ressemblance ou imitation, mais recherche du vrai, goût du précis et du concis dans ce que le vrai a de presque insaisissable, curiosité des régions souterraines de l'âme, franchise des passions, immoralisme enfin. J'avoue que, plutôt que ce dernier mot, c'est un autre qu'il faudrait, immoralisme, tout comme amoralisme, pouvant prêter à confusion ou équivoque. A dire vrai, il y a de l'un et de l'autre chez Stendhal, et je serais du reste assez tenté de les réduire l'un à l'autre, mais jusqu'au point seulement où ils signifient, l'un et l'autre, indifférence à la morale, c'est-à-dire, pour simplifier, à toute règle de conduite qui se fonde sur une distinction entre ce qu'il est convenu d'appeler bien et mal. Il ne s'agit pas, pour Stendhal, d'aller, comme Nietzsche, et peut-être André Gide, par delà le bien et le mal. C'est que Nietzsche est, lui aussi, un grand lyrique divergent, et Gide un chrétien tourné à l'immoralisme pour avoir trop longtemps subi la contrainte et la pesanteur de certaine morale. Il y a un peu, chez l'un et chez l'autre, du révolté, qui n'est pas la même chose qu'insoumis, et qui, soit fureur dionysienne chez Nietzsche, ou, chez Gide, ferveur critique de telles formes d'esprit et de beauté, glisserait facilement à la tendance et pourrait tourner au systématique, en prenant à contre-pied pour [87] bien ce qui jusqu'à maintenant a été tenu pour mal. Je ne dis pas qu'il n'y ait là, par bien des côtés, rien de légitime ni de juste; j'entrevois seulement un écueil où je ne voudrais pas voir André Gide buter. Or Stendhal est né immoraliste, c'est-à-dire libre de tout préjugé. Il se préoccupe si peu des formes contradictoires et interchangeables du bien et du mal, qu'ayant horreur de l'hypocrisie et mettant au-dessus de tout la sincérité des passions, donc considérant par surcroît que la seule vérité qu'on doive, c'est à soi-même, il n'a jamais cessé de dissimuler par rapport aux autres, donc de superposer tant de masques sur son véritable visage. Mais il observe autant qu'il invente, et les passions qu'il prête à ses personnages n'ont de commun avec les siennes propres que cette mesure humaine à laquelle il rapporte tout.

André Gide a ceci de commun avec Stendhal, qu'il observe, mais moins, je le crois, qu'il n'invente. Plutôt n'observe-t-il que dans le sens et selon la pente de ses propres inclinations. Ce n'est point, chez lui, manque d'étendue d'esprit ni de perspectives; il est un des hommes de ce temps à qui le moins de choses, et de choses humaines, sont étrangères. Mais sans doute, au contraire de Stendhal, subordonnera-t-il tout, ou presque tout, à certaine vérité qui lui semble, entre autres, devoir être dite, parce qu'elle est, selon lui, bonne à dire, et parce qu'il la tient, après tout, pour vérité. De quoi Stendhal se préoccupe moins que de rien au monde, cela seul où il s'attache, étant les passions humaines peintes dans toute leur impudeur et scrutées jusque dans leur plus secret repli. [88] De là le Ronge et le Noir, la Chartreuse, et cette admirable Armance qui, de tous ses romans, est le plus près de mon cœur. Rien non plus, moins que ces trois, ne ressemble aux Faux-Monnayeurs où je verrais plutôt, sous la forme du roman, une réplique de Si le grain ne meurt, et, par leur fragmentation, leur segmentation, entrecroisement et diversité, une sorte de Mémoires d'où l'auteur serait en apparence absent, et où il prendrait de temps à autre la parole au nom de ses personnages, et ceux-ci en son nom. Par là, ne leur restituerait-il point le souffle et ces contours de la vie, qui, en tant que héros de roman, leur font un peu défaut ? A ce compte, et pouvant de moins en moins dissocier les uns des autres les derniers ouvrages d'André Gide, c'est peut-être à la Vie d'Henri Brulard qu'ils me feraient penser. Je sens très bien du reste que si j'insiste à 'ce point sur Stendhal, c'est pour tirer de toutes mes forces André Gide de l'ornière de Dostoïewsky, où on l'a si maladroitement culbuté. Dieu me garde de le faire trébucher dans une autre où il n'a que faire, ni moi non plus.

 

l'art pour l'art, cette formule que romantiques et parnassiens ont rendue détestable pour l'avoir asservie à des fins exclusivement pittoresques et plastiques, signifie, sauf erreur, que l'œuvre d'art doit être indépendante de toute intention morale. « Il n'est pas de monstre.... » a dit l'honnête Boileau; et, par peintures morales, je ne puis sous-entendre que [89] celles des mouvements de l'âme. Faire œuvre d'art, pour un écrivain, ce n'est point flatter l'imagination et la sensibilité, ni les sens, mais établir une convenance, une équivalence parfaites entre l'étude qu'il fait de tels élans du cœur, ou de telles passions intellectuelles, et les moyens dont il dispose pour les rendre sensibles. Et cela ne présuppose, ni plus ni moins, que la question du style, à laquelle il faut toujours revenir. Il est donc immoral, c'est-à-dire malhonnête, ne serait-ce que par scrupule de métier, d'impliquer l'art dans la morale, et réciproquement. C'est cela, je pense, mais bien mieux exprimé, que prétend Candaule, ou plutôt André Gide, quand il allègue que la part d'idées qui forme le support et comme l'armature de son drame « ne peut servir la beauté que si elle-même est parfaitement juste et solide ». On ne saurait mieux peser ses équivalents.

 

j'aime qu'André Gide, au Congo, lise La Fontaine et Racine, et qu'il en fasse ses délices; on ne peut rien goûter que par contraste et réaction. Ainsi, lorsque, abordant au Pirée, et pour échapper à l'enthousiasme d'un compagnon trop bruyant, il se détourne, et s'enferme dans la lecture d'un livre allemand, qui ne devait être, au surplus, ni Winckelmann, ni Goethe. C'est affaire d'instinct, et aussi de pudeur. Je hais jusqu'à la mort tel qui, visitant un pays nouveau, mais consacré par l'Histoire et l'Art, veut, comme on dit, se mettre d'avance dans « l'atmosphère », [90] au vrai s'entraîne, et se fait la main. Qu'il vaut mieux tout laisser venir à soi, et l'émotion naturellement se produire! Trop de ferveur anticipée y répugne, et aussi le bruit qu'on fait autour de vous. Il me souvient, si j'ose ici parler de moi, qu'allant en Italie, j'avais emporté dans ma valise un volume de Le Sage. Ce n'est pas que je trouve à l'auteur du Diable boiteux une substance bien nourrissante ; il n'a d'imagination d'aucune sorte, la connaissance la plus superficielle des hommes, et je n'ai aucun goût pour ce qu'il y a, non pas de bas, mais, ce qui est pire, de moyen, dans sa morale. Il est vrai que j'avais aussi emporté Virgile et les Poésies de Goethe. Je me rappelle une lecture des Elégies romaines, certain soir, au Forum... Il ne faut rien regretter, sauf ce qui menace de vous faire verser dans l'esthétisme, de quoi Gide a toujours eu le bon goût de rester aussi éloigné que possible. Beaucoup se sont demandé, peut-être moi, jadis, tout le premier, ce qu'il allait faire au Congo. Hé quoi, n'a-t-il pas pris la peine de nous le dire? Le dépaysement, un redoublement du désert algérien, une nature vierge, des mœurs inaccoutumées, le contraire enfin de toute civilisation connue et goûtée jusqu'à ce jour. Mais il y a toujours un commencement de civilisation à tout, et on finit toujours par revenir, même du plus loin où l'on puisse aller. Ce qui me gâte un peu Rimbaud, je l'avoue, c'est non pas qu'il ait dit une fois pour toutes adieu, et combien j'en suis aise ! à toute littérature; c'est le cas qu'on en a fait, et qu'il soit devenu plus littéraire que l'autre. Tout compte fait, mieux encore vaut-il [91] revenir, et, que l'on revienne ou non, se tenir entre les deux à ce point presque indiscernable qui n'a de commun avec ce qu'on nomme juste milieu que le jeu de balance où l'on se retrouve toujours soi-même, de quelque poids qu'on charge les plateaux.

 

d'avoir, comme-le spécifie André Gide, dans la préface de l'Immoraliste, « en vain orné de tant de vertus Marceline », je ne lui en sais que plus mauvais gré. Pourquoi la faire si vertueuse, et si tendre et touchante, puisqu'il faut la sacrifier ?

— Le bel avantage, le beau mérite allais-je dire, qu'elle ne fût rien de tout cela. N'était-il pas nécessaire au contraire, pour donner à l'exemple de Michel une valeur d'autant plus désintéressée qu'elle semble plus inhumaine ?

— Hé quoi, va-t-il de soi que l'idée, passion ou Dieu, à laquelle on se dévoue, n'entraîne, en fait de culte, que celui qu'on se rend d'abord à soi-même; et le premier holocauste qu'on lui doive offrir n'est-il point celui de nos propres penchants ?

— Et si je ne le puis ?

— Mais ne prétendez-vous pas que la vertu est de se surmonter ?

— Et si je prétends, moi, dépenser plus d'effort et de vertu à me débarrasser de tout ce que je traîne après moi, de « chaînes, tenons, camisoles, parapets et autres scrupules », lit-on dans le Prométhée mal [92] enchaîné, et du plus lourd fardeau qu'ils font peser sur moi ?

— C'est donc de la part de Michel une preuve de vertu, que d'avoir sacrifié Marceline ?

— Je ne vous le fais pas dire ; et d'autant qu'elle lui est plus chère. Il n'y a de vertu que ce qui est difficile. Voyez plutôt La Porte étroite.

Alors pourquoi Michel ajoute-t-il, à la fin de son récit: « Je me suis délivré, c'est possible, mais je dois me prouver à moi-même que je n'ai pas outrepassé mon droit ? »

— Bon, je n'y pensais plus; voilà qui pourrait bien en effet tout remettre en question.

 

toute L’Oeuvre d'André Gide est un appel, direct ou détourné, à l'influence, et dans tous les ordres, qu'ils soient de la sensibilité ou de l'esprit. Sans doute, on finit toujours par se trouver, et Michel n'aurait peut-être pas eu besoin de Ménalque. Mais alors, que de temps perdu ! Et que l'influence soit bonne ou mauvaise, il n'importe, car il faut « que le scandale arrive » ; et même les plus grands saints, à qui je ne compare pas du reste André Gide, ont toujours commencé par scandaliser. J'ajoute que, pour quelque part et dans quelque mesure que ce soit, l'influence qu'on peut à son tour propager est en raison directe de celle, ou de toutes celles qu'on a subies soi-même. Mais encore, pour s'en rendre compte, faut-il allier constamment, ou par intermittences, le plus grand [93] oubli et la plus savante économie de soi. Dans cette voie, le pas, le point, qui ne peut être dépassé, serait de perdre jusqu'au sentiment de toute espèce de propriété, soit de sa personnalité propre ? Mais ceci déjà touche à la Mystique.

 

JE m'inquiète moins (c'est réprouver que je veux dire) qu'on attaque André Gide au nom de la Morale, que de ce qu'il y a de préconçu (je ne dis pas préjugé) dans la Morale, ou les diverses Morales au nom desquelles on l'attaque. L'une, c'est la Bienséance, et il y a plus bas encore. Et telle autre, peut-être plus respectable, ne me paraît guère, elle aussi, fondée que sur un postulat. Je sais telles pages néanmoins sur André Gide que je souhaiterais avoir écrites, sauf un mot ou deux qui en changeraient, à la vérité, tout le sens, soit la charnière autour de laquelle la porte tourne. Aucune ne me paraît procéder d'un véritable sentiment critique. Ce que je souhaiterais à Gide, c'est un Sainte-Beuve, sinon un théologien réaliste, rompu à la connaissance de toutes les passions, qui n'en verrait plus que l'agencement et le ressort, et que toute morale consiste dans l'art de les neutraliser l'une par l'autre. Postulat, soit encore; mais qui d'entre nous n'a pas le sien, à qui il sacrifie tout ? Tâchons seulement qu'il soit le plus près possible du vrai. [94]

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c'est, la plupart du temps, par des moyens détournés, que nous arrivons à n'être plus des étrangers pour nous-mêmes. Nous tendons d'abord à la vertu, sans savoir laquelle, qu'elle soit Religion, Renoncement, Egoïsme ou Energie, c'est-à-dire, sous quelque forme que ce soit, embrasser le plus possible de l'univers, mais au hasard et sans but. Il n'y a qu'un amas de cristaux flottants encore, qui ne savent selon quel prisme s'orienter. Mais que le plus léger choc se produise, et la congélation s'accomplit aussitôt; c'est de la surfusion spirituelle. Et que Philoctète surprenne Néoptolème, qui lui semble d'abord l'image vivante de toute vertu, à lui dérober son arc et ses flèches, et Michel, l'enfant Moktir à chaparder les ciseaux de Marceline, ils n'attendent chacun rien d'autre pour se rendre compte et s'écrier qu'il n'y a pas de vertu, c'est-à-dire que tout est légitime. Mais on ne se trouve que dans le sens de sa pente naturelle, et, dès qu'on se cherche, c'est qu'on s'est déjà trouvé.

 

dans la mesure où il me serait possible de ne pas pardonner quoi que ce soit à Gide, je lui pardonnerais mal de ne s'être guère attaché qu'à ce qu'il y a, chez Dostoïewsky, de démoniaque, au détriment de ce que je voudrais qu'il me fût permis d'appeler le surévangélisme de ce Russe admirable. Je ne pourrai [95] jamais, quant à moi, dissocier les Frères Karamazof et les Possédés, de l'Idiot et de Crime et Châtiment. Hé quoi, loin de se compléter l'un l'autre, je vois plutôt dans les uns et les autres, à la fois et tour à tour, le même livre, et peut-être dans ceux que Gide sacrifie, le sommet, la suprême cime de Dostoïewsky. Aurait-il pu s'y tromper et nous tromper, lui qui nous apprend qu'en russe, il n'y a qu'un seul mot pour signifier criminel et malheureux; nous qui savons que, selon le cœur d'un vrai Russe, et aussi d'après André Gide, plus un homme est avili, souillé de péchés et de crimes, plus près se trouve-t-il du cœur de Dieu et de sa propre rédemption? Ce besoin d'humiliation dont il est tout dévoré, n'est-il pas à ses yeux le moyen d'attiser dès ici-bas son enfer, ne fût-ce que pour rendre plus éclatante et méritoire encore sa réconciliation avec le Ciel ? Vraiment, cette fois, Gide a un peu trop mis le Diable dans son jeu. Est-ce affaire de déblaiement, ou encore de contrepoids à tels qui ne veulent voir en Dostoïewsky que l'évangélique? Ah, qu'il nous détrompe vite! Je ne redoute rien tant que de voir un grand esprit devenir partisan, surtout de lui-même. « Le pire, c'est qu'il se préfère », c'est-à-dire qu'il tire la couverture à lui.

 

Y aurait-il bien de la difficulté à découvrir et circonscrire, chez André Gide, plusieurs sortes d'immoralisme? Encore, l'immoralisme, faudrait-il le délimiter. Je crois qu'en gros le pourrait-on définir [96] l'instinct de vie, substitué, comme a dit quelqu'un, à l'instinct de connaissance. Car l'instinct de connaissance, qui n'est pas la curiosité, se pipe toujours plus ou moins à son propre jeu, qui est de prévoir à tout une fin en soi, partant une morale. Il n'est en somme qu'une vue de l'esprit, et il n'y a pas de pire contrainte que la pensée. Le pire immoralisme, par contre, serait celui qui tendrait, le voulût-il ou non, à n'être plus qu'une morale, c'est-à-dire une règle de conduite qui se prétendrait universelle, et, plus encore, à ne commettre le péché, que parce qu'il est le péché. Entre toutes les perversions, gardons-nous de la perversion de l'esprit.

 

QUOI qu'on ait prétendu, je ne puis faire autrement que de voir dans la Porte étroite non seulement le livre le moins chrétien, mais encore le plus impie, le plus secrètement blasphématoire, d'André Gide, parce que le plus désespéré. A partir et au-delà d'un certain point, tout héroïsme n'est plus que sa propre dérision. Je veux bien qu'il fallait qu'Alissa, comme Marceline, fût ornée de tant de charmes et de vertus pour que son sacrifice volontaire nous touchât davantage, et que ce sacrifice fût même inutile, afin que toute idée de mérite en fût absente, puisque Jérôme n'épouse même pas Juliette. Mais je ne trouve aucune place, dans ce récit, à l'idée de réversibilité. C'est [97] pourquoi sans doute, et malgré l'apparence, est-il le plus antichrétien d'André Gide, exception faite, si l'on veut, de la Symphonie pastorale.

 

n'arrivErait-il pas quelquefois à Gide de déplacer, fût-ce en y trichant un peu, le plan où il croit que le Diable, par rapport à l'Homme, se meut? Il voit en lui l'inspirateur et le prince de tout art et de toute beauté, en tant que profanes, donc païens, et par conséquent condamnables au point de vue strictement chrétien. A preuve, rapporte-t-il, au cours d'une de ses conférences sur Dostoïewsky, Lacordaire répondant à ceux qui le félicitaient d'un de ses sermons où il s'était élevé au-dessus de lui-même: le Diable me l'avait déjà dit. Je crois plutôt que Lacordaire entendait par là tout simplement le sentiment et le mouvement d'orgueil où il s'était laissé aller en s'enivrant, aussi bien que ses auditeurs, de sa propre éloquence. Je suis moins persuadé que le catholicisme, sinon quand il se bride et n'est plus dès lors qu'un ascétisme mal entendu, flaire dans l'art, dans la beauté, je ne sais quelle odeur démoniaque, sauf encore lorsque la beauté et l'art peuvent nous induire en concupiscence et en orgueil, et, plus ou moins, aux sept péchés capitaux. Sans doute, par ce détour, Lacordaire et André Gide se rejoignent-ils, mais, du côté d'André Gide, plus spécieusement, et d'un pas qui peut prêter à confusion. Il ne faut pas non plus trop prêter au Diable, et lui faire un [98] revenant-bon de ce qu'en d'autres circonstances on s'imagine tenir de Dieu. Aux yeux d'un catholique croyant, il est une réalité, une substance, au même titre que Dieu; après tout, le système catholique du monde est-il autre chose qu'un manichéisme subordonné? Et si le Diable ne se manifeste et ne se prouve qu'en insinuant, pour mieux s'introniser, qu'il n'existe point, n'en pourrait-on pas quelquefois dire autant de Dieu?

 

C'EST à fort juste titre qu'André Gide reproche qu'on ait retourné contre lui le conseil d'Oscar Wilde : « N'écrivez plus jamais je; en art, il ne faut pas dire je ». Et il en donne d'excellentes raisons. Mais, par contre, même s'il parle à la troisième personne, c'est-à-dire au nom d'un autre, un écrivain dit toujours je. Il n'y a pas d'art objectif, ou plutôt ne l'est-il que par artifice, et tout autant par maîtrise de l'auteur, que par complaisance, ou illusion, du lecteur. L'art, c'est toujours une confidence qu'on fait à soi-même d'abord, aux autres ensuite.

 

jusqu'a quel point mourir, surtout de son propre secret, peut-il être considéré comme une chose tragique ? C'est ce que nous ne saurons peut-être que plus tard ; ce n'est que plus tard aussi que nous pourrons envisager la possibilité d'un tragique profond, [99] subtil, allègre, et joyeux, où la mort serait comptée pour à peu près rien. Cette possibilité, Candaule déjà l'entrevoit. Saül, non. Mais Candaule est bien plus avancé que Saül dans les voies de la sagesse, c'est-à-dire de la connaissance de soi-même. Ce n'est point tellement pour se conformer aux traits que leur ont délimité d'avance, à l'un Hérodote, à l'autre le Livre des Rois, qu'il faut qu'ils périssent, que pour laisser subsister en face d'eux-mêmes ces deux figures de force et de beauté, qui se nomment Gygès et David. Ceux-ci en effet ne doivent rien qu'à eux-mêmes; ils ne sont point occupés à se chercher ni à se trouver; ils n'ont point de secret; la pensée ne les a guère encore touchés ni déformés. Ils nous font entendre, surtout David, à la fin de ce drame où l'hamlétique Saül a fini par mourir de toutes les idées qu'il soulève, l'héroïque appel des trompettes de Fortinbras. La pensée toutefois les touchera-t-elle un jour au front? Que sera Gygès dans sa maturité splendide, sinon vieillissant? A la poursuite de quelle proie, ou bien hésitant au seuil de quelle redoutable énigme nous le montrera-t-on? Il y aurait là plus qu'un jeu, mais un juste retour, et la démonstration de tout ce que la vie contient en fait de puissances réversibles. Quand à David, du moins, André Gide n'y aura pas manqué. Saül et David, certes, ce n'est point le même désir qui les dévore. Qu'il vaut mieux que ce ne soit pas le même, pour mieux marquer ce qu'il y a de gratuit, de divinement absurde et contradictoire dans cette justice qui exige qu'à une heure quelconque de notre vie, le désir où nous n'avons pas cédé, [100] qu'il soit le nôtre propre ou celui d'un autre, se retourne contre nous, et fasse de nous sa victime la plus choisie ! Ce n'est point davantage compensation morale ou spirituelle, ni déplacement de démérites, ni moins encore expiation au sens où on l'entend d'ordinaire, mais cette seule réversibilité qui tient aux mouvements les plus mystérieux de la vie, et d'autant plus émouvante et frappante lorsque sa force s'attache à un homme qui fut précisément jadis l'occasion déterminante de la chute d'un autre. Qu'elle prenne dès lors à nos yeux la valeur d'un échange spirituel, il se peut, et il n'est pas étonnant. Toutefois, si je peux bien lui prêter figure d'équilibre, je n'y veux non plus voir qu'un jeu, et je ne m'y complais que dans la mesure où ce jeu et son équilibre ne sont que gratuité, désintéressement, grâce, bon plaisir, triomphe enfin de cette seule injustice qui mène le monde et les hommes.

