Le Peuple

n° 320, 16 novembre 1902

Edmond Picard

 

 

L'ETAT MORAL DE LA JEUNE BOURGEOISIE FRANÇAISE.

A PROPOS DE L'IMMORALISTE, PAR ANDRE GIDE.

Indépendamment du plaisir d'Art que donne aux lecteurs une belle œuvre littéraire, elle a souvent un résultat, sinon plus élevé, peut-être plus intéressant : celui de révéler l'état mental du milieu social dans lequel elle a surgi. Les livres sont comme les plantes qui se transforment avec le sol et la culture ; en les voyant, un botaniste doublé d'un chimiste peut dire quelle est la nature du terrain sur lequel elles poussent.

Depuis quelques années la littérature française est singulièrement révélatrice à cet égard. Elle fournit indirectement des renseignements plutôt tristes sur l'état des âmes de la jeunesse bourgeoise chez celle qui jadis était dénommée non seulement par elle-même avec orgueil, mais encore par l'étranger avec admiration ou envie, « la Grande Nation ». C'est qu'elle était, en effet, alors la directrice mentale universelle de notre race par la noblesse, la hauteur et la santé de ses idées.

Ah ! combien il en est autrement aux heures présentes ! On se passe maintenant si facilement de la France !

Je ne parlerai pas du phénomène vraiment désormais trop banal et trop signalé de l'abondance inouïe des œuvres libertines dont le crescendo semble ne pas avoir atteint encore son point culminant ; car la Tribadie effrontément affichée en ces derniers temps dans Claudine en Ménage par exemple (autant d'éditions que certains Zola), en laquelle est venu culbuter ce livre charmant Claudine à l'École, semble n'être qu'un passage vers un autre des cinq vices contre nature de la Pentapole dont Gomorrhe et Sodome furent les ornements sinon « les plus beaux », au moins les plus notoires. Il s'agit là d'une situation morale plutôt parisienne que française, due apparemment à la présence permanente dans la capitale « Auberge du monde » des cent mille fêtards venus de tous les horizons et incessamment renouvelés, qui y apportent les désirs et les ignominies de la polissonnerie cosmopolite et n'ont de commun avec la France que le séjour passager et contaminateur qu'ils y font.

Mes préoccupations relatives à un pays que j'aime depuis mon enfance et que je préfère à tous, sauf le mien, vont à un autre mal dont le volume d'André Gide, cité en tête de cet article, est une attestation nouvelle. Des œuvres précédentes, notamment Les Déracinés, de Barrès, pour ne citer que la principale, en avaient donné le sentiment et avaient fait songer bien loin en arrière à la Confession d'un enfant du siècle, d'Alfred de Musset, qui semble avoir été le premier cri de douleur des jeunes français ayant perdu les fortes directions de leur race et de la vie.

Car c'est une fois de plus d'un de ces malheureux, pareils à des navires démâtés et « dégouvernaillés », qu'il s'agit dans L'Immoraliste d'André Gide.

Quelques mots d'abord de l'écrivain, connu surtout des lettrés et qui ne semble pas rechercher les gloires de grand chemin. Il représente, à notre époque, ce qui est rare, le style tout de clarté et de simplicité élégante et forte que pratiquaient les XVIIe et XVIIIe siècles, quand la langue française suffisait, comme instrument, à rendre des pensées elles-mêmes simples et claires, dans un milieu cérébral qui n'était pas arrivé à la complication et à l'archinuançage de nos esprits contemporains. Il ne recourt guère à l'image, cette beauté et parfois cette surcharge, si en honneur actuellement, une des ressources par lesquelles on supplée, ou on essaie de suppléer, à l'insuffisance d'une langue que les myopes académiques ont sottement maintenue trop longtemps dans le clichage des disciplines et des dictionnaires adoptés par leur pédantise. L'écriture d'André Gide est essentiellement limpide et sereine. Ses neuf œuvres antérieures, parmi lesquelles ce début charmeur Les Cahiers d'André Walter dont je rendis compte du temps que j'étais à L'Art moderne, quitté pour la tribune plus humaine du Peuple, et ce livre de cime Le Voyage d'Urien en sont de séduisants témoignages.

