Mercure de France

juillet 1902.

Rachilde

LES ROMANS

 

            L’Immoraliste, par André Gide. Il est fort difficile de parler de ce livre qui cache, sous une couverture à la mil huit cent vingt d'un bleu vulgairement céleste, les plus redoutables pièges cérébraux qu'on puisse tendre à de faibles entendements modernes. Je ne veux point louer ici la forme de ce roman, parce que l'auteur est assez connu des lettrés pour la délicatesse et le charme extrême de son style sans qu'il soit besoin de trop insister. (Rien n'agace plus certains écrivains que de leur dire à satiété qu'ils savent écrire.) Je ne veux pas davantage m'arrêter à la subtilité de son titre : l'immoraliste, qui fait songer à la dangereuse possibilité des moralistes, mais je m'efforcerai de découvrir, le plus loyalement du monde, pourquoi ce livre est très singulièrement... moral. D'abord, je résumerai l'histoire. Un jeune homme, jeune d'idées, de sensations, de sentiments, vieux de science et déjà les doigts noircis aux encres de toutes les écoles, se marie parce que le mariage est un moyen de bonheur, une forme élégante et probe de la passion, une façon d'être comme tout le monde quelqu'un de point pareil aux autres. Je dirai plus brutalement : d'avoir, dans une table d'hôte, son rond de serviette personnel, dût-on en supporter des plaisanteries de commis voyageur en retard pour tous les luxes. Michel aime sa femme honnêtement, ou croit l'aimer, parce qu'il sait d'elle des choses aimables : sa douceur, sa beauté, son affection unique pour lui, ses multiples soins. Il l'aime indistinctement, dans le confus et le chaos de ses premières impressions d'homme chaste ; il n'a pas le point de comparaison et il est égoïste, rendu égoïste, si vous voulez, par une intimité qui le fait régner sur elle sans un autre besoin du détail et du pourquoi de la chose amour. Mais voici que du sein même de son amour s'élèvent des aspirations à d'autres passions, des convoitises de beautés nouvelles plus ardentes, des formes de rêves que précisent des réalités à peine entrevues. Cet homme chaste, et certainement pur dans l'acception normale du mot, est hanté de visions que nous appellerons virgiliennes pour ne pas attirer dès le début, sur ce livre, les yeux des vicieux. (Ils y pénétreront plus tard, malgré moi.) Alors, que va-t-il arriver ? L'homme est l'œuvre de son cerveau, et un cerveau est toute l'humanité quand il représente l'apogée d'un corps sain. La femme l'emportera-t-elle sur les visions, prétendues malsaines ? les femmes doubleront-elles un premier idéal de la passion unique ? Que fera l'autre ? La sacrifiée ? Et jusqu'où les luttes sensuelles pourront-elles mener ces deux patients liés au même joug et piqués de l'âpre aiguillon du désir... ou de la jalousie ? Voilà, je pense, le plus magnifique champ d'observations pour un littérateur que la, ou les morales courantes n'embarrassent guère. – Eh bien, il a fallu que cet auteur, des plus avertis et des plus courageux, commît cependant une bévue, une toute petite bévue, qui réjouira l'âme des moralistes ordinaires en l'empêchant d'aller à sa vraie place de moraliste extraordinaire, sinon excentrique : il a taré son héros d'une maladie. Michel est un pseudo-poitrinaire qui crache du sang dès le début du livre et a la fièvre de tous les poitrinaires connus : l'appétit de tous les excès charnels. Comment pouvons-nous juger l'histoire d'une exception sans tomber nous aussi dans l'exception ? Navrant d'égoïsme et de sénilité, ce jeune homme s'occupe de son lui comme un vieillard ; il s'examine, se palpe, se contemple, et, comme un vrai vieux, finit par rêver de jeunes formes en se tâtant lui même. (Un vieillard est en somme un être beaucoup moins respectable qu'un autre, car il a beaucoup plus longtemps qu'un autre fait les mêmes bêtises et rabâché les mêmes préceptes de morale sans parvenir à se les adapter.) Michel est flétri par la peur de la mort et il en est blême. Sa jeune femme, bien portante et sainement amoureuse, succombera tuée par sa maladie qu'elle lui aura très héroïquement volée. Quand on est vraiment jeune, on meurt de la vieillesse des autres et avant eux. Michel ne me révolterait pas s'il savait ou mourir ou s'affranchir simplement de ses préjugés. Il pose des collets dans le bois de Sodome. Mais ce n'est qu'un braconnier, n'osant suivre que la nuit le cruel Eros, chasseur de mâles. Il est impossible d'admirer Michel. Malgré ses allures d'érudit torturé par la belle ignorance des rustres, il est factice, composé, lâche... malade... Oh ! les cracheurs de sang et de psychologie à la renverse ! L'affreuse plaie qui empêche le corps humain de revenir au paroxysme joyeux et aux véritables églogues de Virgile ! Comme ils parlent bien, durant qu'il faudrait mal agir avec l'autorité de la vie ! -- Le roman d'André Gide est loin d'être une œuvre perverse pour les raisons que je viens d'énumérer. Ecrit avec le joli scrupule de traiter un cas de clinique et non pas les sources même du désir, il n'éclaire pas l'immoralisme normal de l'homme. Pour un médecin un... uraniste est un malade. Pour un poète aussi délicat que le créateur de Michel, c'est un... convalescent... Il y a une nuance et nous devons nous en contenter, en espérant mieux le jour ou les bons poètes se guériront de leur toujours trop anormal dilettantisme.

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