 

pour andré gide, l'Evangile aussi est nourriture terrestre. Il y a toujours danger, précise-t-il, à serrer de trop près la signification de l'Evangile, car, ce faisant, on en limite la portée. Il me souvient qu'à un balourd qui, emboîtant le pas à je ne sais quel Guignebert, me faisait part de ses doutes touchant non seulement la divinité du Christ, mais encore son existence, je répondais, à peu près comme André Gide, que le Christ n'eût-il pas existé, il restait quand même les Evangiles, et que c'est plus qu'il n'en fallait. A quoi il répartit, d'un ton plus péremptoire [101] encore: oh, mais les Evangiles, cela ne prouve rien, c'est la morale naturelle. J'avoue que, sur le coup, je fus un peu suffoqué. Ayant toujours cru, dur comme fer, qu'il est naturel à l'homme de mentir, de voler, de tuer, bref de commettre cent sortes de méfaits et de crimes, à quoi la Morale, qui n'est autre, après tout, qu'une règle de défense, un code de restrictions, un système de barrières, élevés beaucoup plus par la Société contre l'homme que par l'homme contre lui-même, sert de frein; ce qu'on nomme morale naturelle n'avait jamais été, à mes yeux, qu'une simple bouffonnerie. Quand vous dites: morale, ajoutez, je le veux bien, divine, révélée, et je m'incline comme devant tout ce qui relève de l'Inconnaissable. Si vous dites : morale tout court, reconnaissez-y, ne serait-ce que par définition tacite, un résidu de morale religieuse. Mais voir dans l'Evangile, dans cette expression miraculeuse, unique, de la plus haute, de la plus difficile, de la plus antinaturelle morale qui soit au monde, c'est-à-dire le bien rendu pour le mal, la non-résistance à la violence et à l'injure, et toute sollicitude et miséricorde réservées au pécheur ; n'y voir, dis-je, qu'un manuel de morale naturelle, c'était, comme dit l'autre, aller un peu fort.

A la réflexion, ce sot avait-il donc si tort ? On peut partir de points diamétralement opposés, et se rencontrer quand même au même angle d'intersection. Ce que mon balourd entendait, sans d'ailleurs y comprendre goutte, par morale naturelle, n'équivaudrait-il point à l'essai de conciliation tenté par André Gide entre la morale évangélique et l'amour de la vie [102] embrassée sous toutes ses formes ? Sans doute y peut-on ergoter à l'infini, et André Gide sait-il aussi mieux que moi ce que c'est que l'Evangile, qu'un catholique, paradoxe à part, peut se passer de lire et d'avoir lu ; du moins, une fois qu'il l'a lu, n'éprouve-t-il point, même s'il est bon catholique de naissance et de formation plutôt que d'esprit, le besoin de remonter constamment jusqu'à la source et à la divine origine de la religion où il est né.

Je ne demande donc pas mieux que de croire sur parole, et puisqu'il le dit, André Gide, lorsque, vidant l'Evangile de toute foi en une éternelle vie future, il assure d'après le texte que c'est dès maintenant et sur cette terre que nous pouvons entrer en possession de cette promesse en une éternité de bonheur dont l'Evangile est tout gonflé. N'est-il pas d'ailleurs des catholiques qui vont jusqu'à faire bon marché de la morale évangélique pour s'en tenir strictement aux commandements de l'Eglise, et à ce système combiné de force, de prudence, de cohésion, de domination et d'obéissance, où le catholicisme a trouvé le secret de la plus admirable des constructions humaines? Qu'il soit d'origine humaine ou divine, l'Evangile n'en est pas moins la pierre angulaire du Christianisme, donc du Catholicisme; et tout catholique qui ne se pique point, par fantaisie ou non, d'hérésie, est obligé de le tenir pour divin, je veux dire d'y entendre résonner la parole même du Verbe incarné.

Il me manque trop de lumières pour décider jusqu'à quel point tout protestant, à quelque confession qu'il appartienne, peut assurer qu'il ne sort point de son [103] Eglise en ne considérant le Christ que dans sa stricte humanité. Je dis tout simplement que, de protestant à catholique, celui-ci fût-il non pratiquant, et peut-être même non croyant, mais averti, si peut que ce soit, de la doctrine catholique, il me paraît difficile, sinon impossible, qu'on se mette d'accord; car c'est d'abord en fonction de saint Paul, des Pères et des Conciles que celui-ci fonde tout l'édifice divin sur l'Evangile. Au lieu que l'autre, supprimant tout l'intermédiaire, remonte directement à l'Evangile, où. surtout il ne cherche, outre une certitude à sa foi, qu'un fondement à son autorité propre, et une justification de ses propres actes. Ceci n'implique en aucune façon renoncement à ce qu'on entend communément par morale ou vertu chrétienne; il se peut qu'il les renforce au contraire, et les élève à ce degré de discipline, de sévérité et de rigueur où atteignent les seules âmes capables de trouver dans leur plus grande liberté leur plus étroite contrainte. Mais, répugnant au vague et à l'indéfini, ce que je redoute par dessus tout, ce sont les confusions diverses où se peut égarer l'idée du divin, qui, dès qu'il est reconnu comme tel, c'est-à-dire idée et non sentiment, ne peut plus faire autrement que de se soumettre aux lois ordinaires de l'entendement. Or, ce qu'on nomme idée de l'infini, n'ayant jamais pu m'entrer dans la tête, je ne puis concevoir Dieu, s'il existe, que limité et borné, comme je conçois l'espace et le temps. J'avoue que c'est là une conception tout humaine, peut-être trop humaine ; mais entre ses limites, je saurai, si je veux m'en donner la peine, faire tenir sous les espèces catholiques, tout un ordre de religion dont j'accepterai pleinement toute la contrainte sensible et spirituelle; et qui, pour peu que j'y incline, me fera considérer comme possible la pratique de l'ascétisme sans la foi. Il se peut qu'aux yeux de tout bon protestant cette manière de catholicisme soit, plus encore que toute autre, suspecte de matérialisme ; en retour, il aura beau jeu à se faire répondre qu'à partir du moment où le divin n'est plus en nous que sentiment, on peut tout se permettre, et qu'il n'y a plus alors de Religion qui tienne. Car, même réduite au plus infinitésimal théisme, toute religion implique une morale, donc une contrainte. Il y a une morale protestante, comme il y a une morale catholique; j'entends par là un ensemble de restrictions à la libre expansion des passions et des mœurs. Oui, il y a saint Augustin que certains protestants revendiquent, et qui devait, bien des siècles plus tard (mais on n'est jamais responsable de tous ses actes, à moins que ce ne soit le contraire) déchaîner le démon janséniste; mais qui tout de même est un des soutiens de l'ordre catholique. Oui, il y a la fameuse parole : Aime Dieu, et fais ce que tu veux. Faire ce qu'on veut, soit; mais comment aimer Dieu, et qu'est-ce que l'amour de Dieu ? André Gide, à qui je posais un jour la question (il voudra bien m'excuser si, une fois n'est pas coutume, j'évoque ici un souvenir personnel) me répondait: la même chose à peu près que le sentiment de ferveur et de plénitude que déterminent en moi certains vers, certaines coulées de vers de Virgile. Voilà tout de même [105] ce que je ne puis admettre. Peut-être est-ce un restant de raison latine qui s'y oppose; je le répète, il m'est impossible de rien concevoir, surtout quant à l'idée de Dieu, qui ne soit distinct et classé: j'ai toujours eu le renanisme en horreur. Je goûte plus que n'importe quoi l'onction et la suavité de ces effusions tout interpénétrées d'amour divin, où se délecte, au cours de certaines pages du Numquid et tu, André Gide; y a-t-il de ma faute si ne je puis que les mettre sur le même plan que les fameux sonnets de Sagesse? Je ne mets pas en doute la sincérité d'André Gide, et je n'ignore pas que l'homme est un composé de sincérités successives et parfois simultanées. Qu'y a-t-il pourtant de commun, je vous prie, entre un André Gide, qui ne perd jamais la tête, et Paul Verlaine, ce faune ivre? Un point peut-être, et plus important, plus capital qu'on ne serait d'abord tenté de le croire: la notion du péché. Mais cette notion, chez un Verlaine toute charnelle, et de quoi un confesseur intelligent fait volontiers bon marché, devient, chez André Gide, tout intellectuelle; c'est probablement pour s'en être rendu compte que celui qu'il nomme le Malin, et que j'appellerais plutôt le Malicieux (c'est dans la malice qu'on y met, que réside véritablement le péché), tient désormais, depuis quelque temps, tant de place dans son existence. Ne dit-il pas, à la fin du Journal des Faux Monnayeurs : « Je sens en moi, certains jours, un tel envahissement»du mal, qu'il me semble déjà que le mauvais prince y procède à un établissement de l'enfer ». André Gide [106] aurait-il l'esprit plus religieux qu'on ne pense, et qu'il ne pense lui-même?

C'est bien souvent par les voies du Démon qu'on revient à Dieu; l'un implique l'autre. A croire, peut-être vaut-il mieux croire au Diable que de ne pas croire du tout; sans doute Dieu finit-il toujours par tirer son épingle du jeu. Mais n'est-il pas dès à présent bien tard pour revenir en arrière ? Il y a, sans doute, la parabole des ouvriers de la onzième heure; mais ceux-là, s'ils avaient la chair souillée et l'esprit impur, étaient-ils tout au moins innocents d'esprit. Or, qui met en avant et au-dessus de tout la curiosité, celui-là commet vraiment le péché de malice ; à qui fera-t-on croire qu'il pourra redevenir comme un petit enfant? J'accorde que « le péché, c'est ce qu'on ne fait pas librement » (Numquid et tu) ; mais il me semble qu'ici André Gide traduit plus librement encore; lui qui, si je ne me trompe, a grand goût à Massillon, je le renvoie au Sermon sur l'Enfant prodigue, et à l'admirable paraphrase du même texte évangélique qui en constitue la première partie. Valait-il tout de même la peine d'avoir secoué tant d'entraves pour agiter, à propos du péché, la notion de la liberté humaine? Non, André Gide, ou je vous entends mal, ou bien le vrai péché, c'est quand on croit qu'il y a péché. Si vous lui attribuez tant d'importance, n'est-ce pas, je me le demande parfois, en raison précisément de la rigide étroitesse et des restrictions morales que la religion où vous avez grandi lui opposait, et dont vous eûtes, de votre propre aveu, tant de mal à vous débarrasser? Ce que vous [107] appelez péché, au lieu d'être incessamment au lendemain de sa découverte, et de ne pouvoir vous lasser de le découvrir, que ne l'appelez-vous tout simplement satisfaction, qu'elle soit des sens ou de l'esprit ? Seriez-vous, par hasard, comme Nietzsche, un de ces révoltés qui, après avoir anéanti, du moins se l'imaginent-ils, l'objet de leur haine, en pourchassent encore, inlassablement, le fantôme? Pas plus que vous, je ne puis croire que « pour un peu de plaisir », on soit obligé « de nier la mort et la miséricorde du Christ » ; mais puisque vous admettez que, de préciser la signification des paroles de l’Evangile, c'est (j'y reviens) en limiter la portée, reconnaissez à autrui le droit d'interpréter l'Evangile même dans un sens diamétralement opposé au vôtre, et qu'il y puisse trouver et mettre en pratique toutes sortes de renoncements et de vertus, qui ne seraient ni votre vertu ni votre renoncement. Oui, l'Evangile est tout amour; mais l'amour est la chose du monde la plus mal définie et la plus susceptible d'applications diverses. Peut-être ne suffit-il pas d'aimer le Seigneur, et de se permettre ensuite tout ce qu'on veut ; l'exemple d'un saint François d'Assise (il est vrai qu'il est unique) est une preuve que le plus haut, le plus pur ascétisme, loin d'être inconciliable avec l'amour de Dieu le plus enflammé et le plus exalté, en découle au contraire d'une façon toute naturelle. Celui-ci, c'est dans l'amour de Dieu qu'il place son amour des créatures; vous, je crains au contraire que ce soit l'amour des créatures qui vous conduise à l'amour de Dieu, ou, pis encore, que vous [108] ne cherchiez dans l'Evangile, c'est-à-dire dans le livre qui nous achemine au pur amour de Dieu, une simple justification de vos passions. J'en conviens, et ce n'est pas d'aujourd'hui : quiconque cherchera à sauver sa vie la perdra, et la suite. Quelque explication que vous en donniez, je ne suis pas aussi persuadé que vous qu'on puisse entendre cette parole de tant de façons différentes. Mais vous, comment l'entendez-vous? Est-ce au sens terrestre, humain, social? En vérité, il compte si peu, et pour vous sans doute, moins que pour tout autre. Est-ce au sens intellectuel? J'ai peur ici de mettre le doigt sur la plaie.

L'homme qui a écrit ces lignes qu'on lui a tant reprochées: « Non, dis-je enfin, désireux de bien prendre position, l'action ne m'intéresse point tant par la sensation qu'elle me donne que par ses suites, son retentissement. Voilà pourquoi, si elle m'intéresse passionnément, je crois qu'elle m'intéresse davantage encore commise par un autre. J'ai peur, comprenez-moi, de m'y. compromettre. Je veux dire de limiter par ce que je fais, ce que je pourrais faire. De penser que parce que j'ai fait ceci, je ne pourrais plus faire cela, voilà qui me devient intolérable. J'aime mieux faire agir que d'agir » ; l'homme, dis-je, qui a écrit ces lignes, se pourrait-il qu'il se renonçât un jour, et qu'il redevînt semblable à un de ces petits enfants, à un de ces pauvres d'esprit dont il est parlé dans l'Evangile? Quelque innombrable que soit la somme de nos possibilités et de nos conciliations, amour de Dieu, amour des Créatures, je ne dis pas qu'il faut choisir, mais que vous serez toujours tiraillé entre [109] l'un et l'autre. Verlaine, qu'à propos de vous, j'invoquais tout à l'heure, n'y manquait pas non plus ; mais c'était lui, le pauvre d'esprit; c'était lui, le petit enfant; c'est dans l'ingénuité de son cœur et de son âme qu'il embrassait et conciliait les démons contraires dont il était tourmenté. Le pourrez-vous jamais, André Gide? Non, vous êtes, je le crains, trop intelligent. Il est dans l'Evangile aussi de prendre sa croix et de marcher derrière Lui : où est votre croix? Est-ce le péché, et cette « chair pourrie » que vous traînez après vous? Mais êtes-vous bien sûr que vous voudriez à tout prix vous en débarrasser? Ou bien seriez-vous de ces hérétiques qui prétendent qu'il faut d'abord épuiser toute la faute pour être digne de la rédemption? Sans doute, en forçant bien, cela aussi est dans l'Evangile; mais l'ouvrier de la onzième heure, la femme adultère, celle qui cherche la brebis perdue, l'enfant prodigue, et la Samaritaine, et la Madeleine, ne s'en font point un système; ils n'y entendent point malice. Du moins, quand ils sont, entrés dans la maison du Père, y trouvent-ils la paix du cœur, et n'en ressortent-ils plus, sans se demander si la vie éternelle est future, ou seulement de cette terre. Eux non plus, leur foi n'a pas besoin d'un signe extérieur pour se manifester; leur miracle, tout intérieur qu'il soit, ils le reportent en toute confiance à la personne de Celui qui en a été l'éclatante occasion. Seriez-vous par hasard athée, André Gide?

Ce n'est pas la première fois que je me poserais la question. Vous pouvez faire, je n'y vois aucun inconvénient, toutes discriminations qu'il vous plaira [110] entre Dieu et le Christ, et croire que le Christ n'est qu'un homme; à quoi rime alors votre angoisse, l'accablant fardeau que le péché, dites-vous, fait peser sur vos épaules ? Dès que vous transposez l'Evangile sur le plan purement humain, tout ne devient-il pas aplani et facile, et ne pouvez-vous embrasser dans la parfaite harmonie de vous-même l'amour du Christ et l'amour des créatures? C'est là, me semble-t-il, votre contradiction. Vous vous refusez à aimer Dieu, bien plus, à faire le sacrifice de vos passions en vue d'un bien futur, d'une récompense éternelle: qui est-ce qui vous le demande? Catholique ou protestant, il me paraît comme vous difficile, même si je crois à la-vie éternelle, de nier pour un peu de plaisir la miséricorde divine (il est vrai que vous dites du Christ, mais j'écris comme s'il était vraiment le Fils de Dieu, incarné pour assumer les péchés du monde). Combien plus si je n'y crois pas! Or, me mettant un instant à la place de ceux qui, pour les plus hautes raisons, y croient, si je suis, moi catholique, sur la foi de tant d'autorités successives, fortifié dans la crainte que l'exercice déréglé de mes passions offense Dieu et compromet mon salut éternel, la pratique assidue des sacrements et une contrition même imparfaite (car la Grâce ne peut pas être donnée à tout le monde) suffiront d'abord à m'absoudre, et peut-être à m'éloigner peu à peu du péché.

Mais vous, André Gide, c'est la Grâce qu'il vous faut, vous ne pouvez être sauvé que par elle. Car où l'infinie sagesse catholique, qui sait combien la pauvre chose humaine est faillible et bornée, oppose le [111] frein sacramentel, vous n'avez, vous, de recours contre vous qu'en vous-même, c'est-à-dire qu'en votre Dieu intérieur, à la condition qu'il vous mette dans cet état d'effusion spontanée et d'ingénuité première où le surnaturel n'est plus que le cours naturel des choses. Et Dieu, j'ai peur de plus en plus que vous n'y croyiez point; comment dès lors pourriez-vous faire pour l'aimer ? L'amour et la foi ne sont-ils pas réciproques l'un de l'autre, et la foi n'est-elle pas la forme même de l'amour ? S'il est possible, s'il est vrai que vous n'aimez pas Dieu, c'est peut-être que vous n'aimez pas assez les créatures. Car où je dis Dieu, j'entends aussi le Christ; et, s'il n'est qu'un homme, pourquoi l'aimerai-je plus que tel autre sublime représentant de l'humanité ? Je ne puis l'aimer que si je suis vraiment assuré qu'il a donné sa vie pour moi, donc que sa nature est divine, ce qui entraîne mon adhésion immédiate, totale, aux miracles, à la vie éternelle, et à tant d'autres certitudes qui vous paraissent au-dessus de la raison. Vous le dirai-je, André Gide ? A mon tour, mais sur un autre plan, alors je ne l'aimerai qu'autant que j'aimerai les créatures humaines, et n'y mettrai point tellement de différences. Marie-Madeleine savait-elle bien démêler ce qui, dans le Christ, de la personne humaine ou divine, était l'objet de sa plus tendre prédilection? Les créatures humaines, je ne les aimerai certes point en lui, ni par rapport à lui; plus que vous, s'il se peut, je hais, en matière d'amour, toute restriction et toute limite. Je les aimerai, hérétique que je suis, en lui, et lui en elles; c'est dès lors précisément que toute notion de péché [112] disparaîtra de moi. Mais je redoute fort de les aimer toujours bien plus que Lui-même et surtout que moi-même. Et vous, soupireriez-vous, du fond de votre sécheresse, avec tant d'ardeur vers le Christ, si vous saviez ce que c'est que l'abandon entier, absolu, à la puissance de l'amour? Je vous le dis en vérité, tous vos péchés sont contre l'amour, parce qu'ils sont des péchés d'esprit; c'est pourquoi vous êtes le serviteur et l'esclave de votre péché. Car, de votre propre aveu, si l'action vous intéresse passionnément, elle vous intéresse davantage encore commise par un autre; car, de votre propre aveu, vous avez peur de limiter par ce que vous faites ce que vous pourriez faire; car, de votre propre aveu, de penser que parce que vous avez fait ceci, vous ne pourriez plus faire cela, vous devient intolérable ; car enfin, l'action, vous avez peur de vous y compromettre, et vous aimez mieux faire agir que d'agir. C'est qu'en vérité vous n'aimez pas; car, en amour, pas plus du reste qu'en action (et toute action n'est qu'un acte d'amour) il n'y a pas ceci et cela ; ceci et cela ne font qu'un. Voilà qui est terrible, André Gide, et qui donnerait raison, après vous-même, à ceux qui prétendent qu'il y a du démoniaque en vous. Les héros de Dostoïewsky, de ce Dostoïewsky que vous aimez tant, y regardent-ils de si près, et se surveillent-ils tellement? Il est vrai qu'ils ne sont que des héros de roman, et qu'en Dostoïewsky (et vous savez, peu importe, combien je me sépare de vous sur ce point) vous ne voyez que le satanique. Vous donnerais-je momentanément raison, pourrez-vous empêcher qu'il soit véritablement [113] dans les voies et dans l'esprit de l'Evangile, c'est-à-dire le plus près du cœur de Dieu, au moment même qu'il est le plus criminel et désespéré?