Mais le fond de L'Immoraliste ? L'état d'âme d'un Français, jeune encore, qui, à la suite d'une infirmité grave, mais bien guérie, est pris dans le tourbillon intime d'une transformation psychologique qui lui enlève la vision de son emploi social et par conséquent la volonté d'agir.

Les étapes de cette maladie, plus grave assurément que la tuberculose matérielle dont il est parvenu à se dépêtrer, sont décrites avec une minutie d'observation cérébrale remarquable et pathétique.

C'est d'abord le besoin de se dépouiller du passé. « Je ne veux pas me souvenir, dit l'un des comparses, que le principal personnage approuve. Je croirais, ce faisant, empêcher d'arriver l'avenir et faire empiéter le passé. C'est du parfait oubli d'hier que je crée la nouvelleté de chaque heure. Jamais d'avoir été heureux ne me suffit. Je ne crois pas aux choses mortes, et confonds n'être plus avec n'avoir jamais été... Si encore nos médiocres cerveaux savaient bien embaumer les souvenirs. Mais ceux-ci se conservent mal : les plus délicats se dépouillent, les plus voluptueux pourrissent, les plus délicieux sont les plus dangereux dans la suite... Regrets, remords, repentirs, ce sont joies de naguère, vues de dos. »

C'est ensuite le mépris de la civilisation : – « La culture artistique monte à fleur de peuple, à la manière d'une sécrétion, qui d'abord indique la pléthore, surabondance de santé, puis aussitôt se fige, se durcit, s'oppose à tout parfait contact de l'esprit avec la nature, cache, sous l'apparence persistante, la diminution de la vie, forme gaine où l'esprit languit et bientôt s'étiole puis meurt. Enfin, poussant à bout ma pensée : la Culture, née de la vie, tue la vie. »

C'est encore la recherche des fréquentations en dehors des habitudes d'éducation et de naissance. Le triste héros dit : « La société des pires gens m'était devenue délectable... La brutalité de la passion y prenait à mes yeux un hypocrite aspect de santé, de vigueur... J'exaspérais auprès d'eux ma grandissante horreur du luxe, du confort, de cette protection que ma neuve santé avait su me rendre inutile, de toutes ces précautions que l'on prend pour préserver son corps du contact hasardeux de la vie. » Voilà qui fait penser à certaines œuvres brûlantes où Georges Eekhoud peint les vagabonds. C'est enfin l'ennui, le dégoût, finalement l'abandon de tout travail, de toute étude, l'inertie cervicale dans des occupations vagues, fantasques, désordonnées, à peine goûtées puis lâchées, telle l'aventure de Coupeau dans L'Assommoir tournant lamentablement et insurmontablement à la flemme et à 1'ivrognerie après sa sortie de l'hôpital, mais transposée au diapason bourgeois, au diapason de la jeune « Elite ».

Ce total de circonstances s'accompagne d'incidents latéraux ridicules, lâches, immoraux ou criminels.

Le tableau est poussé au noir (l'Art aime l'exagération des couleurs et des contours) mais n'est il pas, avec tant d'autres analogues, révélateur de la situation critique et détraquée de la jeunesse française d'aujourd'hui, systématiquement détournée, comme le décrit le livre du docteur Lebon dont je parlais ici récemment, de la plupart des directions historiques de sa noble et glorieuse patrie, vers les conceptions d'un Humanitarisme abstrait enseigné par les idéologues, ou vers les conceptions trop concrètes d'un odieux arrivisme enseigné par les argentiers cosmopolites ?

Cela ira-t-il jusqu'à l'irrémédiable décadence, comme si souvent on l'annonce, je n'y puis croire. Une telle nation ne meurt pas ainsi, et la France, au cours des siècles, s'est guérie merveilleusement de pires maladies.

Mais, Camarades, que cela nous porte à réfléchir. Loin d'être destitué du sentiment de nos destinées nationales et traditionnelles, notre Pays l'a actuellement plus vivace que jamais. Ne le perdons pas. Il nous éclaire, il nous guide, il nous donne la décision et la vaillance, dans son ingénuité et sa force.

Amis, j'envoie l'œuvre de Gide à la Maison du Peuple. Vous trouverez en tête la Bibliographie de ce subtil et mélancolique écrivain.

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