L'Art moderne

4 janvier 1903

Georges Rency

Chronique littéraire: L’Immoraliste, par André Gide (Deuxième édition).

M. André Gide paraît ignorer la pitié et la bonté. J'entends M. Gide écrivain. Car M. Gide homme privé est la douceur et la bonté en personne.

Son dernier livre, L'Immoraliste, dont la deuxième édition vient de paraître, le montre au point culminant de son évolution spirituelle. Le voici en pleine possession de sa pensée et de son talent. Ce roman qui est un roman philosophique, où la réalité a l'air de n'être racontée que pour justifier les commentaires qu'en tire aussitôt l'auteur nous fait l'histoire d'un homme de complexion maladive, élevé par une mère protestante, très pieuse, très austère et par un vieux savant de père qui se plaît à inoculer à son fils son amour pour la connaissance du passé. Jusqu'au moment de son mariage, Michel a donc vécu dans les livres, ignorant tout de la vie et des voluptés qu'elle procure. Il est d'aspect froid, compassé et timide. C'est un huguenot, c'est ce qu'on appelle un honnête homme. Il est moral.

Il se marie avec la femme que son père lui choisit en mourant. Il a pour elle une vraie affection. Mais chose qui est, dans le livre, très finement analysée il l'aime avec sa nature d'emprunt, avec sa nature d'homme moral. Or, il y a en lui un autre être, un être d'instinct, que la culture a recouvert de surcharges, tout à fait à la manière d'un palimpseste. Cet être, c'est la maladie qui va le révéler. Pendant leur voyage de noces, il est malade, en Algérie. La tuberculose le mène jusqu'au seuil de la mort. Sa femme, Marceline, le soigne d'une façon si dévouée qu'il se remet peu à peu. Dès que l'espoir renaît en lui, il s'accroche à la vie avec une énergie farouche. Il veut vivre. Et, pour cela, il devient d'un égoïsme absolu. Tout est subordonné à son bien-être. Les choses, les actes, les événements sont bons ou mauvais selon qu'ils l'aident ou non à revenir à la santé. Fatalement, en s'occupant à ce point de son corps, ses idées anciennes le quittent et il devient extrêmement attentif aux phénomènes extérieurs. Il voit enfin les beautés du jour, les splendeurs de la nuit. Il comprend que le but de la vie n'est pas l'étude du passé, mais le libre développement de nos facultés, la satisfaction pleine et entière de notre instinct. Dès ce moment, Marceline lui est une charge. Il l'aime encore, mais, obscurément, le besoin naît en lui de la voir disparaître. Pour qu'il soit vraiment libre, il faut qu'il soit seul. Or, pendant un séjour qu'ils font dans une de ses propriétés de Normandie, là, il se passe des scènes très amusantes : Michel cède tellement à son instinct qu'il se fait le camarade des braconniers du village et qu'il passe ses nuits à poser avec eux des collets dans ses propres bois ; je pense qu'on ne peut aller plus loin dans la voie des concessions à l'instinct ; et se voler soi-même me paraît le comble de l'immoralité !au cours donc de ce séjour, Marceline lui annonce qu'elle est enceinte. Il en éprouve plutôt de l'ennui que de la joie. Heureusement  cet « heureusement » est sinistre à Paris, à cause de toutes sortes de corvées mondaines qu'il aurait pu épargner à sa femme, à cause de certains chagrins, aussi, qu'il lui cause, le doux espoir maternel s'évanouit. Mais la mère, frappée au coeur, ne se guérit pas. Alors, il l'entraîne à travers l'Europe. Son état demanderait le séjour des Hautes-Alpes. Il l'en arrache. Il la soustrait à une guérison certaine et l'emmène en Italie, puis en Algérie où, fatiguée de vivre, persuadée qu'il ne l'aime plus, comprenant peut-être qu'elle le gêne et qu'il a trop de politesse pour le lui dire, elle meurt à l'endroit même où, deux ans auparavant, Michel avait retrouvé la santé. A la fin du roman, il est à Biskra, seul, un peu désorienté, tout à fait ruiné. Il vit avec un enfant arabe qu'il paraît aimer d'un singulier amour, sur lequel, à dessein, je n'insiste pas. Qu'est-ce qu'il va faire ? Qu'est-ce qu'il peut faire encore ? Le livre ne conclut pas.

Évidemment, ce résumé ne peut rien faire sentir de toutes les qualités rares et précieuses de psychologie qui parent ce roman d'une beauté durable. La langue en est d'une souplesse harmonieuse qui évoque de lentes mélopées orientales, des danses mélancoliques et voluptueuses. Il renferme des paysages adorables qui exaltent l'esprit et l'emplissent de nostalgies aiguës. Tous les livres de M. Gide ont la même conséquence. Quand on les a lus, on s'ennuie d'être ce que l'on est, d'être où l'on est. On voudrait partir, quitter tout, sa famille, son pays, ses habitudes, ses vêtements, sa morale. En ce moment, on se sent à son tour un peu immoraliste.

Mais la raison sévère bientôt reprend ses droits. Et l'on raisonne son impression. Et, sous les dehors séduisants d'une théorie philosophique, on s'aperçoit que ce qui l'a causée n'est autre chose qu'un appel enchanteur à l'égoïsme fondamental que nous avons en nous. En lisant le résumé du roman de M. Gide, on a bien compris qu'il faut y voir surtout une mise en action des idées de Nietzsche. Pour échapper au pessimisme, à l'ennui de l'existence quotidienne, cette existence qui, une fois enlevée l'idée d'une vie future à laquelle elle sert de préparation, est insipide, incompréhensible et paraît une duperie formidable du destin, développons nos énergies natives, rejetons la pitié, la résignation et toutes les vertus chrétiennes, écrasons les faibles, vivons largement, plénièrement, soyons tout entiers à la minute présente, exprimons de chaque chose une volupté. Ainsi nous deviendrons des surhommes ! C'est très beau, cette théorie. Mais d'abord, je plains de toute mon âme la femme d'un surhomme. Il est heureux que le divorce soit enfin entré dans nos moeurs ! Et puis, je me demande si, vraiment, il y a la moindre noblesse dans cette façon de vivre. Des surhommes, mais il me semble qu'il y en avait avant Nietzsche. Tous les débauchés, tous ceux qui firent mourir de chagrin leurs parents, leurs femmes, et qui ruinèrent leurs enfants, tous ceux-là étaient des surhommes sans le savoir. Don Juan, par exemple ; Gilles de Retz, le fameux Barbe-Bleue ; le marquis de Sade ; Robespierre, Danton, Marat ; Brierre, le parricide de Gorancez ; Mme Humbert elle-même, voilà tout autant de surhommes ! Qui l'aurait cru ? Car une philosophie ne peut s'apprécier dans ses prémisses. C'est d'après les actes qu'elle conseille ou qu'elle explique, qu'il faut la juger.

Cette critique du fond même de son oeuvre n'empêche pas M. André Gide d'être un romancier très intéressant et son roman L'Immoraliste un livre qui a su, tout à la fois, me remplir de colère et d'admiration.

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