Mais, dès lors que vous avez résolu de rester au balcon, prenez-en votre parti, et tenez-vous en aux réactions, aux répercussions, aux retentissements divers que le spectacle de la vie et de l'action sont susceptibles de déterminer en vous, surtout si vous menez à votre guise un jeu où vous vous gardez de vous mêler. Il y a toujours à tout une limite, et il y a peut-être pire que de limiter par ce que l'on fait ce que l'on pourrait faire, c'est de limiter par ce qu'on pourrait faire ce qu'on ne fait pas. Vous-même n'avez-vous pas choisi le jour que vous avez dit: Non pas l'amour, Nathanaël, mais la ferveur. Qu'a de commun, je vous prie, cette ferveur à la fois de l'intelligence et des sens, avec l'ardeur et le zèle de l'âme qui s'abandonne à l'amour? Car le propre de l'amour, c'est de s'abdiquer, de se renoncer, surtout de se compromettre. « Il faut que mon idée croisse et que je diminue », est-il dit dans Paludes. Oui. mais au profit de qui, ou de quoi? On se confond si facilement soi-même avec l'idée qu'on veut faire triompher, ou qu'on croit du moins qu'on représente! Ces doctrines du renoncement, ce « celui qui aime sa vie... » combien de fois, à propos de l'art, du génie classique, que sais-je, et dès le début, ne les avez-vous pas invoqués, et n'y voyez-vous pas le soutien de votre propre vérité, de votre propre morale ! Ils sont dans l'Evangile, ils en sont même toute l'essence; et que, par rapport à l'œuvre d'art, [114] vous insistiez, ne fût-ce que si peu, au passage, sur leur signification esthétique, je n'y vois rien que de légitime, si tout est vraiment dans l'Evangile. Je crois seulement qu'il y a autre chose, et bien plus important, et que vous y avez vu vous-même. Non point seulement cette fraîcheur, cet état d'innocence, cette palingénésie, dont le désir vous inspire de si brûlants et tendres élancements. Il y a aussi que se renoncer, c'est non pas perdre sa vie pour en acquérir une autre, fût-elle la moins individuelle de toutes, et qu'on n'y peut atteindre qu'à force d'amour, parce qu'il n'est point d'autre manière de se perdre sans esprit de retour, mais pour mieux se régénérer. Il se pourrait que tout le reste fût littérature. A partir du moment où cette vérité vous devient évidente, l'Evangile redevient pour chacun de nous, et pour vous aussi, André Gide, et nourriture terrestre, et morale naturelle.

 

j'imagine; que lorsqu'un des premiers héros d'André Gide, commençant à découvrir l'univers, recule épouvanté devant l'action, même devant la pensée, parce qu'il trouve les choses responsables, et « responsables de toutes parts », cela doit signifier la multiplicité d'échos qu'elles lui renvoient, et entre lesquels il est encore incapable de choisir. [115]

 

la qualité d'exception d'un personnage tel que Candaule n'est pas un obstacle à ce qu'il soit un caractère tragique, l'exceptionnel étant au contraire, presque par définition, tragique. Il est vrai que le tragique, à son tour, doit atteindre un degré de généralité (je ne dis pas de convention) qui soit en quelque sorte sa condition et sa garantie d'humanité. Tout caractère tragique doit donc commencer par être exceptionnel; mais précisément parce qu'il est exceptionnel, il semble qu'il ne puisse tout d'abord s'adresser qu'à l'unique intelligence, voire au simple dilettantisme; et ne faire écho à nos passions et descendre profondément dans notre sensibilité que lorsque le cas de nouveauté et de rareté qu'il nous propose se sera suffisamment généralisé. Plusieurs expériences répétées y aideront. Mais il y a une limite à la fois de généralité et d'exception, qu'il ne doit pas dépasser, sous peine de perdre toute vertu tragique, et, par suite, de tourner à la convention. C'est pourquoi un héros tragique ne doit pas être très intelligent.

 

« par une brèche un pampre glisse; se redresse et sur le fût du palmier bondit; il s'enroule, l'entoure, le presse; gagne un abricotier, s'y établit; s'y balance, s'y replie, s'y divise. Oh, dans quel [116] mois brûlant, quel svelte enfant, grimpé dans l'arbre, tendra-t-il vers ma main, pour ma soif, une lourde grappe cueillie? » (Amyntas).

Ne serait-il pas possible de saisir, dans cette suite d'images, qui n'est qu'une succession de cadences réduites à leur pur mouvement, le secret ou l'un des secrets, du style d'André Gide?

 

LES vrais barbares ne seraient-ils point ceux (Swinburne, d'Annunzio) qui transportent tout crus, à la scène ou ailleurs, les mythes antiques, en y ajoutant du hurlant, du forcené, et du convulsif ? Rien ne se rapproche de la grande manière classique plus que l'art avec lequel André Gicle a transposé, par exemple Sophocle ou l'histoire de l'anneau de Gygès, à l'intelligence de quoi nous aident singulièrement ses propres réflexions sur la Mythologie (voir, je crois, les Morceaux choisis). N'importe quel mythe, c'est-à-dire fable, est susceptible de toutes sortes de sens, d'allitérations et réverbérations spirituelles, partant de moralités. C'est à l'auteur d'en extraire la plus secrète, et, par un miracle d'équilibre, de rester en même temps au niveau du plan moral de son modèle. Ainsi le mythe d'Iphigénie, le mythe de Phèdre et d'Hippolyte, où toutes les puissances cosmiques sont engagées, et que Racine convertit en une matière psychologique, en un conflit de passions. Encore Phèdre, et la fureur qui la dévore, nous touche-t-elle de plus près, et Racine s'y est-il [117] davantage encore complu. Mais Iphigénie, la plus parfaite, à mon gré, comme versification et comme langue, des tragédies de Racine, il semble que celui-ci n'y ait rien mis de sa chair et de son sang; je veux dire qu'au lieu, comme aux autres, de lui prêter de son âme, il se désintéresse de plus en plus des divers personnages de son drame, au point qu'il n'en voit plus que le rigoureux enchaînement, la parfaite interdépendance, presque le seul dessin idéologique, et, comme le dit excellemment André Gide (je cite de mémoire), que chacun, au moment qu'il paraît et qu'il parle, est le plus nécessaire, et le seul. C'est un modèle accompli de haute humanité. Si bien que la triste Eryphile, la plus humaine, au sens ordinaire (mais aussi trop humaine), de tous, on se demande après coup, à quoi elle rime, et qu'on voudrait l'en retrancher, comme la moins humaine. Je m'écarte un peu, mais pour mieux revenir à mon sujet, qui est le plus pur esprit classique appliqué par André Gide à l'interprétation du mythe, et qui n'en finirait pas d'être indéfiniment creusé.

 

LES Nourritures terrestres, dit André Gide, réagissant contre certaines interprétations, c'est l'apologie du dénuement. J'y consens, et ne veux voir dans la plupart des livres, du moins les plus marquants et significatifs, d'André Gide, qu'une série de dépouillements successifs, non pas tellement au sens de confession de soi-même que d'abandon volontaire de [118] ce qui vous fut le plus cher. « La sainteté n'est pas un choix, dit l'admirable Alissa, c'est une obligation. Si tu es celui que j'ai cru, toi non plus tu ne pourras pas t'y soustraire ». Que ce soit obligation ou choix, il y a déjà tant d'égoïsme dans la sainteté! Nous suivons, voilà tout, notre démon dominant, qu'il nous entraîne dans les voies du renoncement, ou qu'il nous pousse à secouer tout ce qui fait obstacle à la satisfaction de nos plus profanes désirs. Alissa en parle bien à son aise. Elle peut, comme d'autres héros d'André Gide meurent de leur secret dévoilé se consumer de son propre holocauste ; mais est-il bien sûr que plutôt qu'au bonheur de son fiancé, elle ne s'immole pas au sien, qui est le goût du sacrifice, c'est-à-dire, si j'ose m'exprimer ainsi, de la vertu pour le plaisir? On ne sacrifie jamais à rien de plus qu'à soi-même ; ce n'est pas une des moindres ironies de la vie, ni illusions de notre orgueil, que ce que nous appelons vertu soit une des formes de cet instinct sacré de conservation qui préside à toutes nos démarches intérieures, et une des formes les plus élevées. Il n'est point naturel sans doute à l'homme d'abandonner à un autre ce qu'il préfère ; mais dès qu'il s'y résout, c'est peut-être qu'il aime moins. Ce n'est point Nyssia que préfère Candaule mais Gygès, et plus encore lui-même. La plus grande volupté de Candaule, sa suprême œuvre d'art, son orgueil, c'est de se dépouiller pour accroître son propre enrichissement. Que pourrait-on dire d'autre de Michel, de Philoctète, de Ménalque? et j'en passe. Tel ou tel saint a-t-il non plus jamais fait autre [119] chose? Cette orgueilleuse Alissa, qui, au lieu de s'abandonner à la pente de son cœur, la remonte si durement, s'est-elle jamais doutée jusqu'à quel point le conseil du Malin s'insinue et s'installe au plus intime de ce qu'elle prend pour l'obligation de la vertu? « Vous serez comme des dieux... », et le reste, C'est avec raison que plus d'un a pu dire que le diable fait élection de domicile dans l'âme des plus grands saints. Passe encore pour André Gide qui sait, en fait de malice, à quoi s'en tenir. Je crains toutefois que ce soit sur les points où il se croit le plus assuré contre les embûches du Diable, que le Diable est, contre lui, le plus insidieusement subtil. Toute l'œuvre d'André Gide ne serait-elle pas un démenti à cet axiome du Narcisse, soit que ce qui peut arriver de pire au savant, à l'artiste, c'est qu'il se préfère, c'est-à-dire à la vérité qu'il veut, qu'il doit manifester ? Mais comment l'artiste se pourrait-il préférer, j'entends préférer en lui l'homme à l'artiste, puisque l'artiste n'est là que pour exprimer et rendre éloquent ce que l'homme pense et ressent ? Il se peut qu'André Gide qui, pas plus que tel ou tel, moi compris, ne croit pas qu'il soit possible de séparer l'artiste de l'homme, ait signifié par là que l'artiste ne doit pas préférer son repos, sa réputation, à la vérité, si dangereuse soit-elle, dont il est ou croit être le messager. Peut-être aussi, sans qu'il s'en rendît très clairement compte, en était-il encore, quand il parlait ainsi, sous l'influence de Flaubert, et, au nom de l'impersonnalité de l'art, à je ne sais quelle distinction imaginaire entre l'homme et l'artiste, [120] contre laquelle il éprouvait instinctivement l'impérieux besoin de réagir. Mais les théories artistiques de Flaubert sont les plus fausses du monde, parce qu'elles sont les plus antihumaines que je sache; quand Flaubert, en art, a fait quelque chose d'humain, c'est malgré lui et sans le faire exprès. Que si André Gide en eût jamais été là, il en serait bien vite revenu, surtout dès ce Prométhée mal enchaîne, où il tourne toutes ses puissances de raillerie et d'ironie contre qui se dévoue à son idée et se fait dévorer par elle, au lieu d'en vivre; et dont toute la morale, ou l'une des morales, qu'on en peut retirer, c'est qu'il n'y a pas la vérité d'un côté, l'homme de l'autre, mais que l'homme ne fait qu'un avec sa propre vérité, et que c'est au contraire sa propre vérité qui doit se dévouer à lui, afin qu'il s'accroisse et grandisse d'autant, en force, en beauté et en sagesse. Car il n'est pas question qu'on préfère en soi-même l'artiste, ou, réciproquement, l'homme; mais qu'on se préfère toujours, et qu'on aille, coûte que coûte, et dans la joie, jusqu'au bout de la connaissance, je dirai même de la jouissance de soi-même. Car « le Désir non suivi d'action, a dit excellemment ce William Blake, traduit par Gide, engendre la pestilence ». Se préférer jusque dans les doctrines de l'ascétisme et du renoncement, n'est-ce point toute l'éthique, et toute l'esthétique? Bovarysme ou non, qu'il est plus simple, plus juste, plus naturel et plus humain, qu'il en soit ainsi, et qu'on se l'avoue, fût-ce tout haut! [121]

 

JE ne trouve point, dans le quatrième dialogue, ni dans ses notes, de Corydon, trace de ces définitives lignes de Nietzsche, que je me permets de citer tout entières, en raison de leur brièveté d'abord, de leur signification ensuite: « Que signifie notre bavardage à propos des Grecs ? Qu'entendons-nous donc à leur art, dont l'âme est la passion pour la beauté masculine nue? Ce n'est qu'en partant de là qu'ils avaient le sentiment de la beauté féminine. Ils avaient donc, pour celle-ci, une tout autre perspective que nous. Et il en était de même de leur amour de la femme; ils vénéraient autrement, ils méprisaient autrement ». Sauf toutefois que, me semble-t-il, dans ce même quatrième dialogue, André Gide n'a fait autre chose que développer cette réflexion de Nietzsche, peut-être sortie de sa mémoire, mais qui confirme singulièrement son discours. En pareille matière, en effet, le profane, qui n'obéit qu'à des idées toutes faites et préconçues (n'est-ce point tout un?) s'imagine trop facilement que celui-là mis en cause, soit par l'opinion publique, soit par lui-même, n'appelle à la rescousse, et pour se donner du poids, que les autorités, avis et jugements où il peut, par une ressemblance éclatante ou fortuite avec son propre cas, fortifier davantage sa position. Cela non plus n'est pas défendu, mais une fois seulement qu'on a trouvé ses preuves en soi-même. Il ferait bon voir [122] qu'on accusât André Gide d'avoir procédé autrement, et, par surcroît, Nietzsche, malgré ses amitiés passionnées, de mœurs grecques.

 

dindiki, ou une passion dans le désert. Seulement, le désert d'André Gide est tout le contraire de celui de Balzac, soit les hommes sans Dieu. Il est vrai qu'à certains, soit les hommes, soit les œuvres de la Nature suffisent à donner l'idée du divin, ou à susciter cette émotion religieuse qu'on est souvent bien près de confondre avec le sentiment de Dieu. Il y a là un vague panthéisme qui n'a non plus rien de commun avec cette baliverne qu'on nomme culte de l'humanité, ou de la vie. Mais qui croit en Dieu a besoin de s'en faire une figure nette, arrêtée, circonscrite, limitée même dans son infini. André Gide est peut-être beaucoup près d'être athée qu'il ne se l'imagine.

 

DE L’IdÉE mÊme qu'André Gide se fait de l'Evangile, et de la légitime interprétation qu'il en donne, ne découle-t-il point que toutes les manières de pratiquer et d'entendre l'Evangile sont justes et bonnes, pourvu qu'elles ne faussent point trop avant ce texte divin ? Ce qu'il est arrivé de pire au message du Christ, c'est que tant et tant, à force de le tirer à eux, l'aient tellement dénaturé qu'il a fini bien souvent par signifier son contraire. Si bien qu'une des [123] premières conditions pour bien s'en pénétrer, serait peut-être de commencer par faire table rase de toute Religion, Morale ou Philosophie qui s'en réclame. Il se pourrait qu'alors nous le vissions resplendir dans toute son intacte pureté. Il ne me déplaît donc pas qu'André Gide, sauf erreur, y reconnaisse et admire entre bien d'autres choses, le triomphe de l'individu sur la règle, de l'homme sur la loi, et la plus parfaite expression de notre libération intérieure.

Mais, d'autre part, la doctrine de la Grâce n'y est-elle point déjà incluse, ou à l'état latent? Pratiquer l'Evangile, je dis dans son esprit, il y faut toutefois d'autres vertus. Car la sympathie, moins encore celle de l'intelligence que celle du cœur, n'est point l'amour. Je ne crois pas détourner beaucoup l'Evangile de son sens essentiel en disant qu'il est aussi tout ascétisme et renoncement. Que renoncement et ascétisme soient rendus faciles par l'amour qu'on éprouve pour la personne du Christ, je l'accorde; ils n'y sont pas moins, et sont, me semble-t-il, à tout prendre, le fondement même de l'Evangile ; ce n'est pas ailleurs qu'Alissa trouve et puise le courage qu'il lui faut pour consommer le sacrifice de son bonheur. On ne peut pas, dit aussi le Christ, servir deux maîtres à la fois. Je n'en suis point très sûr. Qui donc, qui n'est pas un païen, assure qu'il y a deux hommes en lui ? André Gide contredit à l'un et témoigne pour l'autre. Quoi que j'en aie, je ne saurais trouver illégitime que, tout nourri qu'il fut, pendant sa jeunesse, de préceptes chrétiens, tant d'arrhes, de [124] concessions et d'avantages si libéralement consentis au Prince de toutes les curiosités, n'aient point empêché André Gide d'aboutir, par la Porte étroite, au Numquid et tu. Ces deux tendances, non point contraires, mais parallèles, ont-elles chance, prolongées à l'infini, de se rencontrer un jour et de ne plus se changer qu'à une seule ligne? Je n'en sais rien, n'ayant pas davantage la tête mystique. Pour l'instant, il s'agit qu'elle ne se gênent point. A quoi nombre de bons esprits objectent qu'il n'y a point possibilité. Je serais assez disposé à partager leur avis, si je ne me rappelais à temps que l'homme n'est point aussi simple qu'on veut bien le dire, et qu'après tout, il n'est point tellement incompatible que le Tentateur fasse en nous assez bon ménage avec le Christ.

J'ai toujours été, quant à moi, singulièrement surpris et frappé de combien peu d'indignation, de haine et de colère sont empreintes les paroles qu'adresse à Lucifer le Fils de Dieu, dans la fameuse scène de la Tentation. Sans m'embarrasser de prévoir s'ils seront un jour, ce qui n'est pas après tout impossible, réconciliés dans l'absolu, est-il donc moins possible de les concilier dès cette vie en soi-même? Certes, il y faut une grande souplesse, ou ingéniosité. Car enfin, et j'y reviens aussi, peu importe qu'il y ait le Christ; mais il y a les Evangiles, et ces Neuf Béatitudes, où je doute qu'on se puisse changer, si on n'a pas, au sens où l'on entend l'Evangile, le cœur et, moins encore, l'esprit purs, c'est-à-dire pareils à ceux d'un petit enfant, et dans cet état [125] d'innocence après lequel languit André Gide. Que vous importe, dit-il, que je croie ou ne croie pas? Pardon, il importe, même si vous ne croyez point, plus que vous ne pensez, et, si vous croyez, bien davantage. Seriez-vous donc incroyant en Dieu, vous pour qui le Diable a une existence tellement distincte, presque tangible, et toujours quasi présente? L'un n'implique-t-il pas l'autre, ou plutôt le Diable n'implique-t-il pas Dieu, alors que la réciproque n'est pas forcément vraie? Que vous croyiez ou non, je le sais, vous vous souciez peu qu'on vous pose la question, et peut-être moins encore de vous la poser à vous-même? Même ne croiriez-vous pas (et il. y a des moments où je vois en vous le plus incroyant, voire le plus athée, et, à d'autres, le plus religieux de tous les hommes) ; cela fût-il admis, supposez-vous que l'Evangile soit chose qu'on puisse prendre à la légère ?

Il ne s'agit point, — et lequel d'entre nous en serait-il capable ? — de renoncer à tout pour Le suivre. Pourtant cela aussi, André Gide, est dans l'Evangile; et c'est, moi indigne, ce que j'y admire par-dessus tout. Vous aussi, du reste, j'en suis persuadé, mais comme une possibilité magnifique, dont vous n'êtes pas plus que moi, et que bien d'autres avec nous, capable de faire une réalité. Hé oui, tout comme vous, nous sommes incapables de choisir. J'admets provisoirement je ne sais quelle distinction factice entre bien et mal, et ne demande pas mieux que d'accorder que l'adhésion au suprême Bien, avec ce qu'elle comporte de conséquences, et de retranchements [126] de ces inclinations secrètes à ce qu'on nomme péché, c'est dans l'Evangile qu'on en trouve le secret. Nous voyons donc le Bien, et nous nous laissons aller complaisamment à la pente de nos plus mauvais instincts. Mais alors détournons-nous de l'Evangile, et abandonnons-nous résolument à nous-mêmes. Pourquoi y faire tant de façons ? Si c'est mon péché, c'est-à-dire la satisfaction de mes instincts les plus naturels et impérieux que je préfère, qu'ai-je à faire de l'Evangile? Si c'est l'Evangile que je choisis un jour, est-il d'autre refuge pour moi que le cloître, sinon tel autre état où, obscur, anonyme, et perdu au milieu d'êtres comme moi sans nom, je pourrai mettre en pratique les vertus d'abnégation et d'humilité que j'aurai tirées de l'Evangile? Qui vous demande, André Gide, d'en faire autant ? Personne certes ; c'est là ce qui donne le change. Ce que d'autres chez vous appellent inquiétude (en quoi ils se trompent, car vous êtes l'homme au monde le moins inquiet que je sache), vous l'appelez, vous, disponibilité, de quoi, moi non plus, je ne saurais vous faire un grief, car, même quand on se prête, c'est toujours soi qu'on préfère. A qui donc en aurais-je ici, sinon à moi-même, et qui enragerais de ne point vous voir faire ce que je serais moi-même incapable de faire? On vous a dit, bien des fois, qu'il fallait choisir, et je ne suis pas sûr de ne l'avoir pas, à part moi, dit plus d'une fois. Car c'est vous qu'on aime, André Gide, sans doute beaucoup plus que vous ne vous aimez vous-même. Je ne vous dis pas qu'il faut choisir, mais peut-être qu'on vous aimerait davantage si vous [127] choisissiez. Suis-je bien sûr qu'en ce qui me concerne, j'irais jusqu'à le souhaiter ? J'en suis rien moins que sûr, parce que, tout comme vous, je me méfie tellement de mon propre jugement que je ne puis faire mieux que donner raison non seulement à deux adversaires qui ne me sont rien, mais encore à mon propre adversaire; moi qui, comme vous, soit faiblesse, indifférence, lassitude, orgueil, ou incapacité de choisir, suis toujours le moins assuré d'avoir raison. Car j'épouse toujours si bien qui me combat qu'au besoin je lui fournirais des armes contre moi. Mais il y a l'Evangile, André Gide, et l'Evangile n'est-il point tout amour? C'est pourquoi je dirais, retournant volontiers votre formule: « Non pas la ferveur, Nathanaël, mais l'amour ». L'amour qui saigne, l'amour qui abdique, l'amour qui renonce, l'amour qui s'immole, mais pour plus d'amour encore. Etre dupe, André Gide, je dirai même être jobard, croyez-vous qu'il y ait autre chose qui compte dans la vie? Est-ce que cela te regarde si je t'aime, dit Mignon à Wilhelm Meister? N'y a-t-il pas dans cette parole admirable toute la substance d'un autre Evangile? Car ce n'est pas d'être aimé qui importe, c'est d'aimer. A qui néanmoins vais-je prêcher, si ce n'est à un converti ? Etes-vous bien sûr toutefois que ce que vous appelez rester perpétuellement disponible ressemble en quoi que ce soit à l'amour? Se prêter à tous et à tout n'équivaut-il point à n'aimer personne ni rien? Vous voyez bien, André Gide, qu'on se préfère toujours et qu'on ne peut pas faire autrement? Ou bien, n'établissez donc plus de différences [128] entre Dieu et le Diable, car c'est alors que vous donnez raison à ceux qui vous reprochent de ne pouvoir choisir entre eux deux. Ne vous sentez-vous donc point capable de les aimer tous les deux à la fois? C'est alors seulement que vous viendrez à bout de résoudre une aussi  redoutable antinomie; bien mieux, à en supprimer les deux termes, comme s'ils étaient interchangeables, et n'en fissent plus qu'un. Pas plus que moi, je le sais aussi, vous n'avez la tête mystique, et n'arriverez jamais à rendre un culte à l'un, quel qu'il soit, au détriment de l'autre. Pourquoi donc vous embarrassez-vous tour à tour, ou parfois simultanément, de l'un et de l'autre ? Oui, vous devenez à votre gré, que vous écriviez la Porte étroite ou les Faux-Monnayeurs, l'un et l'autre; et quand vous nous confiez que vous n'avez jamais rien composé avec autant de ravissement et de transport que le journal et les lettres d'Alissa, non seulement je vous crois sur parole, mais votre aveu ne fait que confirmer ce que je pressentais déjà, c'est que vous vous changez indifféremment et naturellement à Dieu comme au diable.

Il y a cependant dans cette souplesse de travestissement quelque chose qui m'inquiète un peu; c'est que, je vous le répète toujours, vous ne perdez jamais la tête. Mais sa tête aussi, qu'importe qu'on la perde? Qu'importe qu'Orphée, même ce déplorable Penthée, soient déchirés par les Ménades, si leur supplice les introduit à une vérité mille fois plus profonde et plus haute que celle où ils ont vécu jusqu'à maintenant ? Vous surveilleriez-vous, par [129] hasard, plus qu'il ne faudrait ? Ou plutôt, votre force, qui est aussi votre faiblesse, ne vous viendrait-elle point de ceci, que vous êtes trop intelligent? Quand vous avez traduit le Mariage du Ciel et de l'Enfer, j'entends bien que ce n'est que le satanique qu'ébranlait en vous William Blake, et le prêt qu'il fait au Diable de ce qu'on n'attribue d'ordinaire qu'à Dieu. D'autant que vous y trouviez ramassés en éclairs fulgurants bien des traits épars de vous-même. Cette intercommunication de Dieu et du Diable, que ne vous y tenez-vous ? Ou bien redouteriez-vous moins de prendre parti que de verser dans quoi que ce soit où psychologie et morale, qui vous sont chères par dessus tout, menaceraient de toucher à la moindre métaphysique? Je vous en avertis, cette moindre métaphysique, vous y glissez malgré vous. Ce colossal et fangeux Dostoïewsky (ces épithètes sont celles-là même que Taine, je vous en demande bien pardon, au premier tome des Origines de la France contemporaine, applique à Mirabeau) croyez-vous, quoi que vous en pensiez, qu'il y mît tant de façons, et tant de différences ? Hé quoi, ne l'avez-vous pas, quoique implicitement, reconnu ? Il n'y a, dites-vous, en russe, qu'un seul mot pour signifier criminel et malheureux. Qu'il suffise d'être criminel pour être malheureux, je n'en suis pas, quant à moi, très assuré; pas plus que, selon Socrate et ce grand sournois de Platon, être vertueux et heureux ne signifient pour moi une seule et même chose. Mais où Platon et Socrate font les moralistes, Dostoïewsky, lui, parle en psychologue mystique, c'est à dire en homme qui va tout droit [130] à l'essence des choses. Sans doute est-il provisoirement obligé de procéder par dissociation. Ne serait-ce point là ce qui vous induit en illusion et en erreur, et quelques autres avec vous ?

Je me demande si, ne voyant en Dostoïewsky que le satanique, vous ne tirez pas un peu la couverture à vous. Seriez-vous, par hasard, manichéen ? Car de vous et de lui, c'est Dostoïewsky qui ne fait pas de différences entre Dieu et Diable, et qui, parce qu'il s'implante profondément clans cette notion substantielle du péché qui, bien que par la tangente, est un des fondements secrets de l'Evangile, y voit la condition même de sa rédemption, non seulement dans l'autre monde, mais aussi dans celui-ci. Je n'ignore pas davantage à quelles complaisances, peut-être à quelles aberrations, cette interprétation de l'Evangile peut incliner, pour peu, qu'on s'y laisse aller. Mais le péché de Dostoïewsky n'est-il pas surtout selon la chair ? Ce péché, Dostoïewsky ne se montrait-il pas aussi bon psychologue que subtil moraliste en lui accordant une telle importance qu'il le mettait avant tous les autres et ne voyait peut-être même dans les autres que sa conséquence soit directe, soit détournée ? Car sans doute est-il plus facile de renoncer, selon l'Evangile, à tout, dès qu'on a fait bon marché des blandices du corps ; et la débauche n'est-elle pas un principe d'endurcissement à l'effusion de la Grâce ?

Je sais toutefois des confesseurs avertis (tout confesseur digne de ce nom, c'est à dire à la fois moraliste et psychologue, est naturellement, et de [131] fait, bon théologien, alors que la proposition inverse est beaucoup moins évidente) ; je sais, dis-je, des confesseurs aux yeux de qui le péché de la chair compte pour aussi peu que rien, en tout cas bien moins que le péché contre l'esprit, soit celui-là qu'on peut appeler le péché de malice. Vous aussi, tout protestant que vous fûtes, et que vous êtes quelquefois encore, vous n'ajoutez pas, et vous avez bien raison, au péché de la chair plus d'importance qu'il ne faut. C'est pourquoi votre péché est véritablement le péché contre l'esprit. Vous n'avez, je le sais, « jamais cherché qu'à encourager chacun dans sa voie », et ne voudriez, ajoutez-vous, tirer à vous personne. Je ne doute pas de vos bonnes intentions, mais ne croyez-vous pas qu'on se donne facilement le change à soi-même ? Ou toutes les voies sont légitimes et justes, ou n'encourageons personne. Car encourager quelqu'un dans sa voie, c'est toujours, plus ou moins, le détourner de celle qu'il a suivie jusqu'à présent, et par conséquent le tirer un peu à soi. Ce que vous appelez avertir, divertir, je crains qu'aux yeux de vos adversaires, ce soit tout simplement pervertir. Vos adversaires, loin que j'aie à redire à ce que vous leur fournissiez (j'allais dire fourbissiez) des armes contre vous-mêmes, je souhaiterais au contraire que vous les leur redoubliez, non point pour épaissir à plaisir le malentendu, ce qui importe peu, mais pour vous pousser vous-même dans vos derniers retranchements. Car, en vérité, vous leur donnez souvent trop beau jeu à vous reprocher que votre irrémissible [132] péché, celui de vos péchés vraiment inspiré par le Diable, c'est le péché de malice.

Êtes-vous bien sûr, et moi aussi, qu'ils aient tout à fait tort ? La malice du Diable, c'est vous qui le reconnaissez, suit des détours et des chemins si longuement, si savamment insidieux! Tantôt c'est par les voies de la chair qu'elle arrive à corrompre l'esprit qui ne cherche plus dès lors dans les mouvements inconsidérés du corps, que la justification de ses propres désordres ; tantôt au contraire, si l'on peut nommer perversité cet état purement critique, ce scepticisme radical de l'intelligence qui ne considère plus que les ressorts des choses sans se préoccuper de leur fin, l'esprit introduit dans les passions l'anarchie dont il est la proie. Quelque vue qu'on adopte, et quelque part de vrai que chacune contienne, je ne puis me ranger à l'une ni à l'autre, tout étant si étrangement mêlé de faux et de vrai qu'on ne puisse choisir une troisième position qui ne serait tout à fait ni l'une ni l'autre ou bien les deux à la fois. Mais eux, je veux dire vos adversaires, si je leur donne provisoirement un semblant de raison, c'est qu'au point où ils se sont, eux aussi, retranchés, leur position est à peu près inexpugnable, puisque c'est le seul souci moral qui règle et mène les neuf dixièmes des hommes, et même un peu plus. Or, si j'écarte, pour vous et moi, et pour quelques autres encore, ce souci dont on ne dira jamais assez tout le mal qu'il a fait, il reste que ce qui domine en vous, c'est la malice qui a germé sur l'Arbre de la Science, tout intellectuelle par conséquent, et selon eux et vous aussi diabolique, [133] parce qu'elle nous enseigne qu'à partir du moment où nous nous connaissons nous-mêmes, nous devenons semblables à des dieux. Mais il n'y avait pas seulement au Paradis terrestre l'Arbre de la Connaissance, il y avait l'Arbre de la Vie; lesquels il me semble que tantôt on sépare à tort, à moins qu'on ne les prenne indifféremment l'un pour l'autre, même qu'on n'en fasse qu'un seul. Que vous y tendiez, comme nous sommes quelques-uns, qui y avons moins d'autorité que vous, à le faire, ah, je ne vous en bénirai jamais assez. Pourquoi donc alors semblez-vous parfois comme à plaisir donner des gages contre vous en leur attribuant, du moins en apparence, une existence distincte ?

On vous a, plus d'une fois, je le répète, sommé de choisir; je serais au regret que vous vous y résolviez, nous y perdrions trop. Mais pas plus qu'on ne choisisse, je n'aime qu'on ne sache ou semble ne pas savoir choisir, ou, si vous aimez mieux, qu'on oscille perpétuellement. Ce n'est pas, quant à moi, de trouver alternativement à l'Evangile et au Diable tant d'attrait, que je vous reproche, mais, plutôt que de ne pas choisir entre eux, de ne pas les embrasser joyeusement l'un et l'autre, ce qui, après tout, équivaudrait à les supprimer tous deux, et déblaierait derrière vous bien des choses. A moins que, les réduisant en quelque sorte, à une commune mesure, vous ne parveniez à rendre à l'Evangile, et, si j'ose m'exprimer ainsi, à y fondre tout ce qui est du Diable, en ramenant à un état d'innocence première cette « chair souillée », cet « établissement de l'enfer », [134] qui, nous dites-vous, parfois vous désespèrent, mais avec plus de complaisance peut-être que vous ne l'assurez. Ce n'est pas votre enfer qui, je le crains bien, contrairement à l'autre, est pavé de bonnes intentions, mais votre ciel, votre ciel terrestre, c'est à dire votre Evangile. Cet état de rajeunissement spirituel, de renouvellement, de native ingénuité enfin, je ne doute pas que vous y tendiez de toutes vos forces; je doute que vous y parveniez un jour. Vous êtes trop intelligent, André Gide; c'est là, vraiment, en vous, la part du Diable, celle-là même à laquelle vous ne pourrez jamais renoncer. C'est pourquoi vous ne deviendrez point celui-là dont la sagesse populaire dit qu'il n'y entend pas malice. Vous ne prendrez jamais le Christ ni le Diable à la légère; vous serez toujours écartelé entre eux, car vous les prenez l'un et l'autre au sérieux, voire au tragique. Or, c'est peut-être à la légère qu'il faut les prendre, l'un, le Diable, pour ne pas lui accorder plus d'importance qu'il ne faut, l'autre, le Christ, parce que c'est d'une âme riante qu'il faut aller à lui. A moins que, ne croyant à l’un ni à l'autre, on soit tout simplement athée. Mais il est précisément trop simple d'être athée. Et l'Evangile, il n'est qu'un homme au monde qui, sur la terre, l'ait embrassé, vécu, qui soit peut-être allé plus loin que l'Evangile même: c'est Saint François d'Assise. Qui de nous pourrait se flatter de marcher, même à la distance qui nous sépare de Sirius, sur ses traces ? Tout le reste est velléité. Alors? Alors, prenons-en notre parti, et gaîment, si nous le pouvons. [135]

 

la vertu, au sens ordinaire, n'est pas seulement ce ressort intérieur qui nous aide à redresser nos mauvais penchants (s'il y a de mauvais penchants) mais aussi, entre autres définitions, qui nous distingue du vulgaire, enfin qui nous fait aller jusqu'au bout de nos propres déterminations. Seule, une éducation profondément religieuse, de quelque culte qu'elle relève, où le sérieux n'exclut point le tendre ni le suave, peut, par l'habitude du repliement et de la distance spirituelle, faire contracter à l'âme d'aussi fortes et subtiles délicatesses. Il se pourrait donc qu'il n'y ait eu, chez André Gide, que transposition pure et simple du sentiment religieux. Nous ne tournons qu'autour d'un très petit nombre de choses; quand nous les avons successivement examinées sous toutes leurs faces, c'est toujours à notre point de départ que nous nous retrouvons. Chemin faisant, toutefois, nous avons enrichi d'autant notre expérience, et nous embrassons l'univers d'une vue plus paisible et plus haute, donc plus large et plus humaine. Si notre ferveur est toujours aussi brûlante, nous mesurons mieux l'étendue et la ressource de nos forces; et nous comprenons qu'il est à nos élans une limite au delà de laquelle nous ne pouvons pas bondir. Il ne faudrait pas pousser bien avant pour conclure qu'André Gide, où quelques-uns ne voient qu'incohérence, manque de consistance et contradiction, certaine logique, mais secrète, et qui vient de l'âme, constitue sa principale vertu. Il y a néanmoins un [136] juste point que je souhaiterais qu'il ne dépassât point, parce que je redoute qu'après, il tourne au prosélytisme, sinon à la propagande, et, par surcroît, qu'il compromette l'idée qu'il se fait, et que nous nous faisons avec lui, de l'œuvre d'art.

 

tout ce qui existe est naturel, disait déjà Candaule, ou, en son nom, car c'est une des conclusions de sa préface, André Gide. Cet aphorisme, dont je m'étonne que tout esprit bien fait puisse contester qu'il n'est rien moins que légitime, Corydon ne fait qu'y appuyer et le soutenir par des arguments de plusieurs sortes, dont je ne nie pas la valeur et le bien fondé respectifs, mais où, pour une part, je n'entends goutte. Ainsi ceux-là qui relèvent de l'observation scientifique. N'y étant point allé voir, sauf par hasard, je suis bien forcé de croire André Gide sur parole. C'est là toutefois,, à première vue, la partie, de son argumentation (je ne dis pas théorie, moins encore doctrine) qui peut paraître, même aux yeux d'un esprit non scientifique, et c'est mon cas, la plus faible ou la plus contestable. Tout au plus pourrais-je humblement dire qu'il faudrait peut-être, dans un aussi vaste domaine, avoir réuni et coordonné une somme bien plus considérable de constatations et d'expériences que n'a fait André Gide, pour en induire un semblant, je ne dis pas même de loi, mais de moyenne. C'est, si je ne me trompe, et, à proprement parler, de l'observation à l'état sporadique, et, [137] à peu de chose près, et sauf erreur, de l'empirisme. Les références d'André Gide fussent-elles cent fois plus nombreuses et probantes, sans doute, en dehors d'elles, reste-t-il une masse énorme, innombrable, incalculable de faits qui viennent à leur encontre, et donner raison à ceux qui veulent que le plaisir sexuel soit uniquement le moyen même de l'acte mystérieux qui a pour fin la transmission et la perpétuation de la vie, donc, si l'on veut, que plaisir et acte ne soient que fonction l'un de l'autre.

N'ayant point la tête métaphysique, et d'imagination que sensible et non de quelque fin que ce soit, je n'ai jamais, en ce qui me concerne, bien pu me faire à ce fameux vœu de l'espèce que je suis bien obligé de prendre pour ce qu'il est en réalité, c'est-à-dire pour un simple fait, ni aux complications de toute sorte où on a fini par l'embrouiller. D'autant qu'en bien des circonstances, et entre individus d'un sexe différent, nous n'ignorons point qu'il s'écarte singulièrement de ses voies. Passe encore, allais-je dire, d'invoquer, à propos du vœu de l'espèce, les animaux qui, chacun le sait, ne raisonnent point, et ce qu'on nomme volupté étant surtout chose spirituelle. Mais c'est précisément là qu'André Gide me donne tort, puisqu'un des points principaux de son raisonnement, c'est que sur toute l'étendue et la hauteur de l'échelle animale, et jusqu'à l'homme, il est loisible de constater et de multiplier des témoignages et des exemples de plaisirs amoureux partagés par des individus du même sexe.

Ici je redouble (je ne parle toujours que des animaux) [129] et redis que des cas isolés, pour fréquents et semblables qu'ils soient ou puissent paraître, ne démontrent pas une inclination constante, et qu'une argumentation serait fausse, qui prétendrait au contraire. Evidemment, ce n'est point une si mauvaise méthode que de se faire d'abord l'avocat du Diable (encore lui), et de pousser jusqu'à l'absurde et au contradictoire les intentions de qui l'on instruit bénévolement le procès. On y gagne de préciser davantage sa pensée, et je n'ai, que je sache, vu nulle part dans Corydon qu'André Gide voulût ériger en loi ce qui n'est je ne dis pas qu'exception, mais qui se présente, bien que si répandu, sous des couleurs et avec des modalités encore si mal entendues et délimitées qu'il ne peut jusqu'à nouvel ordre passer que pour exception. Il est courant de dire que l'exception confirme la règle ; de quoi je serais immédiatement tenté de prendre le contrepied, jusqu'à dire que c'est la règle qui confirme l'exception, sauf que j'en suis gardé à temps par la crainte d'aboutir à la même absurdité, qui serait de dresser au travers et au bout de n'importe quelle sorte de passions je ne sais quel fantôme de loi (je ne dis pas encore morale).

Là comme ailleurs, je ne puis voir que des faits, c'est-à-dire des cas, c'est-à-dire des objets d'expérience, c'est-à-dire enfin des passions. Je suis loin de méconnaître que c'est la forme même de son esprit qui a contraint André Gide aux méthodes d'exposition et de discussion où Corydon a recours; mais, plus encore que de la peste, je me méfie de toute dialectique, le propre et le danger de toute dialectique [139] étant de nous induire en tentation de généraliser. Qu'a fait d'autre l'insupportable Platon, et à quoi bon chercher tant d'histoires pour énoncer des choses si simples? Si je hais jusqu'à la mort toute espèce de métaphysique, c'est qu'elle n'est la plupart du temps qu'une passion mal déguisée, et qui rougit de ses origines. — Mais, me direz-vous, André Gide en est-il là? Hé non, bonnes gens, ce n'est pas à lui que j'en ai, mais à l'idée qu'on s'en fait, et aux intentions qu'on lui suppose, dont j'enrage; par excès de précaution, je ne m'attache si bien à découvrir le défaut de la cuirasse, que parce que je sais d'avance qu'il n'y a pas de défaut, et moins encore de cuirasse; et comme si André Gide n'avait recours à un si grand luxe de précisions (d'aucuns diraient de précautions) que pour mieux dissimuler sa secrète pensée qui serait la simple justification du penchant de son héros, par conséquent d'un cas individuel. A moins qu'inversement, et par honnêteté, ce penchant dont la nature humaine accuse de si nombreux exemples, ne lui soit qu'un point de départ et une occasion pour en saisir, en quelque sorte par le dehors, et, comme ils disent, objectivement, la répétition et la fréquence dans tous les règnes de la nature vivante.

Cela ne revient-il pas, après tout, au même? Voilà qui m'inquiéterait, et, davantage encore, que l'application de la deuxième méthode, d'autant plus spécieuse qu'elle est, en apparence, plus gratuite et désintéressée, ne donnât raison à ceux qui prétendent qu'André Gide ne l'aurait suivie que pour donner le [140] change sur la première, et pour mieux justifier son héros, en insinuant, avec preuves à l'appui, qu'une tendance plus générale que ce qu'un vain peuple pense, est l'expression, confuse encore, mais déjà constatée, d'une loi, c'est-à-dire d'une moyenne. Or, pas plus qu'eux, mais pour d'autres raisons, je n'accepte loi ni moyenne. D'abord parce que je me méfie de tout ce qui est ou semble généralisation, fût-elle partielle, et plus encore en matière de passions, de quelque nature qu'elles soient. En réalité, que me font tous vos animaux, vos cirripèdes, et autres protoplasmas? C'est la chose homme qui m'importe, et non telle autre; vous y avez suffisamment prétexte. Certes, j'admets votre scrupule; même je l'admire, et aussi votre ingéniosité à dire le plus congrûment du monde, et le plus librement, les choses les plus délicates, parfois les plus périlleuses. Mais êtes-vous bien sûr qu'en matière d'inclinations sexuelles, quoi que ce soit se prouve ? Je redoute précisément que cette abondance de preuves, jointes à tant de subtilité dans la démonstration, ne se retournent contre vous. Je le sais, Corydon ne veut convaincre personne, mais tout au plus persuader, et sur le ton de la bonne compagnie. Je tombe d'accord, d'autre part, que l'opinion des sots, des moralisants, des honteux et des refoulés compte pour si peu que rien, et que tout ce qui est intelligent, et à qui, par dessus la tête de son déplorable interlocuteur, Corydon s'adresse, ne peut que peser à leur poids les arguments jetés par Corydon dans la balance. Qu'on a beau jeu toutefois d'avoir affaire à si basse partie! Ce qui m'a [141] toujours, je l'avoue, un peu choqué dans les Provinciales, c'est que le père Jésuite y soit si stupide, et. que l'autre y ait si facilement raison contre lui. Si celui-là à qui Corydon donne la réplique, eût été de qualité moins ordinaire, quelles incomparables conversations peut-être ne nous aurait-il pas values ! Même j'ai parfois souhaité qu'au lieu de donner une voix à l'opinion courante, il partageât les idées et les goûts de l'autre. J'imagine qu'alors, faisant plus sourcilleusement rebondir le dialogue, au moment et au point que la vérité de Corydon commence de tourner à l'évidence, il l'eût embarrassé dans des tours plus savants et plus captieux, pour forcer son interlocuteur à creuser plus encore en profondeur sa pensée, jusqu'à lui faire reconnaître en fin de compte que si tout se prouve, rien vraiment ne se démontre. Ou, si l'on veut, réciproquement. J'eusse aimé qu'il l'amenât successivement à cette constatation qu'il n'y a guère, quant à l'exercice et à la légitimité des passions, que des preuves morales, psychologiques, esthétiques, et, si l'on veut, sociales, soit celles-là qu'André Gide développe excellemment au cours des trois derniers dialogues ; et qu'il ajoutât que peut-être les preuves scientifiques comptent pour si peu que rien, car c'est précisément dans un domaine où il est commun de croire que toute évidence et certitude se rencontre, c'est là, dis-je, qu'on risque le plus de trébucher, et la raison d'être assujettie à l'erreur.

Qui voulez-vous convaincre, objecterait-il à Corydon ? Ceux qui le sont déjà n'en ont que faire; les [142] autres, c'est en pure perte. Peut-être, après tout, ne tenez-vous à convaincre ni persuader qui que ce soit; non, pas même vous. Je n'attendais d'ailleurs pas moins d'un si rare esprit. Je veux bien que d'un règne de la Nature à l'autre tout se tienne et s'enchaîne. Mais puisque, de votre propre aveu, l'homme, en sa qualité d'animal supérieur, est le seul qui, dans la manifestation de son instinct sexuel, se détermine autrement que par de simples excitations périodiques qui ne viennent affecter qu'un seul sens, que devient la valeur de votre preuve scientifique ? Oui, je sais ; vous avez constaté chez plus d'un animal, disons la même gratuité dans l'expression de l'instinct sexuel, je veux dire que cet instinct s'exprime indifféremment avec un individu de n'importe quel sexe. Il est vrai aussi que ce n'est que chez les animaux du sexe mâle que vous la constatez, et qu'elle répond assez bien à ce que vous revendiquez pour le seul sexe mâle, animal ou homme, c'est-à-dire le privilège de la libre expression amoureuse, du libre choix amoureux, sur quelque sexe que se porte ce choix, par quelque sexe que cette expression soit déterminée. C'est ici que votre argumentation me paraît terriblement spécieuse, sinon en défaut. Car, ou bien vous ne pouvez faire de différences, quant au libre choix, entre l'animal et l'homme; ou bien ce vœu de l'espèce que je reconnais moins encore que vous, dans sa teneur ontologique, c'est-à-dire métaphysique, vous êtes obligé de l'étendre de l'animal à l'homme ; et, dans ce cas, tout ne pèche-t-il point par la base ? Il est vrai que ce vœu, vous assurez [143] que la femelle y suffit. Il vous restera donc ceci, à quoi peut-être n'avez-vous pas pensé, c'est d'expliquer l'homosexualité féminine, qui, pour bien des raisons qu'il serait trop long et inutile d'exposer ici, comporte sans doute moins de valeur et de signification que l'autre, mais qui, tout de même, compte, et, en tout cas, elle aussi, existe.

J'ai bien peur qu'il n'y ait pas moyen d'en sortir. Cartésianisme, c'est-à-dire automatisme à part, où je vois, chez l'animal, indifférence à. se satisfaire n'importe comment et quel que soit l'objet sur lequel se porte sa préférence, je dis, pour l'homme, inclination. Car, quelque étendues et précises que soient vos observations et vos références, il est, je crois, sans exemple que vous ayez constaté chez un animal, même d'un ordre élevé, une inclination sexuelle constante, chronique, invétérée, qui se manifeste dans un ordre unique, soit celui-là qui nous occupe. Cette inclination, c'est l'homme, dans ce sens et à ce seul titre, qui la peut revendiquer. Mais, arrivés à ce point, nous nous trouvons en présence d'un, mystère devant lequel nous ne pouvons et ne devons que nous incliner, parce que, comme tout ce qui touche à l'origine et au développement des passions, surtout des passions de l'amour, il ne comporte, à mon avis, aucune explication. Hé oui, je le sais bien, ce n'est pas d'expliquer ni de constater, mais de justifier, qui vous soucie. Mais pourquoi des justifications à ce qui n'en souffre point? Rien, en effet, surtout en fait de passions, ne se justifie, car tout y est tour à tour et tout ensemble juste et injuste. [144]

J'en fais l'aveu, peut-être ne vous cherché-je une aussi longue, une aussi vaine querelle, que pour mieux adopter vos conclusions où je regrette parfois que vous arriviez par des chemins si hérissés, et, d'autre part, si spécieusement défendus. Vous avez tenu, je le répète, à nous prouver une fois de plus que tout ce qui existe est naturel. La belle affaire! Ne le savions-nous pas déjà ? Certes oui, mais la preuve en est ce qu'il y a de plus difficile au monde. Je sais bien que vous n'avez pas prétendu autre chose, je veux dire constater; pourquoi donc alors agissez-vous comme si vous alliez au rebours de vos intentions ? Toute licence sauf contre l'amour, disait, voilà bien longtemps, Maurice Barrès. Il est vrai, Corydon, qu'il ne l'entendait point du vôtre; mais c'est aussi celui-là que je veux intégrer dans cette belle formule. J'accorde qu'à s'en tenir à ce seul point de vue, il y a je ne sais quoi de mystique, de gratuitement affirmatif, je ne sais quel agnosticisme enfin, où votre esprit répugne, même s'il n'avait pas tournure d'un plaidoyer pour votre propre personne. Toujours la justification, protestant que vous êtes! Que faites-vous donc de la justification par la foi? Vous faut-il, par surcroît, les œuvres ? Vous scandaliserais-je beaucoup si j'ajoutais que j'aurais presque souhaité que vous eussiez revendiqué par dessus tout, à titre de justification suprême, cet « il me plaît », ce « bon plaisir », et tout simplement ce plaisir à quoi me paraît de plus en plus se réduire, malgré que d'autres en aient, la seule et unique fin où nous nous en remettions tous ? C'est cela, je crois, [145] qu'il aurait fallu reconnaître et proclamer; qui sans doute est indiqué dans vos prémisses et dans vos conclusions, comme au courant de vos dialogues, mais comme en filigrane, et sans qu'il en transparaisse plus qu'il ne faudrait à votre soliloque à deux, j'allais dire à votre prédication: que vous n'avez pas, je l'admets, voulu dire, parce que vous n'y auriez vu que l'apologie d'un cas isolé, donc personnel, à quoi votre scrupule, et, je l'admets plus encore, votre tournure d'esprit et votre honnêteté d'écrivain, s'opposaient; mais à quoi non plus vous ne pouvez pas davantage échapper, parce que précisément le plaisir qui ne se préoccupe pas de ses fins, mais de son objet et de son contentement, est ce qu'il y a de plus naturel à l'homme.

Que ce plaisir serve de moyen à la transmission de la vie, à la perpétuation de l'espèce, je n'y vois aucun inconvénient, mais uniquement par surcroît, et en quelque sorte par raccroc (vous dites d'ailleurs quelque chose d'approchant, sinon la même chose). D'où vous occupiez la position la plus ferme pour vous établir plus solidement ensuite dans cette loi, plus générale encore, de l'universel gaspillage des forces, y compris celles qui ont pour fonction et propriété de propager la vie d'une génération à l'autre. Vous faites gloire et honneur à l'homme de la faculté de discernement et de choix dont, à l'encontre de l'animal, il fait preuve et rend témoignage dans l'exercice des passions de l'amour; et, sans vous y prononcer d'ailleurs bien nettement, il semble que vous en tiriez argument en faveur d'une inclination [146] qui, parce qu'elle est la négation du vœu de l'espèce, vous paraît se soustraire aux fureurs de l'amour dit normal, dans ce qu'elles ont de plus aveugle, et qui peut-être ne sont aveugles et furieuses en effet que parce que la vie, conformément à ce qu'on nous enseigne, ne peut se maintenir qu'au prix d'une permanente destruction. Ici, je vous donne raison; mais, discernement et choix, j'en suis moins assuré que vous. Il y a toujours, dans quelque inclination que ce soit, je ne sais quoi de furieux et d'aveugle, c'est-à-dire qui envahit, possède et consume l'être tout entier, partant je ne sais quoi de fatal, qui par cela même ne relève d'aucune évaluation, et qui porte en soi sa propre justice et sa propre sanction. Cela existe, et j'en sais bien des exemples; il me suffit, je n'en veux point d'autres preuves. Toutes celles que vous pourrez accumuler, je ne dis point qu'elles se retourneront contre vous, mais qu'elles sont susceptibles de tant d'interprétations, et dont vous ne viendrez pas à bout, que vous ne ferez qu'embrouiller tout. Agnosticisme, soit; ce n'est pas pour rien que mon esprit ne peut se concevoir lui-même dans une autre attitude. Je vous sais un gré infini d'avoir fait une certaine lumière dans un procès encore bien trouble et confus, et dont le moins qu'on en puisse dire, c'est que le Ministère public, soit celui ou ceux qui parlent au nom de la Société et des soi-disant bonnes mœurs, est suspect plus encore de partialité que d'inclairvoyance. Mais précisément le dossier me paraît de ceux qui ne se plaident point, parce que, comme tout ce qui touche à l'amour, les pièces en [147] sont trop mystérieuses, et les conclusions de la défense trop évidentes; et que l'évidence des unes est fonction même du mystère des autres. Au fond, presque rien nous sépare, je dirai même rien. Ne croyez pas surtout que je ne vous ai tant cherché chicane que pour me mettre finalement mieux d'accord avec vous, ou pour mieux vous donner raison, mais par d'autres moyens. C'est différence d'angle, voilà tout; c'est qu'à mon avis, la beauté, cette promesse, disait Stendhal, de bonheur (disons, si vous le voulez, tout simplement l'amour), suffit à. tout justifier ; et aussi que les énigmes sexuelles, si elles sont les plus importantes de toutes et le principe de nos actes, il ne faut pas non plus trop souligner leur importance, ni leur faire un sort trop éclatant, non point par hypocrisie ou lâcheté, mais par crainte d'en faire dévier l'esprit, d'en dénaturer le sens mystérieux, et, je vous le dis tout bas, qu'elles tombent dans le domaine littéraire public. Nous sommes depuis trop longtemps, et de tous les côtés, empoisonnés de littérature amoureuse, pour qu'à votre tour vous ne me donniez pas raison.

 

une eglise, une Religion, commence à ne plus se suffire à elle-même, ni peut-être à ses fidèles, qui laisse à des laïques le soin de la défendre, et les arguments qu'ils s'imaginent qu'il y faut. Sans parler des âges splendides de la Foi, cela, même au temps de Bossuet, eût-il été possible ? Qui se mêlait, Arnault, [148] Pascal, s'il n'était point d'Eglise, des choses et des matières du dogme et de la morale, il était aussitôt hérétique. Admirable prudence d'un grand corps qui prétendait ne tirer que de lui-même la substance et les moyens de son intégrité et de sa continuité, et ne consentait à ses participants que la part d'interprétation, de vérité et de communion qu'il voulait bien leur dispenser! Il est certes permis aux hommes qui aiment et qui cherchent ce qu'ils croient être la vérité, de le dire, même tout haut, et, par tant de services rendus, de devenir les plus fermes soutiens d'une institution faiblissante. J'admire seulement l'étrange renversement qui y préside, et au nom de quelle autorité empruntée ces mêmes hommes qui n'y ont point qualité, et dont le talent d'écrivain, la subtilité d'esprit ou la vigueur dialectique sont, à des degrés divers, d'ailleurs dignes d'admiration, s'arrogent le droit de voler au secours d'une Religion dont ils protestent, il est vrai, qu'ils n'interprètent point les dogmes, et, par surcroît, de trancher, de décider, de juger sur la Morale. Que font-ils d'autre, après tout, que ceux-là même où ils en ont, et qui n'y mettent point, après tout, tant de prétention ? Prudente et sage fut l'Eglise de passer toujours plus ou moins condamnation sur les passions et sur les mœurs, pourvu que l'orthodoxie fût sauve. Ceux-là, j'entends bien que c'est avant tout le libertinage de l'esprit qui les offusque. Mais, à une époque où l'Eglise n'est plus assez forte pour imposer universellement, spontanément ou par contrainte, sa vérité, c'est par le retour insidieux de la morale qu'ils insinuent [149] et sèment le doute sur la sincérité et la justesse de ceux où ils voient ou subodorent un danger pour l'Eglise. A moins toutefois (ce que je ne puis croire et qui serait pire), qu'ils ne fassent bon marché du libertinage au sens où on l'entendait au dix-septième siècle, pourvu que la morale, c'est-à-dire la façade, soit sauve. Il est vrai qu'indépendance de l'esprit et franchise des passions, tout se tient, l'une entraîne l'autre. Mais qu'en un temps où tout tourne à l'hérésie, on attaque ou condamne un homme au nom de l'une ou de l'autre, ou des deux, ne fait pas son procès, mais bien plutôt peut-être celui de ses juges.

 

« dans CE que nous écrivons, il y a toujours et presque nécessairement les trois quarts d'un inexact, d'un incomplet, qui a besoin d'un correctif, et qui donne beau jeu aux lecteurs de mauvaise volonté. Mais qui est-ce qui écrit pour les lecteurs de mauvaise volonté ? » Ces lignes de Sainte-Beuve, que chacun peut lire dans les Pensées qui font suite aux Poésies de Joseph Delorme, ne souhaiterait-on pas les appliquer non seulement à soi-même, quand on écrit, mais à quelque écrivain que ce soit, dont l'importance et la qualité ne sauraient être méconnues, particulièrement enfin à Gide. On se démêle assez mal soi-même d'un auteur dont on parle, et qui, même s'il y a des points où on n'est pas d'accord avec lui, s'est si bien emparé de votre pensée qu'on ne se fait crédit que dans la mesure où on est assuré [150] qu'on ne travestit point la sienne propre, je veux dire sa pensée, à lui. Si j'étais possédé de ce démon qu'Ernest Renan appelle la bourrique Système, sans doute ferais-je bon marché de ne donner d'André Gide qu'une ressemblance inexacte, pourvu qu'elle fût cohérente et logique, de quoi je puis affirmer que je n'ai nul souci. Après quoi aussi, poussant à l'extrême, ajouterais-je qu'il n'en saurait être autrement, l'homme étant incommunicable à l'homme, et qu'à la condition que les idées qu'on enchaîne à propos de tel écrivain, tiennent entre elles, on est quitte du reste.

C'est là précisément le penchant contre lequel il me paraît que nous avons tous à lutter; autrement dit, nous sommes tous tentés de faire, fût-ce en matière de critique, non point œuvre de vérité, mais œuvre d'art, soit n'exprimer que des préférences. J'allais dire personnelles. Mais toutes, ne le sont-elles point ? Il y a bien des manières possibles, et j'imagine, aussi légitimes les unes que les, autres, de définir l'œuvre d'art. J'y hésite, pour ma part, plus qu'à toute autre chose au monde, surtout dès qu'il s'agit d'un tiers, et qui a nom André Gide. Comme de la peste, je me méfie aussi de n'importe quel axiome, et ne me rassure à moitié qu'en songeant qu'après tout, même en matière de géométrie, un axiome, au lieu d'exprimer, comme on dit, une vérité évidente par elle-même, et qui contient ses propres conséquences et démonstrations, pourrait bien n'être au contraire qu'une cristallisation d'expériences préalables remontant à leur suprême point de convergence ; [151] il y aurait donc là un mouvement inverse de celui où on accoutume d'ordinaire l'esprit, et qui tournerait au cercle vicieux, si depuis longtemps nous n'étions habitués à considérer toute forme de raisonnement que sous la figure du serpent qui se mord la queue.

Voilà qui vous met particulièrement à l'aise; car, à partir de là, on peut se permettre tout ce qu'on veut, quitte à se restreindre ensuite, où je ne vois pas plus de difficulté qu'au reste. Toutes les courbes en effet ne sont point géométriques; surtout dans l'espace psychologique, certaines lignes brisées sont plus éloquentes et significatives que les trajectoires les plus rigides. La correspondance de Flaubert a été longtemps le livre de chevet d'André Gide; il n'y en avait presque pas de phrases, nous apprend-il, qu'il ne sût pour ainsi dire par cœur. Cela aussi, avec bien d'autres choses, il l'a secoué derrière lui; je ne saurais dire combien nous lui en sommes reconnaissants. L'admirable, c'est qu'on ne retrouve trace, empreinte, ni veine de Flaubert dans toute l'œuvre d'André Gide. Ni même influence, du moins apparente; car, à bien chercher, il ne serait peut-être point malaisé, quelque spéciosité qu'on y semblât mettre, de découvrir, entre Flaubert et Gide, quant à l'idée qu'ils se font l'un et l'autre de l'œuvre d'art, certaine communauté qui, chez André Gide, pourrait bien s'être prolongée plus avant qu'il ne se l'imagine lui-même.

J'avoue que, personnellement, je ressens je ne sais quelle gêne à parler de Flaubert. Si Balzac, que je n'ai pas cessé d'aimer comme une brute, m'a longtemps délibérément fermé les yeux à tout ce qui, [152] dans l'ordre du roman, même Stendhal, n'était pas lui, je ne me demande point s'il y a seulement dans ce goût passionné, inclination naturelle, ou affaire de circonstance et d'occasion, rien du reste ne venant à celui qui l'attend, qu'à son heure et en son lieu. Mais sauf nécessité, n'ayant jamais rien pu faire, écrire ou lire que pour le plaisir, je n'éprouve non plus aucune mauvaise honte, ni ne m'en flatte, à reconnaître tout haut que je n'ai jamais pu me mettre à une lecture de Flaubert que comme à un pensum. Eh, sans doute, il fallait le lire ; mais une fois le livre fermé, que m'en restait-il, quelle émotion, et quelle nourriture? Est-il bien sûr que Flaubert ait désormais d'autre valeur que la position tout historique qu'il occupe à la tête et dans le développement de certaine école littéraire? Pour tout dire, et en gros, il a porté le naturalisme dans ses flancs, comme Théophile Gautier, le Parnasse. Toutefois, si Gautier se trouve exactement situé sur le plan même du Parnasse, Flaubert, lui, ce naturalisme qu'il a enfanté, il le dépasse de plus loin et de plus haut.

Toutefois, entre naturalistes et parnassiens, quelle différence d'esthétique y a-t-il ? J'ai beau faire, je n'y en vois aucune. Outre que les uns ni les autres ne nous introduisent au monde spirituel, la fameuse formule qui, je crois, appartient aux Parnassiens, l'art pour l'art, n'est-elle pas indifféremment transposable des uns aux autres? Jusqu'autant certes, que l'art n'a rien à voir avec la morale, j'y consens et j'y applaudis des deux mains. Mais est-il bien sûr que c'est ainsi qu'ils l'entendissent? Les uns, c'était [153] au sens exclusivement pittoresque et plastique, et de l'idée tout extérieure, forme et couleur, qu'ils se faisaient de la beauté. Je n'oserais pas jurer que les autres non plus, dans leur recherche et leur prédilection du laid, du grossier, du quelconque, parfois du monstrueux, se fissent de l'art une idée différente. Il ne paraît donc pas tellement absurde de prétendre que Flaubert qui, par surcroît, est aussi un produit attardé du romantisme, tient à la fois, par sa double nature, des uns et des autres, sauf qu'à force de génie, il a plus d'une fois poussé jusqu'au grand ce qui n'était chez parnassiens et naturalistes, et chez lui aussi, que procédé et système.

A la vérité, tout grand écrivain (ce n'est que provisoirement, et jusqu'à preuve du contraire, que j'emploie, à propos de Flaubert, cette alliance de mots), tout grand écrivain, dis-je, n'est jamais qu'à demi responsable de son système et de ses procédés, et, à aucun titre que ce soit, de son influence. Ce qu'il y a de curieux, en effet, presque de contradictoire dans le cas de Flaubert, c'est que sa doctrine esthétique, moins dans son détail et son ensemble que dans sa tendance essentielle, a trouvé son application à des esprits diamétralement opposés à celui de Flaubert; donc, tout en se retournant contre lui, et en s'opposant en quelque sorte à lui, n'a pas cessé de porter ses fruits, et les seuls, mais aussi les plus féconds et les plus abondants, qu'elle fût capable de produire. Car, pour autant que l'art pour l'art n'est pas autre chose que l'œuvre d'art distincte de la morale, ce n'est point ailleurs que dans la doctrine [154] de Flaubert, que je puis trouver la justification de l'œuvre d'André Gide.

Cette influence, en outre, c'est-à-dire cette justification au deuxième degré, ne serait-il pas possible de la trouver dans la valeur objective, j'aimerais mieux dire impersonnelle, que Flaubert assigne à l'œuvre d'art ? Je le sais, les apparences sont contre moi. Y a-t-il au monde un écrivain moins impersonnel qu'André Gide? A la réflexion, je me dis qu'il n'y a là que logomachie. Nul écrivain qui ne soit personnel, et ne parle autrement que pour son compte. L'art aussi est un égoïsme sacré. Flaubert a beau s'effacer derrière ses bonshommes, qu'ils soient Emma Bovary, Salammbô, Frédéric Moreau, Saint-Antoine, ou Bouvard et son frère siamois Pécuchet, c'est toujours Flaubert qui parle; ils ne sont que ses truchements, et l'idée sensible qu'il se fait des hommes et de l'humanité. Par contre, s'il faut l'en croire, il y a chez André Gide un tel don, une telle faculté de dédoublement et d'absorption, nous dit-il, de lui-même dans ses personnages, qu'il devient tour à tour chacun d'eux, et pour différents qu'ils soient. Il n'y a toutefois contradiction qu'en apparence. Outre que cette transfusion du romancier dans chacun de ses personnages n'est point chose nouvelle, et que nous en avons avec Balzac, et Flaubert lui-même (je ne doute pas non plus qu'un Shakespeare, un Racine, y aient échappé) d'illustres exemples, voilà qui ne servirait qu'à démontrer d'abord qu'il n'y a point, pour le romancier, ni pour quelque artiste que ce soit, d'art impersonnel, c'est-à-dire où l'auteur [155] se puisse dissocier de ses personnages; et qu'en second lieu, cet art impersonnel, s'il existait vraiment, la seule façon, pour un romancier, pour un dramaturge, d'y atteindre, serait d'épouser si étroitement ses héros qu'il ne s'en distinguerait plus, et, sans cesser d'être lui-même, qu'il n'existerait plus qu'en fonction d'eux-mêmes.

Qu'il est difficile de serrer de près sa propre pensée ! J'ai connu des philosophes (entre nous, c'est une espèce à laquelle je n'ai jamais compris grand'chose) dont l'unique souci était de détruire systématiquement en eux le sentiment de la réalité, jusqu'au point qu'ils l'eussent remplacé par un simple enchaînement de concepts. Eux aussi, hélas, ils cherchaient le Moi pur. Cependant, cette réalité dont ils voulaient se délivrer, et à laquelle, croyaient-ils, ils fermaient délibérément les yeux, il en restait toujours, pour diminuée qu'elle fût, une moindre quantité dont ils n'arrivaient point à se défaire, et qui dès lors tournait pour eux au cauchemar. Au fond, et sous un autre nom, mais sans se l'avouer, ils ne cessaient pas, en philosophes qu'ils étaient, d'agiter la vieille querelle du Moi et du Non-Moi. Que ne se disaient-ils que le vrai, le seul moyen de résoudre une aussi redoutable antinomie, et par conséquent de supprimer cette réalité dont ils étaient tout offusqués, c'était encore de s'y baigner, de s'y effacer, de s'y perdre, de s'y confondre, de faire corps avec elle, de ne plus s'en distinguer enfin? Il est vrai que c'est là un état proprement dionysiaque, et qui n'est pas à la portée de tout [156] le monde, en particulier d'un philosophe, à preuve Nietzsche, qui en a payé le prix de sa raison.

Que ce soit là toutefois un état éminemment favorable à la création poétique, il n'en faut point disconvenir; et j'appelle poétique tout ordre artistique de création, le roman compris. Ceci dit, je ne m'éloigne pas tellement de Flaubert, ni moins encore d'André Gide qu'il n'y paraît, n'en étant arrivé à ce point que pour renforcer ce qu'il y a de vain, d'illusoire, et de faux, dans ce qu'on entend par l'impersonnalité dans l'œuvre d'art, à quoi Flaubert s'est pipé, lui, le plus personnel, le plus systématique de tous les artistes. Car, des deux, c'est André Gide qui atteint à l'impersonnalité, précisément parce qu'au lieu d'y viser, ni à son contraire, il ne s'en préoccupe point, jusqu'à devenir tour à tour, sinon simultanément, chacun de ses héros ou héroïnes. Ce qui ne préjuge en rien contre sa personnalité d'artiste et la redouble au contraire, personne ne pouvant perdre la sienne, et le propre de tout artiste étant d'être chacun le plus personnel des hommes, et de s'imaginer aussi, la plupart du temps, différent de lui-même. C'est ce que Jules de Gaultier a baptisé bovarysme; il n'est pas d'un moindre intérêt que ce soit précisément du nom d'un personnage, et non du moins qualifié, de Flaubert. La grande signification, la grande vertu d'une influence, c'est que cette influence tourne, neuf fois sur dix, à sa propre opposition. Je ne cesse point d'admirer que, partant d'un angle pour ainsi dire commun, soit l'indépendance réciproque de l'art et de la morale, et de l'effacement volontaire de l'artiste [157] derrière son œuvre, Flaubert et Gide en arrivent à représenter tout le contraire l'un de l'autre; sans compter la question du style, dont ils ont, l'un et l'autre, la plus haute idée, mais qu'ils entendent, sans qu'ils cessent, eux, non plus, d'y subordonner tout, de la façon la plus différente.

Flaubert, plus parnassien qu'on ne pourrait le croire, se faisait du style une conception toute mécanique. Il n'y a, de Gautier à lui, de dissemblance que celle qui tient à la supériorité de la musique sur la peinture. Gautier est resté sourd toute sa vie à toute espèce de nombre; il n'a jamais sacrifié qu'à l'image, la plus correcte, la plus froidement symétrique, la moins imprévue, et, comble d'horreur, la plus analogique. Or, quoi qu'on en ait dit, ce n'est point de l'image que se recommande le style de Flaubert; telle des siennes, et si vantée, est bien souvent inexacte et fausse. Son vrai style n'est point là, mais dans certaine cadence qui, pour monotone et parfois pauvre qu'elle soit, comme par exemple dans cette accablante Salammbô, n'atteint pas moins par instants jusqu'à ce grand rythme qui est, entre tous, un des génies secrets de la langue française. Ne se vantait-il point qu'il n'avait tâché à rien que d'aligner, dans Madame Bovary, une succession de phrases bien faites? A quoi ceux qui le connaissaient mieux qu'il ne se connaissait, répliquaient à juste raison que s'il n'y avait eu dans ce roman que des phrases bien faites, il n'aurait pas eu tant de signification. Avaient-ils donc tellement raison, et lui, tellement tort ? Nous touchons ici au nœud capital, au point essentiel du [158] problème non seulement du style, mais de l'écrivain. N'est-ce donc point le même ? Après tout, il se pourrait. Il me paraît sans exemple qu'un homme qui, tel Flaubert, est loin d'être le plus grand écrivain de son siècle, ait précisément dominé tout ce siècle et un peu plus, de par l'importance et le prolongement des problèmes d'art qu'il a soulevés. Ce qu'il soulève davantage encore, c'est la différence qu'on peut établir, à propos de lui et d'autres, entre le styliste et l'écrivain.

Il me revient à la mémoire un passage de Sainte-Beuve que je n'ai pu vérifier, faute de l'avoir retrouvé, et où il dit à peu près qu'étant jeune il tendait à se distinguer des autres par une manière à lui; mais qu'à la réflexion, il s'était mis à écrire, ayant trop de choses à dire, comme tout le monde. Je ne me demande point si cet aveu dissimule ou non chez Sainte-Beuve qui, dans sa première manière n'est surtout que sécheresse et préciosité, un aveu d'impuissance à se créer un vrai style où il n'a remédié presque toujours que par l'abondant, et parfois le diffus et le négligé, ce négligé qui est devenu de plus en plus sa manière définitive. Je n'anticipe pas davantage, avec Sainte-Beuve à l'appui, sur cette tendance à la banalisation qu'André Gide assigne aux grands esprits, et où il voit la suprême expression de l'individualité ; car il n'y attache pas tout à fait, me semble-t-il, et ne serait-ce que si peu, le même sens que Sainte-Beuve. Mais si celui-ci (je fais la démonstration à rebours, et prends les choses en gros, quitte à dissocier ensuite) témoigne qu'on peut être un [159] grand écrivain sans avoir du style, Flaubert par contre ne serait-il point un illustre exemple d'un grand styliste qui peut n'être pas un grand écrivain? Où est, je vous le demande, le style de Montaigne, et le style de Saint-Simon? Où, le style de Stendhal et celui de Balzac, et, plus près de nous, celui de Marcel Proust ? Il n'est pas néanmoins de plus grands écrivains; c'est qu'ils ont forgé leur langue en pleine pâte, et, si je puis ainsi dire, en plein devenir. N'auraient-ils donc point de style? Au contraire, si le style consiste à communiquer à chaque mot, à chaque phrase, à chaque partie du discours, à tout le discours, le moindre ondoiement de la pensée à laquelle ils correspondent. Y aurait-il donc plusieurs manières d'entendre et de traiter le style? Pourquoi non, surtout aux yeux de qui, dans le style, au même plan que mesure, ordre et contrainte, met expression et mouvement, c'est-à-dire ce don de vie que rien ne remplace, et qu'il faudrait peut-être, que vous en semble, mettre au-dessus de tous les autres.

Nous nous sommes sans doute habitués, certains parfaits modèles aidants, à ne voir dans le style que ce qui, au vrai sens, et pour reprendre, après La Bruyère, un mot cher à Gide, est caractère, c'est-à-dire ce qui grave; dessine, ne s'en tient qu'au trait, dédaigne toute surcharge, n'est par conséquent que ce rien de trop qui vous distingue du vulgaire; le propre du vulgaire étant d'en dire toujours beaucoup plus qu'il n'en faut. Le mot, la phrase, chaque partie du discours, le discours même, ce style, mais bien plus que l'autre, les met en leur place, et leur [160] donne, par rapport à la pensée, tout leur poids, toute leur densité et toute leur cohésion, au point qu'ils ne se distinguent plus de la pensée qu'ils expriment; qu'à force de s'y incorporer ils sont sa substance même; bien mieux, qu'elle n'est que sa fonction même, au lieu qu'ils ne semblent, dans n'importe quel autre style, que sa seule efflorescence et comme la feuillaison d'un arbre qui, dans sa structure essentielle, resterait indépendant de la forme de ses rameaux. Entre l'un et l'autre style, Flaubert ne tiendrait-il pas le juste milieu, ou plutôt n'y établirait-il pas une sorte de compromis? Ni fantaisie ni caprice, ni de ces frondaisons où l'on pourrait porter la serpe sans craindre d'y retrancher à la montée et à l'épanouissement de la sève; pas davantage ce nombre qui procède non seulement du rapport le plus étroit du mot avec la pensée, mais de la vie même du mot, de sa moelle poursuivie jusque dans sa racine la plus secrète et jusqu'au point où, quel que soit son degré d'usure, il n'est plus que la pensée elle-même s'y exprimant avec un tel caractère de nécessité qu'il crée dès lors, et tous les autres, et tout le discours avec lui, son propre rythme et sa propre distribution.

Je disais tout à l'heure, à propos de Flaubert, musique. Or, la musique de Flaubert est tout extérieure. Il possède à un degré très vif le sens plastique des mots ; il n'en sait pas le poids, parce que tout, ou presque tout, de leur substance intime, lui échappe. C'est pourquoi il n'aboutit qu'à enchaîner des cadences qui, tout rigoureuses, la plupart du temps, qu'elles [161] soient, ne rendent pas en nous la moindre résonance. Je me suis longtemps demandé d'où, chez Flaubert, provenait ce défaut. C'est que, soit disposition innée, soit entêtement à de déplorables doctrines, rien chez lui ne vient de l'âme; et le style est avant tout chose spirituelle, plus encore que physiologique, ou les deux à la fois. Sachons-lui gré, certes, d'en avoir élevé si haut la valeur et la dignité. A une époque où personne, sauf Baudelaire, ne savait ce que c'était que le style, il a eu l'honneur d'en poser le problème dans toute sa rigueur. S'il ne l'a point complètement résolu, d'autres, qui en ont compris toute l'importance ou qui en avaient dès en naissant le génie, l'ont bien mieux, mais grâce à lui, résolu, et d'une manière à laquelle on ne peut trouver d'équivalence que chez les plus grands écrivains classiques.

J'admire en effet qu'André Gide, tout nourri qu'il ait jadis été de la correspondance de Flaubert, c'est-à-dire, reconnaissons-le, de Flaubert tout court, on s'en aperçoit si peu qu'il a, tout en mettant, lui aussi, le style au-dessus de tout, dénoué la question du style à l'encontre et à l'opposition de Flaubert ; et que ce soit son style même, c'est-à-dire la forme de sa pensée, qui précisément l'induise à traiter et à résoudre dans une direction tellement divergente les problèmes où il est le plus d'accord avec Flaubert, c'est-à-dire l'art pour l'art, et cette impersonnalité de l'art qu'André Gide appelle, illusion ou non, le sacrifice de l'artiste à son œuvre.

Que tout, en art, soit affaire de style, personne n'en est plus convaincu que moi, si ce n'est André Gide; [162] il n'a pas pris pour rien, et plus d'une fois, la peine de nous en avertir. Quant au sien, je n'en sais point, et n'y saurais, trop revenir, qui, presque dès son premier livre, mette en œuvre, avec plus de souplesse que de force, mais une souplesse que rien ne peut rompre, les plus subtiles ressources de la langue française, et de telle sorte qu'il faudrait remonter loin pour en trouver plus digne témoignage. J'ai dit ailleurs que ce style est classique entre tous; Gide n'aurait pas, à diverses reprises, si bien dit et d'une façon si pertinente, ce qu'est à ses yeux le style classique, s'il ne le sentait, le pensait, et l'exprimait d'une façon si naturelle, et comme sortant de son propre fonds. La grande vertu, mais aussi le grand écueil du style classique, c'est de ne rien dire, en quelque sorte, que par prétérition; et, se conformant ainsi aux exigences d'une pudeur où nous voyons tous, pour peu que nous y tombions d'accord, le plus haut garant de ce style, de se soumettre si bien à son objet et de s'y effacer si totalement qu'il lui impose sa propre contrainte. Il n'y a point de préexistence du style à la pensée, ni réciproquement ; de quelque façon qu'il s'exprime, l'écrivain, ne l'ai-je point déjà dit ? n'aura de pensée et ne l'embrassera plus étroitement qu'autant que lui seront disponibles les mots qu'il faudra pour rendre sensible cette pensée. Libre, je crois, aux romantiques de prétendre que c'est la pensée et son mouvement qui déterminent et qui créent le style; c'est d'art classique qu'il est ici question, et d'André Gide à qui tout écrivain né classique ne saurait mieux faire que de donner raison, [163] quand il invoque cette vertu constructive du style où, dit-il, l'émotion, et j'ajoute toujours la pensée, ne peut manquer de se ranger.

Toutefois, l'idée la plus juste contient toujours son propre excès, je dirai presque sa propre condamnation. Je ne suis pas aussi sûr qu'André Gide, que « l'exigence du vers a inspiré, dicté presque à Racine certaines de ses notations les plus subtiles, les plus neuves et les plus hardies ». J'y vois pour ma part, à prendre pour exemple, le vers que cite André Gide, une rencontre admirable, un miracle d'adaptation réciproque, et, en l'espèce, une réussite d'une nature en quelque sorte mystique, enfin un de ces secrets coups de foudre de la Grâce poétique. Mais c'est qu'aussi il s'agit de poésie et de Racine par surcroît. Je ne nie pas davantage que la prose ait son nombre à elle, plus intime et malaisé peut-être que celui du vers, parce qu'il obéit à des lois moins précises, et qu'il y faut exercer une surveillance plus constante; ce nombre précisément qu'André Gide a porté si loin que si l'on voulait en enregistrer mathématiquement tous les espaces et les intervalles, on se rendrait compte que les accents et les silences y sont ménagés d'une façon si subtile et savante qu'il est sans doute un des plus parfaits auxquels la langue française se soit jamais pliée. « Comme Chopin par les sons... » dit André Gide. Mais n'y a-t-il donc que des sons, c'est à dire que des mots ? C'est précisément Flaubert qui se laisse uniquement guider par les mots ; et sous le nombre de Flaubert, il n'y a ni émotion ni pensée, [164] sauf celles, toutes physiques, qui tiennent aux articulations des divers membres de la phrase.

Je veux donc qu'il y ait tout le contraire dans le nombre d'André Gide, soit cela seul qui vient de l'âme. Si l'on peut tenir pour assuré que le génie du style est vraiment un don de Dieu, et la part irréductible à quelque évaluation que ce soit, n'est-on point fondé davantage à en dire autant de la pensée; et que, s'il n'y a vraiment style que lorsqu'il y a pensée, toute pensée aussi trouve tout naturellement et d'emblée son vrai style ? C'est cela, sauf erreur, que veut prétendre Nietzsche; au fond, sous une forme différente, son aphorisme signifie-t-il autre chose que le précepte de Boileau ? C'est pourquoi je suis beaucoup moins sûr que Gide qu'il puisse y avoir (je force un peu les mots pour donner plus de force à ma pensée) un style en quelque sorte préétabli à toute émotion. Et quand il continue: « Ne t'inquiète que de la forme... » et ce qui suit, Gide ne resterait-il pas, à son insu, sous une obscure influence encore de Flaubert ? Il me semble qu'ici la ligne d'André Gide gauchit à son tour un peu. Pas plus pour d'autres que pour lui, il n'est question que l'émotion fasse dévier le style ; mais pour autant qu'on puisse, poussant l'hérésie au comble, considérer, comme Flaubert, le style à part de toute émotion, il ne serait rien moins que certain que la perfection de la forme garantît que l'émotion vînt d'elle-même s'y loger; Flaubert est encore là pour nous en donner la preuve.

Cependant, c'est une fois de plus à Gide que je [165] donne, contre Flaubert, provisoirement raison; quoi qu'il y paraisse, et tout près de Flaubert qu'ici semble André Gide, n'y a-t-il pas un abîme, à ne considérer que le style, entre le nombre de Flaubert et celui d'André Gide, lequel nombre est, encore une fois, celui des plus purs classiques français, à qui chacun sait que, sauf certaines cadences qui lui frappaient plus l'oreille que l'âme, Flaubert n'a jamais rien compris ? Voilà qui nous induit à supposer que le problème du style est avant tout un problème moral. Au fait, si problème il y a, les classiques s'en préoccupent vraisemblablement assez peu. Ce qu'ils ont à dire, ils se contentent de le bien dire, sinon sans effort, du moins d'une manière marquée, à nos yeux, d'un tel caractère qu'elle nous paraît, à distance, et de par l'intervalle qui nous en sépare, toute naturelle. Certes, il faut en rabattre, et je crois qu'ils avaient tout autant de peine et de mal que nous à écrire, sauf qu'ils ne s'en sont jamais tout haut posé la question. Celle que nous nous sommes plus d'une fois, à propos d'eux, posée, sans parvenir à jamais la résoudre à notre complète satisfaction, c'est de savoir si bien dire, ou bien écrire quelque chose, pour neuf, imprévu, dangereux ou scandaleux qu'il soit, déjà n'équivaut pas à toute une morale; ce qui est à la vérité, un peu différent, mais touche de beaucoup plus près qu'on ne croit au problème moral du style.

Je ne me préoccupe point pour l'instant si c'est leur manière d'entendre ou de traiter le style qui incline les classiques à ne faire que de ce qui touche à [166] l'humain, l'objet de leur étude; ou si leur seul souci de l'humain ne les contraint pas plutôt à se mesurer et à se restreindre dans cette forme que nous sommes tous d'accord à qualifier classique, parce qu'à ne s'en tenir pour le moment qu'à une définition entre autres, elle est à peu près, qu'on le veuille ou non, le seul instrument de précision capable de peser cet impondérable, de décomposer cet inanalysable qu'il est convenu d'appeler l'âme. Je croirais au contraire qu'il y a là, tout mysticisme à part, prédestination, préétablissement réciproques, aussi bien chez les grands classiques, que chez les modernes ; mais que ceux d'entre nous qui considèrent dans le style la plus parfaite manière de rendre sensibles les mouvements de l'esprit, des sentiments et des passions, ce n'est néanmoins que par culture, réflexion et volonté, c'est-à-dire art, qu'ils y parviennent, et qu'ils justifient à leur tour le conseil d'André Gide, conseil dont il n'a pu goûter et apprécier la valeur qu'à force de se l'appliquer à lui-même. Pouvons-nous donc faire autrement, fût-ce par feinte ou crédit provisoire, que d'entrer dans un jeu où nous sommes tellement engagés ? Loin dès lors que de croire que ce soit la pensée, ou l'émotion d'André Gide, qui ait tout naturellement créé le style qu'elle habite, je veux au contraire que ce style qui lui est si naturel, je veux qu'il ait déterminé, presque prédéterminé même toute son œuvre; et que les exigences d'une prose aussi difficile, aussi mesurée, aussi nombreuse, que la plus rare poésie, lui aient inspiré, à lui aussi, ses « notations les plus subtiles ». [167]

C'est par là qu'on pourrait saisir au vif ce qu'il y a d'abstrait, voire, André Gide dût-il m'en vouloir, de cartésien, disons plutôt de spirituel dans l'œuvre d'André Gide. Je n'en suis désormais que plus à l'aise pour reconnaître que ce n'est point son style ni la qualité de son style qui l'incline à traiter de quelques-uns des problèmes les plus curieux ou les plus scabreux qui se soient jamais posés à l'attention des moralistes; je veux seulement dire que, de leur avoir prêté la sinuosité, l'enveloppement, les grâces délicates et forte d'une prose si captieuse qu'elle ne laisse passer à travers ses réseaux que ce qu'elle veut, mais pour mieux l'y reprendre et emprisonner ensuite, ce style leur a figuré une apparence d'autant plus insidieuse, et un tour d'autant plus périlleux. Que je donne de plus en plus raison à Gide, après m'être donné le fallacieux semblant de lui donner tort, je n'en ai cure. C'est là procéder, si je ne m'abuse, par cercles et rapprochements successifs, afin de serrer toujours de plus près un objet de recherche qui se dérobe toujours davantage, et qu'il ne fut jamais plus gênant de réduire à son terme extrême, à savoir l'œuvre d'art chez André Gide. Je sens bien que je n'agite là rien moins, à ce propos et une fois de plus, que le problème classique, mais de plus en plus restreint à un point infinitésimal au-delà duquel il n'est pas possible de le scruter, sauf, en dernier ressort, par comparaison avec une autre manière de comprendre et de traiter l'œuvre d'art qui, tout en n'étant point romantique, n'est point, non plus, à proprement parler, classique. [168]

Cette différence, André Gide l'expose et la définit excellemment quand il dit : (je ne résiste pas au plaisir de citer tout le passage auquel il me semble qu'il n'y a rien à reprendre) :

« J'imagine souvent telles préfaces à l’Immoraliste, aux Faux-Monnayeurs, à la Symphonie... l'une surtout où exposer ce que j'entends par objectivité romancière, où établir deux sortes de romans, ou du moins deux façons de peindre la vie (qui, dans certains romans, se rejoignent).

L'une, extérieure et qu'on nomme communément objective, qui voit d'abord le geste d'autrui, l'événement, et qui l'explique et l'interprète.

L'autre, qui s'attache d'abord aux émotions, aux pensées, invente événements et personnages les mieux propres à mettre ces émotions en valeur — et risque de demeurer impuissante à peindre quoi que ce soit qui n'ait d'abord été ressenti par l'auteur. La richesse de celui-ci, sa complexité, l'antagonisme de ses possibilités trop diverses, permettront la plus grande diversité de ses créations. Mais c'est de lui que tout émane. Il est le seul garant de la vérité qu'il révèle, le seul juge. L'enfer et le ciel de ses personnages sont en lui. Ce n'est pas lui qu'il peint; mais ce qu'il peint, il aurait pu le devenir s'il n'était pas devenu tout lui-même... Oui, je pourrais exposer tout cela. Mais ne l'ai-je pas dit ou laissé entendre suffisamment déjà en parlant de Dostoïewsky ? A quoi bon reprendre ? Mieux vaut dire aux lecteurs : lisez-moi; relisez-moi, et passer à autre chose. [169]

Une des grandes règles de l'art : ne pas s'attarder.

Rien n'est fait, si, ce personnage que je crée, je n'ai pas su vraiment le devenir, et me dépersonnaliser en lui jusqu'à donner le change, jusqu'à encourir le reproche de n'avoir jamais su portraiturer que moi-même, si différents que soient entre eux Saül, Candaule, le pasteur de ma Symphonie, ou Armand. C'est revenir à moi qui m'embarrasse, car en vérité, je ne sais plus bien qui je suis; ou, si l'on préfère : je ne suis jamais, je deviens ». (Feuillets, p. 35).

 

A supposer en effet que, dans l'art du roman une façon strictement objective de peindre la vie ne soit pas une pure illusion, et que nous puissions faire autre chose qu'exprimer « quoi que ce soit, comme dit ailleurs André Gide, qui n'ait d'abord été ressenti par l'auteur », je me demande, en second lieu, dans quelle mesure et jusqu'à quelle limite « ces deux façons de peindre la vie », c'est à dire objective et personnelle (c'est toujours André Gide qui parle) peuvent bien, dans certains romans, se rejoindre et n'en faire qu'une. Ce n'est certainement point la formule de Flaubert, qu'il convient dès maintenant d'écarter pour ne plus y revenir, qui résoudra la contradiction. Ne serait-ce point plutôt celle de certains romanciers anglais, dont je sais qu'André Gide fait grand cas, et, plus encore, de Dostoïewsky, à qui je demande la permission d'ajouter Balzac ? Bien que Gide fasse rentrer le premier dans la catégorie [170] des non objectifs (je m'excuse du charabia où je suis obligé de recourir, mais c'est pour simplifier d'autant), je crois que la part d'observation (pourquoi ne pas dire désintégration, c'est à dire oubli de soi devant tel personnage donné dont on ne songe plus qu'à enregistrer les faits et gestes, au lieu que le mouvement contraire, soit celui qui consiste à devenir ce personnage même, pourrait être qualifié intégration, ou transfusion de l'auteur dans un autre que soi) ; je crois, dis-je, que la part d'observation, chez Dostoïewsky, et aussi chez Balzac, contrebalance jusqu'à un certain point l'imagination et la faculté qu'ils ont l'un et l'autre, et bien plus le premier que le second, de s'incorporer dans leurs personnages jusqu'à n'en plus démêler leur propre individu. Il ne s'agit, à vrai dire, en l'espèce, que de romanciers; ce n'est pas le roman qui, sauf les Faux-Monnayeurs, et je veux bien y ajouter les Caves du Vatican, tient dans l'œuvre d'André Gide la plus grande place. Mais, m'objecterez-vous, et l'Immoraliste, et la Porte étroite, et Isabelle, et la Symphonie pastorale? Ceux-là, j'avoue que l'artifice grâce auquel l'auteur les baptise récits, m'importe assez peu, et je les tiens, tout comme les Faux-Monnayeurs, pour de véritables romans, au sens, par exemple, que je donne à Dominique, et sans me préoccuper des possibilités de diversités, presque infinies, du genre. Mais c'est précisément parce que les Faux-Monnayeurs, sinon dans l'œuvre, du moins dans la pensée et dans l'intention d'André Gide, sont tellement à part, que je veux pour l'instant, loin de les considérer comme l’aboutissement [171] momentané de l'œuvre tout entière d'André Gide, agir comme s'ils n'existaient point, sauf par la signification que Gide a voulu leur donner, et l'importance qu'ils ont dans le développement de sa pensée. Romans ou non, s'il est une vieille guitare qu'on ne puisse pas faire jouer à propos d'André Gide, c'est bien la division des genres. Du premier au dernier de ses livres, je pressens, je saisis, je vois une pensée qui ne s'abandonne jamais; qui, à travers mille repliements, flexibilités et retours, reste toujours inflexiblement la même, et, sous des formes sensibles en apparence les plus diverses ou contradictoires, nous retrace l'histoire d'un esprit, c'est-à-dire d'un homme. Tout accompli qu'il soit, l'écrivain (j'y reviens toujours), l'artiste, me touche moins, chez André Gide, que l'homme. C'est pourquoi je ne puis considérer, tout parfait qu'il soit, chacun de ses livres, que comme inachevé, je veux dire ne correspondant qu'au moment présent d'une pensée qui se poursuit toujours et veut toujours se dépasser. Entendons par là, si vous voulez, que l'œuvre d'art, chez André Gide, est tout le contraire de l'œuvre d'art telle que l'entendait Flaubert, c'est-à-dire un tout se suffisant à lui-même, et où la pensée ni les préférences de l'auteur ne transparaissent en aucune façon; plus encore, telle que l'entendait Balzac ou Dostoïewsky, et où l'auteur, tout dénudé et pantelant qu'il se montre parfois aux regards, n'est qu'un comparse de plus dans le chœur aux mille voix qui se meut sur la scène du monde, ou qui plutôt, comme [172] le héros tragique, n'est que ce chœur lui-même où il abdique et confond toute personnalité.

Faudrait-il beaucoup forcer les termes pour que l'œuvre « que l'on nomme communément objective » (André Gide) méritât seule d'être, à strictement parler, nommée œuvre d'art? Je veux dire par là toute œuvre qui accuse un caractère achevé, qui ait un commencement, un milieu et une fin, et qui, pour autant que la personnalité de l'auteur puisse en être abstraite, se présente comme complètement détachée de ses entrailles, et menant désormais une existence indépendante de lui-même. A ce compte, ne faudrait-il considérer comme œuvre d'art que ce qui relève, selon Edgar Poe, à qui tout de même, en pareille matière, on peut s'en remettre, exclusivement de la création poétique, c'est-à-dire de cet ordre de création qui fait véritablement quelque chose de rien, et qui transforme, par l'opération et le miracle d'une logique sensible, les éléments informes et discordants de la réalité quotidienne, en une réalité mille fois plus belle, plus vivante et surtout plus réelle que l'autre? A ce compte encore, nous perdrions trop ; et bien que les uns et les autres ne soient pour la plupart, et à des titres divers, que des réservoirs infinis de possibilités toujours en mouvement, je n'hésite pas à tenir pour œuvre d'art les romans de Balzac et même de Dostoïewsky, en raison de ce qu'ils accusent de fixe et d'arrêté, ne fût-ce que le temps d'un éclair, au sein d'un devenir perpétuel ; et, à plus juste titre encore, des œuvres qui, quelque forte ou impalpable qu'en soit la substance, se recommandent [173] toutes d'une forme si bien adaptée que, quelque mouvement qu'elle accomplisse, elle est si naturelle et nécessaire à la fois qu'on n'imagine point qu'elle se puisse, dans la moindre de ses démarches, déplacer dans un autre sens. Car, pour limité, sinon fragmentaire, que soit l'objet qu'elle se propose, et ne frapperait-elle que la seule intelligence, la justesse et le rapport des parties au tout, qui la caractérisent, la fait dès lors tomber dans cet ordre de l'œuvre d'art où nous supposons d'ordinaire que, pour s'y élever, une certaine beauté sensible ne peut pas ne pas conspirer avec l'intelligence. Ainsi, un sermon de Bossuet, les Méditations chrétiennes de Malebranche, ou, à l'autre pôle, révérence parler, Candide. Et j'en passe.

C'est précisément ce juste rapport, ce jeu parfait, cette exactitude dans les proportions qui y tiennent lieu de matière sensible, comme on dit que la Géométrie est un art, et qui sont leur style propre, soit le style même d'André Gide; et qui par surcroît viennent singulièrement fortifier les raisons dont il appuie la perfection nécessaire et préalable de la forme. Ce style, il n'est pas possible de n'y pas retrouver le caractère essentiel, permanent, de l'œuvre d'art chez André Gide, que ce soit traités, drames, récits, romans, Mémoires. Je n'aurai donc rien dit de nouveau, ni que je n'aie déjà dit à plusieurs reprises, à savoir que l'œuvre d'André Gide est toute classique non seulement par la forme, c'est-à-dire le style, mais, à titre égal, parce qu'elle ne traite que de l'homme et de l'âme, c'est-à-dire moins d'idées [174] que d'instincts, de penchants, de sentiments et  de passions, et dans un style qui est celui-là même des psychologues et des moralistes classiques, entre lesquels d'ailleurs je ne puis faire grande différence, sinon aucune. Il ne faut pas qu'aucun des romanciers qui ont traité des passions humaines nous fasse illusion à ce sujet. Qu'on entende par psychologue celui qui scrute le plus profondément les abîmes les plus secrets et les plus ténébreux du cœur humain, je n'y peux contredire. Mais que fait-il d'autre, sinon de rapprocher, d'enchaîner et de dissocier tour à tour des mouvements secrets qui, tous, quelque éblouissant ou confus qu'en soit l'entrecroisement, ne peuvent infailliblement manquer d'aboutir à cette cellule close, à ce souterrain « peut-être », à ce suprême « que sais-je », où se réduit en définitive le mystère de l'âme? Et que fait d'autre le moraliste, c'est-à-dire d'y jeter le même plomb de sonde hardi et sûr, avec cette différence peut-être qu'au lieu de l'ivresse panique qui saisit l'autre au moment qu'il touche le fond du gouffre, celui-ci n'y laisse descendre que ce froid regard, cette précision calculée, cette sobre mesure, et, pour tout dire, ce scepticisme et cette indifférence au bien et au mal, qui n'excluent pourtant pas le mouvement ni la chaleur des passions, sauf qu'il n'y livre point son cœur en pâture? Il n'y a pas de pires immoralistes, c'est-à-dire de plus impitoyables psychologues, que nos grands moralistes classiques, un La Rochefoucauld, un La Bruyère, un Pascal. Si j'accepte et emploie le terme tel quel, c'est pour la commodité du discours, et [175] qu'il est passé dans l'usage; encore est-il bon de le réduire à sa juste et véritable valeur. Je ne vois pas davantage en quoi il serait défendu d'appeler moraliste, c'est-à-dire maître dans l'étude et la dissection des mœurs de l'âme, un Racine, ce prince de toute psychologie. Racine précisément démontre jusqu'à la perfection comment l'œuvre d'art concilie le plus ou le moins qu'on peut parfois délimiter entre le psychologue et le moraliste, et qui ne tiennent peut-être qu'à la forme que l'un ou l'autre donne à ses démonstrations. Car, laissant pour le moment de côté le psychologue ou ce qu'on entend par là (Dostoïewsky, Stendhal, Marcel Proust), il me paraît au contraire que moraliste et artiste s'excluent si peu que si je puis à l'extrême rigueur concevoir un moraliste (Frédéric Nietzsche) qui ne fasse point œuvre d'art, je ne puis par contre, loin de dénier à tout artiste le droit d'exister en tant que personnalité morale, m'imaginer un artiste qui ne soit point moraliste, ou bien, ce qui revient au même, une œuvre d'art qui ne soit point une expression morale. Je ne saurais dire mieux d'André Gide.

Il va jusqu'à sembler parfois, tant Gide artiste est subtil, et presque impondérable, que, chez lui, c'est le moraliste qui l'emporte. Au fait, j'y vois un comble de l'art. Car le parfait artiste est celui qui porte au plus haut degré la perfection de la matière humaine dont il est fait. Et, je vous le dis tout bas, je ne puis aimer l'artiste que partial, c'est-à-dire personnel, c'est-à-dire considéré en tant qu'être moral. En quoi cela contredit-il qu'André Gide ait été [177] tour à tour, sinon simultanément, Saül, Candaule, etc? C'est être personnel à la manière, si l'on veut, de Shakespeare qui est bien le plus impersonnel, mais aussi le plus passionné des créateurs d'âmes. Car s'il est vrai, dit Nietzsche, et je ne saurais, pour ma part, y trouver à redire, qu'un dramaturge prête toujours un peu de lui-même à ses personnages, Shakespeare doit avoir été un homme assez méchant. Et Shakespeare aussi est un grand moraliste. On ne met point autre chose que soi-même dans les êtres que l'on crée; non point les comparses, mais les héros, soit ceux-là en qui l'on verse son plus profond pathétique intellectuel ou sentimental. Etre tous les hommes successivement ou à la fois, cela ne signifie point n'en être aucun, mais les dépasser tous, c'est-à-dire être soi-même; être soi-même, n'est-ce point ce qu'on entend communément par immoraliste? Un moraliste a beau faire, il ne trouve jamais autre chose que soi. André Gide est-il bien persuadé que ce n'est que dans l'Immoraliste, qu'il nous a livré « de grands lambeaux de lui-même » ? S'il a pu, avec tant de facilité, après avoir été Michel, devenir Alissa, qu'est-ce que cela prouve, sinon que nul homme n'est simple, que chacun de nous porte en lui son ciel et son enfer, et peut-être aussi que ce qu'on exprime le mieux, c'est non pas ce qu'on ressent le moins, mais où l'on tend de toutes ses forces, en désespérant peut-être d'y jamais arriver?

Après tout, qu'importe, puisqu'à travers tant d'âmes, je n'en cherche à mon tour et n'en puis trouver qu'une seule. Est-ce à dire qu'à travers, par exemple, la Princesse de Clèves, je poursuive l'âme de Madame de La Fayette, ou celle de Benjamin Constant, à travers Adolphe? Bien moins, à la vérité. Ce n'est point que dans l'un et l'autre de ces deux romans fameux (il va sans dire que je mets Adolphe bien au-dessus de la Princesse de Clèves) la qualité ni l'analyse des sentiments n'éveillent en moi qu'indifférence. Pour sèche, étriquée et, pour ainsi dire, un peu plate, que soient l'une et l'autre, si peu qu'il y perce d'humanité, il me suffit. Si, par surcroît l'élégance, et même la perfection du récit (je devrais, pour le premier, plutôt dire narration) est une garantie, fût-ce la moindre, de l'œuvre d'art, je ne demande pas mieux que ces deux romans soient qualifiés œuvre d'art, à quoi malgré tout je demande quelque chose de plus. A ce seul point de vue, qu'est-ce qui en distinguerait en effet l’Immoraliste et la Porte étroite ? Il faut donc qu'il y ait dans ces deux romans, tout comme dans Philoctète ou le Roi Candaule, quelque chose de plus qui conspire à l'œuvre d'art, et l'amène à sa perfection. Ce surplus, je crois qu'on pourrait le définir un sentiment nouveau, rare, étrange, complexe, mais exprimé dans un style qui, pour la simplicité, du moins apparente, ne le cède en rien à des ouvrages où, dans la même forme, il n'est traité que d'une humanité moyenne, courante, ordinaire. Je ne me dissimule point qu'après tant de détours, je ne fais qu'aboutir à l'idée que se fait André Gide, et où il est si souvent revenu, de l'œuvre d'art, et de l'œuvre d'art classique. Mais il n'est rien que je ne veuille accepter que sous bénéfice d'inventaire. [178] Et qu'André Gide, tellement préoccupé, comme nous tous, de se chercher et de se retrouver, ne se soit délivré dans l'œuvre d'art que jusqu'au point où chacune, une fois terminée, postulât la suivante, et remît chaque fois l'être moral (j'aime mieux, tout court, l'être humain) en question, il se peut aussi. Nous sommes loin, avec lui, de l'œuvre d'art et de la délivrance dans l'œuvre d'art à la manière de Gœthe, pour qui d'ailleurs la formule n'a été valable qu'une fois, soit avec cet insupportable Werther, et qui, le reste du temps, n'a fait que cristalliser selon le prisme poétique (Gœthe ne serait-il pas, à beaucoup plus juste titre que Flaubert, le type de l'artiste communément appelé « objectif »?) toutes ses idées de l'univers et de l'homme. Chez Gœthe, j'avoue que précisément l'homme me touche assez peu ; je ne puis voir et admirer en lui que l'artiste et le philosophe, et cette attitude perpétuellement expectante devant la vie. Au lieu que chez André Gide, c'est surtout l'homme que je vois, et l'artiste en lui ne me touche qu'autant qu'il traite, je ne dis pas de ces problèmes, mais de ces mystères où toute notre vie intellectuelle, spirituelle, religieuse, sentimentale, ou sexuelle, est engagée; c'est-à-dire tout autant qu'il fait œuvre de moraliste, qui est, à mon avis, le plus beau titre qu'un artiste puisse revendiquer.

Qu'il ne s'occupe que de cas d'espèces, je le veux encore. Après tout, les grands classiques ont-ils jamais fait autre chose ? Après tout, la chose homme est-elle composée autrement que d'espèce; et ne sommes-nous pas là, tous, les uns et les autres, pour [179] trancher autre chose que des espèces ? Tous, ou presque tous les livres d'André Gide sont comme autant de délicates coupes médullaires où rien ne se peut comparer à la précision avec laquelle certaines fibres secrètes apparaissent à nu, mais aussi sont par lui parfaitement circonscrites. On ne sait ce qu'on doit admirer le mieux, d'une curiosité si hardie ou d'un si beau métier, qui se font si bien valoir l'un l'autre, et qui ne sont l'un et l'autre que l'expression de l'art le plus sûr et le plus réfléchi. Il y faut une grande habileté de main ; et, que de telles expériences soient si bien faites, n'y a-t-il pas lieu dès lors d'oublier la complaisance qu'on y met, et qu'on ne peut pas ne pas y mettre, non plus que l'impérieuse tendance qui vous y incline? Jusqu'au jour où, la tendance dominant, nous assistons à une sorte de dissociation intime de l'œuvre d'art, qui garde encore intacte, dans la plupart de ses parties, une parfaite beauté, mais qui ne nous laisse plus parfois entrevoir que le moraliste. Vous voyez bien qu'avec André Gide, tout est toujours à recommencer.

 

car tout doit être manifesté, dit quelque part André Gide, même les plus funestes choses ; et ailleurs (Nourritures terrestres) « Je remarquai bientôt de combien peu de haine du laid s'étayait mon amour du beau ». Bienfaisant ou funeste, laideur ou beauté, bien ou mal, combien de temps aurons-nous mis, et peut-être Gide lui-même, à nous rendre compte qu'entre [180] ces diverses catégories morales, il n'y a de différences que celles qui tiennent à ce qui nous est ou non favorable, et susceptible de favoriser à notre développement intérieur ! Cependant, dès avant, Nietzsche avait déblayé la voie; mais il est venu trop tôt. Il y a des choses qu'il faut toujours répéter, fussent-elles « les plus funestes ».

 

comme la Chartreuse de Parme, et selon l'expression même d'André Gide, les Caves du Vatican me semblent écrites rien que pour le plaisir. Le nôtre, il est vrai, est un peu plus confus, non pas que nous discernions moins où l'auteur, comme on dit, veut en venir; mais qu'au point où, dans ce livre, il en est par rapport à lui-même et aux autres, il distingue mal parfois combien le cynisme, s'il veut être un moyen de libération, gagnerait davantage à être chose de joie. Or, les Caves me semblent être, en dépit de ce qu'elles ont de spécieux, le livre le plus tristement amer qu'André Gide ait écrit. Car, même en flagellant, il faut savoir aimer; et je ne suis pas très sûr qu'André Gide ressente la moindre tendresse à l'égard de ses personnages. C'est peut-être par souci de métier qu'il s'efface si complètement derrière eux. [181]

 

et tout CELA StylisÉ? demande, non sans ironie, la doctoresse Sophroniska à Edouard, au moment que celui-ci explique, sinon le plan de son roman, du moins sa composition, la façon dont il souhaite que, dans son roman, au lieu que la réalité y soit reproduite telle quelle, l'idée qu'il se fait du réel vienne au contraire appuyer, étayer, le réel lui-même, etc, etc... Sur quoi Edouard perd pied; ce qu'il n'a d'ailleurs pas cessé de faire depuis le commencement de la conversation. Qui n'y trébucherait comme lui? Mais, comme dit, ou à peu près, le cardinal de Retz, nul ne va si loin, qui ne sait où il va. Du reste, tout lecteur ne met dans un livre que ce qu'il porte d'abord en lui-même, et l'auteur, dit si bien André Gide, n'a rien de mieux à faire que de lui laisser le soin de conclure. Plus donc que telle phrase de Vauvenargues, ou, à tout prendre, d'Albert Thibaudet, c'est plutôt cette réflexion empruntée aux magnifiques et fumeux Mémoires, que j'aurais souhaité voir épinglée en tête des Faux-Monnayeurs. Mais que j'aime mieux qu'André Gide n'y en ait accroché aucune! Toute épigraphe est une invitation à la valse. Et si j'aime mieux, moi, la danser à deux temps?

Ces Faux-Monnayeurs, je m'en accuse, je fus d'abord, quand je les dévorais par tranches, frappé par leur décousu. Il me semblait n'y voir qu'une somme, pis encore, qu'un torrent de possibilités, qui, brusquement tournait court. Je ne dis pas qu'ils n'y prêtent point; au contraire. Toutefois, à les relire, [182] dans le silence continu de cette solitude marine, je me rends compte qu'il n'y a peut-être pas de livre d'André Gide qui soit, en dépit, sinon même en raison de son désordre apparent, mieux composé; je veux dire que le souci du style et de la composition y présidant beaucoup moins qu'à tout autre, il y circule, du commencement à la fin, un rythme, une suite d'ondes où je saisis la pulsation et le battement mêmes de la vie. Une fois de plus, à son propos, et à propos d'André Gicle, le problème du style pourrait se poser, plus impérieusement que jamais. Ce problème, je l'écarte désormais de l'un et de l'autre; décidément j'ai de la peine à lui témoigner maintenant quelque intérêt que ce soit.

Que m'importe, au surplus, que, des Faux-Monnayeurs, André Gide ait fait, ou non, un roman ? Ce livre soulève, lui aussi, tant de problèmes, qu'on ne sait par lequel commencer. Un roman, quoi qu'en dise l'auteur ? et le premier qu'il écrit? Allons donc. Mais, à la réflexion, pourquoi pas? Un des plus grands bienfaits de l'instinct critique dont nous aiguisons et tournons de plus en plus la pointe contre nous-mêmes et le reste du monde, c'est de nous avouer qu'il n'y a point de genres en art. Nous n'avons plus affaire ici qu'à Gide lui-même, sans nous préoccuper de le rattacher à qui ni à quoi que ce soit. Voici où l'observation de Thibaudet reprend toute sa valeur : « Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible; le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le génie du roman fait vivre [183] le possible; il ne fait pas revivre le réel ». J'ai néanmoins besoin de m'y reprendre à deux fois pour me pénétrer de la parfaite exactitude et justesse de la première phrase, et pour souscrire plus explicitement à la seconde. Car, si je vois bien ce que Thibaudet entend par romancier factice, soit, j'imagine, l'assembleur de fictions qui ne peut se quitter lui-même, est-ce bien sûr que ce qu'il appelle le romancier authentique se quitte davantage? Toute distinction entre possible et réel ne fait que nous acheminer subrepticement à l'épineuse question de l'idéalisme où même un André Gide manque parfois de verser. Bien qu'il s'en défende quelques pages plus loin, Edouard ou André Gide, car c'est tout un, ne dira-t-il point aussi que le mysticisme est indispensable à la création de l'œuvre d'art? Voilà, s'il en fut jamais, une parole d'artiste, et qui me ramène tout droit à ma préoccupation de ne considérer surtout les Faux-Monnayeurs qu'en tant qu’œuvre d'art, c'est-à-dire chose seulement de pensée et de composition, mais pour autant qu'elle n'est composée que dans la mesure où elle est d'abord pensée.

Que nous n'y ayons affaire qu'à Gide, c'est ce que je ne me donnerai pas le ridicule de démontrer, Gide étant au surplus le seul qui nous y inspire de l'intérêt. Je ne l'en aime donc que mieux, nous disant: « La vie nous présente de toutes parts quantité d'amorces de drames, mais il est rare que ceux-ci se poursuivent et se dessinent comme a coutume de les filer un romancier. Et c'est là précisément ce que je voudrais donner dans ce livre, et ce que je ferai dire à [184] Edouard ». (Journal des Faux-Monnayeurs, p. 104). Qui en disconviendrait? Je ne me demande même point si André Gide l'a souhaité, ou si c'est par inclination. Peut-être l'un et l'autre à la fois. Il a versé, pêle-mêle allais-je dire, mais moins qu'en apparence, dans ce livre, toute la somme de son expérience acquise, et, pourquoi pas aussi ? spontanée. Personne n'a porté sur soi un regard plus pénétrant qu'André Gide n'a fait sur lui-même. Il ne m'est jamais plus cher, je ne le sens jamais plus près de moi que lorsqu'il se confesse. A combien plus forte raison quand il se juge comme artiste, comme homme de métier!

A tel point qu'il se fait, par pure coquetterie, dirait-on, le reproche que d'autres, et des mieux disposés en sa faveur, ne sauraient manquer de lui adresser, à savoir que les parties les plus manquées des Faux-Monnayeurs sont précisément celles-là qui relèvent de l'observation immédiate, et qui sont directement calquées sur la réalité. Ainsi l'histoire du vieux La Pérouse, etc. Mais bien souvent la coquetterie n'est qu'une forme subtile de la sincérité; à moins que ce ne soit le contraire, tellement nous nous méprenons, de la meilleure foi du monde, sur nos véritables intentions.

Il n'y a vraiment qu'une réalité qui compte, c'est notre réalité intérieure, et que l'autre n'y vienne qu'à l'appui, à titre de point de départ à la fois et de vérification... Mais n'est-ce point là ce que dit, ou à peu près, Edouard, et bien mieux que je ne saurais le dire ? Il faut donc tomber d'accord que les Faux-Monnayeurs soient tout ensemble un livre décousu [185] et composé; c'est bien ce qui m'y enchante. Je n'assure pas davantage l'avoir compris mieux que d'autres ne l'ont compris. Mais qui donc l'a compris, qui donc en a parlé avec quelque pertinence ? Roman raté, prétendent les uns; mais par rapport à quoi ? Ne retombons pas dans la querelle des genres. Comme si, au surplus, certaines non-réussites n'étaient pas plus éloquentes, pathétiques et significatives que bien des œuvres où il n'y a rien à reprendre ! Influence de Dostoïewsky, reprennent en chœur les autres. Ici, une fois de plus, je me cabre. Dostoïewsky, il ne faut pas se lasser de le répéter, perd si bien la tête, le cœur et le reste, qu'il n'agit, sauf exception, ni ne parle jamais au nom de ses personnages, ni au sien propre; et il n'y a pas lieu d'y revenir. Mais cette tête, vous savez bien aussi qu'André Gide ne la perd jamais. Il peut, en vertu de cette sympathie intellectuelle qui est une de ses principales vertus, se substituer complètement à ses héros, c'est précisément parce qu'ils ne descendent jamais tout à fait dans son cœur et dans sa chair, qu'il garde sa différence propre et qu'il finit toujours par se ressaisir et se retrouver. Eux, où se retrouveraient-ils, si ce n'est en lui-même ; et pour qu'ils s'y retrouvent, ne faut-il donc point que lui-même ne se perde jamais?

Ne serait-ce point dans la continuité de cette pleine possession de soi-même que le sens, ou l'un des sens, attribué par André Gide à certaine parole de l'Evangile se trouve chez lui en défaut? Mais en attendant qu'il soit démontré qu'il pourrait y avoir dans les Faux-Monnayeurs plus d'évangélisme qu'on ne pourrait [186] d'abord se l'imaginer, il ne s'agit ici que de roman, c'est-à-dire d'une œuvre d'art qui, sous des noms et des personnages figurés, traite des passions humaines ; mais qui, selon l'angle de chacun, est si peu un roman qu'elle pourrait être prise pour le contraire. N'y attachons pas tant d'importance. Ce que j'y cherche avant tout, encore une fois, ce sont les passions, qu'elles soient des héros ou de l'auteur. Y a-t-il vraiment des héros dans les Faux-Monnayeurs, c'est-à-dire des êtres vivants et agissants, et de qui les sentiments et les pensées réagissent des uns aux autres? J'y vois des comparses, à qui je peux bien accorder de la consistance, sinon, à quelques-uns, le don de la vie: mais je n'y compte qu'un maître du bal, Edouard, à qui tous les autres, ou presque tous, se ramènent ; de qui tous, ou presque tous, sont fonction; et qui, s'il ne les mène pas tous, les regarde tous agir avec cette curiosité qui n'est que bienveillante indifférence, et, plus encore, détachement. Je n'en admire que davantage André Gide de s'être si bien laissé aller, et avec tant d'abondance, à un tel ondoiement, à un tel fourmillement d'êtres et de choses, qui s'entremêle et se rejoint à un si juste point qu'on peut douter si c'est impuissance à continuer jusqu'au bout ou suprême souci de ne s'arrêter qu'où il faut, et de n'en dire point davantage. Le débat est ouvert; peut-être chacun, selon qu'il s'y mêle, aura-t-il raison, sinon tous à la fois. S'il me plaît en effet de convenir que c'est uniquement par souci d'artiste que Gide ne pousse pas plus loin ses avantages, ce soin, que je mets par-dessus tout, ne [187] deviendra-t-il pas de l'indifférence à en dire plus, surtout dès le moment qu'on sent qu'on ne pourrait rien faire d'autre que se répéter ?

Voilà où je vois le mieux la vraie conciliation d'André Gide, celle qu'il n'a jusqu'à maintenant obtenue que par alternative ou opposition. Il faut choisir, lui a-t-on dit à maintes reprises. Pourquoi voulez-vous donc qu'il choisisse, et que ne choisissons-nous nous-même entre Apollon et Dionysos? Laissons-les s'arranger en nous comme ils pourront. Il y a chez André Gide un amour violent, effréné, de la vie, et de toutes les formes de la vie. Que cet amour ne soit que curiosité, ou que la curiosité d'André Gide ne soit que la forme la plus élevée de cet amour, c'est vous qui le dites, et, après tout, pourquoi pas? Cela ne revient qu'à prouver qu'il peut concilier en lui plusieurs dieux; et que si parfois, sinon bien souvent, le frein appollinien l’emporte c'est-à-dire, en l'espèce, le parfait regard critique qu'André Gide dirige sur lui et les autres, il ne s'en complaît pas moins à toutes les tragédies, à tous les embryons de tragédies que la vie quotidienne sème sous ses pas, n'y abandonnât-il rien de lui-même. Je me trompe; il y prend son plus grand contentement et plaisir ; un plaisir, un contentement qui n'ont jamais été démentis à l'expérience ni par la désillusion.

Je n'ai jamais bien pu saisir, du reste, la différence que fait André Gide entre récit et roman. Si tout roman est drame, quel récit mériterait davantage d'être appelé roman, que l’Immoraliste, la Porte [188] étroite, et la Symphonie pastorale. Si Gide les nomme récits, j'admets que ce soit par scrupule d'artiste; mais au point où il en est et où nous en sommes vis-à-vis de lui; après tant de témoignages et de preuves d'une discipline de métier au prix de laquelle quelques-unes des plus strictes contraintes classiques, mais par lesquelles il faut être passé, comptent à peu près pour rien, que peut désormais nous faire tout ce qui ne relève exclusivement que de l'art ? Réticence, pudeur, tout ce qui est le propre de l'art classique, et qui importe, ou a importé, plus que je ne saurais le dire, qu'importe aussi maintenant? Il n'y a plus que la vie, et soi-même. S'il m'était, si peu que ce fût, permis de faire, à propos des Faux-Monnayeurs, quelque reproche que ce soit à Gide, ce serait peut-être qu'il ne s'y fût pas dénudé davantage. Mais on renie toujours plus ou moins malaisément ses anciens dieux, et personne, bien qu'il soit parfois cynique, ne peut jamais entièrement se défaire de cette distinction suprême qui tient aux habitudes acquises de l'esprit. Je me demande parfois si ce n'est pas tout ce qui reste en lui de classique, c'est-à-dire besoin de ne rien dire de trop, qui fait, de temps à autre, dévier les Faux-Monnayeurs de leur ligne, s'ils en ont une, ou de leurs lignes, ce qui m'agrée davantage. Quelqu'un jusqu'à présent s'est-il véritablement donné la peine de découvrir et de dire jusqu'à quel point ce livre, à propos duquel on a plus que jamais agité l'immoralisme d'André Gide, est foncièrement moral ? [189]

Jusqu'à quel point André Gide s'en doute-t-il lui-même ? Que de faux départs ! Bernard quitte sa famille, et nous nous attendons, sur sa foi, aux plus rares aventures; la belle affaire que d'être le secrétaire d'Edouard, de devenir l'amoureux transi de Laura, puis l'amant de Sarah, pour revenir ensuite à ses parents! Olivier fait pire; il sombrera dans la littérature. Le petit Georges, bouleversé par le suicide de Boris, revient, lui aussi, à de meilleurs sentiments, et il y a bien des raisons pour qu'il soit plus tard un homme rangé. Vincent, qui est parti pour faire un parfait aigrefin, devient fou, après avoir assassiné sa maîtresse, qui n'est qu'une aventurière manquée. Il n'y a guère que ce déplorable et poignant Armand qui persévère, mais à quel prix ! C'est pourquoi peut-être il est si près de mon cœur, bien qu'à propos de n'importe quel personnage d'André Gide, ce soit de mon sentiment que je me méfie le plus. Je passe enfin des seigneurs de moindre importance. Vraiment, se dit-on, André Gide nous la baille belle, et de qui se moque-t-il ? Comment, voilà un roman qui n'est point autre chose, ou ne se prétend pas autre chose, à l'insu ou non de l'auteur, qu'un réquisitoire contre la famille, son étroitesse et ses préjugés, et qui, finalement, en dépit de tout, donne implicitement raison à la famille ? Nous savions bien que l'Enfant prodigue avait fini par rentrer au bercail, mais il y a si longtemps ! Que ce livre est le bien nommé, et que nous nous serions bien aperçus tout seuls, même si l'auteur n'avait pas pris la peine de nous en avertir, que tout le monde y fabrique de la [190] fausse monnaie, c'est-à-dire y triche avec soi-même, et par-dessus le marché, avec tout le monde. Hélas, ne le savions-nous pas déjà, et que la vie n'est point autre chose ?

Les Faux-Monnayeurs ne seraient-ils point aussi, du moins provisoirement (et le dernier venu de nos livres n'est toujours, nécessairement, que cela) le dernier mot de la philosophie, c'est-à-dire de la sagesse, en attendant qu'une autre intervienne, d'André Gide ? Somme de réflexions et d'expériences, disais-je tout à l'heure ; mais l'expérience et la réflexion ne se déposent et n'exercent en nous leur travail qu'au fil des événements et de la vie. Elles nous façonnent, à leur gré, et c'est nous qui, à notre tour, leur imposons notre humeur et notre habitude du moment. Il ne faudrait pourtant pas beaucoup presser les Faux-Monnayeurs pour y retrouver tout André Gide, non point rassemblé ni concentré comme ailleurs, mais toujours dominé par sa propre perspicacité et l'acuité de son propre regard. Du moins en apparence, ne s'est-il jamais abandonné davantage. Que nous sommes loin des Caves du Vatican ! Est-il bien sûr que, dans les Caves, André Gide se fût complètement dépouillé de lui-même, je veux dire eût entièrement pris conscience de lui-même? Il n'y transparaissait nulle part, il s'oubliait dans tous ses personnages, et tout ne tournait qu'autour de ce jeune, absurde et charmant Lafcadio. Pour la première fois peut-être, nous ne retrouvions pas André Gide dans un de ses livres; nous n'y retrouvions pas ce profil masqué, voilé, insinué partout. Malgré ce comique parfois un [191] peu laborieux, mais d'un jet si libre et si franc, nous n'avions affaire là (que m'importe qu'André Gide l'appelle sotie?) qu'à un essai de roman objectif. Dans les Faux-Monnayeurs, je vois un Gide qui se décide à écrire et à parler directement, sans restriction, allusion, ni nuance, sans rien de classique enfin, sauf dans la pureté et la concision toujours parfaites de l'expression. Corydon et Si le grain ne meurt nous y avaient déjà acheminés; mais Corydon n'est qu'un traité; et Si le grain ne meurt, qu'un commencement de Mémoires; qu'il était moins malaisé, malgré l'apparence, d'y employer la tournure directe! C'est avec le roman que la difficulté commence; mais, une fois surmontée, quelles perspectives ne s'ouvrent-elles pas devant nous!

Je doute parfois si André Gide, en terminant les Faux-Monnayeurs, ne s'est pas demandé si, véritablement, dans cet ordre, il avait autre chose à écrire. Sans doute, et il nous en fait la confidence, le propre d'un tel roman, c'est de ne point finir ; donc, en poussant à l'extrême, de recommencer. A quoi bon ? L'expérience de la vie est-elle donc illimitée? A partir d'un certain point, d'un certain angle, d'un certain degré, il suffit de s'être mis, une fois pour toutes, en présence de soi-même, pour s'apercevoir que tout se vaut, ou, si l'on veut, que tous les contraires sont également possibles, donc également vrais. C'est là ce que j'appelais tout à l'heure la dernière sagesse d'André Gide. Hé quoi, nous avait-il jusqu'à maintenant donné autre chose que des romans unilatéraux ? Si les perspectives où il jette les yeux et où il nous [192] oblige à porter les nôtres s'étendent et reculent toujours davantage, qu'y gagne-t-il, et, sommes-nous fondés à nous demander, qu'y gagnons-nous ? Presque rien, mais qui tient une place considérable, à moins qu'il ne soit tout ; je veux dire que la vie, si elle n'est pas un songe (mais ceci relève de la Mystique), n'est tout de même rien de plus qu'un jeu. André Gide est un des hommes que je sache qui revient le moins de lui-même, qui en revient si peu que ce soit. Mais il ne regarde jamais derrière lui, serait-ce pour mesurer le chemin parcouru; ce qu'il voit en avant lui tient bien plus à cœur. Loin donc que je considère dans les Faux-Monnayeurs ni capitulation ni régression, je ne puis moins faire que d'y voir tellement de points d'André Gide qui convergent, qu'à l'égal de Cuvier reconstituant avec quelques débris d'ossements tant de monstres antédiluviens, il serait possible de rétablir, grâce aux Faux-Monnayeurs, tout le développement d'André Gide, et quelque chose en plus : soit qu'il n'accorde à tous ces drames et amorces de drames pas plus d'importance qu'à tant d'irisations et de bulles que l'existence quotidienne amasse et disperse autour de nous, et qui s'évanouissent aussitôt qu'au soleil apparues.

C'est à partir d'ici qu'il n'y a plus de drame, c'est-à-dire de conflit; et André Gide nous avait tellement habitués jusqu'à présent à ne tenir le tragique que pour l'expression d'un déchirement intérieur! Ne reste-t-il donc plus, dans les Faux-Monnayeurs, rien de l'ancien André Gide? Ah, bien des choses au contraire, et que je ne saurais énumérer; mais surtout [193] celle-ci, qui est peut-être un restant de son éducation chrétienne (n'avais-je pas raison de dire, il n'y a qu'un moment, que ce roman comporte beaucoup plus d'esprit évangélique qu'un vain peuple ne se l'imagine ?) ; c'est que le meilleur et le plus pur de tous ces enfants, soit le petit Boris, paie pour les autres, et, du moins jusqu'à nouvel ordre, est l'instrument du rachat de l'un des plus nativement pervertis d'entre eux ? Serait-ce donc, en dépit d'André Gide, la seule trace que nous pourrions relever, dans les Faux-Monnayeurs, de l'évangélisme de Dostoïewsky ? Pas même; il n'est pas besoin de remonter si loin. Et le satanisme de Dostoïewsky, est-ce donc chez les petits camarades de Boris, ou chez ce triste Armand, que nous le retrouverions ? Pas davantage, sauf, toujours, chez Edouard, le seul personnage du livre, qui relie et qui domine tous les autres. Mais Edouard y met-il désormais tant de malice ? Il me semble bien apaisé, et dans son âme, il n'y a plus, me semble-t-il, ni Dieu ni Diable. J'attends le jour où Edouard, devenu foncièrement athée, ne parlera plus qu'au nom de l'Evangile. Est-ce donc tellement inconciliable?

 

je ne cesserai jamais d'être reconnaissant aux prêtres, pourtant circonspects et sages, qui m'ont élevé, et à qui je dois, en grande partie, le peu de latin, de français, et d'Histoire que je sais, de nous avoir mis entre les mains, sans expurgation d'aucune sorte (ce n'était pas, il est vrai, des Jésuites) et à [194] l'âge où la sensibilité commence à s'éveiller et à bouillonner, le Théâtre complet de Racine, les Eglogues de Virgile, et Télémaque (celui-ci j'y avais, tout seul, quasi appris à lire). Quel dangereux aliment n'offre pas, en effet, aux passions naissantes, une aussi brûlante matière ! Il ne faudrait pas toutefois conclure à je ne sais quel aveuglement, ignorance, imprudence, ni surtout libéralisme, de ces excellents éducateurs. Ce n'est point qu'ils s'imaginassent que tout écrivain classique est, par là même, moral; car ils n'ignoraient point, par expérience et pratique quotidienne de la confession, quels désordres certaines lectures, fussent-elles réputées inoffensives, peuvent introduire dans l'âme. Plutôt estimaient-ils que ce qui est parfaitement dit et avec la discrétion qu'il y faut, peut être confié à n'importe qui, et que le style équivaut, après tout, à une décence des mœurs ; sinon que le libertinage de la pensée et des sens est plus dangereux que l'amour. Je crois que, dans l'un et l'autre cas, ils n'avaient point tout à fait tort, et qu'à peu de chose près, on pourrait en dire autant d'André Gide.

 

JE commence à peine, et j'en ai si peu dit ! Bien mieux que tout ce décousu, ce n'est pas même une étude qu'il faudrait pour extraire l'essence d'une pensée aussi rare et en marquer tous les alentours et prolongements, mais tout un livre, ou tout autant qu'André Gide en a écrits. [195]