Le Petit Bleu

4 juillet 1902.

Anonyme

 

Carnet bibliographique : L'Immoraliste, par André Gide (Librairie du Mercure de France).

Un curieux petit bouquin très amusant de typographie vieillotte, de couverture archaïque, avec un peu l'aspect des petites contrefaçons belges où tant de volumes français étaient réduits à des dimensions de carnet de poche. Le sujet est neuf, traité avec une audace cauteleuse, avec des pondérations de sceptique, avec une exacte présentation des faits et en même temps une certaine malice prudente qui en atténue la crudité. Il est très écrit comme on peut l'attendre de M. André Gide, écrivain excellent quand il ne brave pas l'allure du style de détails familiers, choisis exprès, et mis exprès aussi, non seulement en relief, mais en saillie. Le paysage dont M. André Gide entoure son livre (le livre de M. André Gide fait grand cas du tourisme) est sobre et délicat ; il dira très joliment pour raviver à l'esprit cet aspect d'une maison de campagne où l'on a vécu et qu'on revoit après une longue absence : « La maison, quand nous arrivâmes, recevait le dernier rayon du soleil, et de la vallée, devant elle, une immobile brume était montée qui voilait et qui révélait la rivière. Dès avant d'arriver, je reconnus soudain l'odeur de l'herbe ; et quand j'entendis de nouveau tourner autour de la maison les cris aigus des hirondelles, tout le passé, soudain, se souleva, comme s'il m'attendait et me reconnaissant, voulait se refermer sur mon approche. »

Voici un paysage d'automne : « L'herbe, chaque matin plus trempée, ne séchait plus au revers de l'orée : à la fine aube elle était blanche. Les canards sur l'eau des douves battaient de l'aile... Un matin nous ne les vîmes plus, et peu de jours après le temps changea. Ce fut un soir ; tout à coup, un grand souffle, une haleine de mer forte, non divisée, amenant le Nord et la pluie, emportant les oiseaux nomades. »

L'Immoraliste est un savant, à sang pauvre, un tuberculeux dont la maladie suscite à l'aigu la passion, tout en lui laissant le désir de s'étayer sur des forces, sur des vigueurs. Il se marie avant de se savoir malade, le crachement de sang le prend durant le voyage de noces ; sa femme, Marceline, le soigne avec un dévouement complet et le sauve. Plus tard, l'Immoraliste guéri, ce sera sa femme Marceline qui sera malade ; il la soignera avec une certaine courtoisie mais avec des impatiences nerveuses. Il n'est pas assez fort pour sentir de la maladie auprès de lui ; il lui semblerait presque que c'est un mauvais exemple. Aussi sa malade, qui aurait besoin d'être bercée d'affection, souffre très vivement de se voir délaissée et meurt un soir que, passé Biskra, l'Immoraliste s'est attardé... Il n'en a point de remords, mais vit un peu désaccordé, tombé à une moralité inférieure, mais se le pardonnant amplement, parce qu'il y voit un déploiement de sa force, et de quoi a besoin ce malade, si ce n'est de se sentir vigoureux ?

L'analyse, selon M. André Gide, de ce débile physique doué de quelque vigueur intellectuelle, ou au moins de réceptivité intellectuelle, puisque c'est un érudit, est très pénétrante. La jolie figure de Marceline se revêt d'un charme très douloureux qu'accentue encore une atmosphère de chambre de malade qui circule dans tout ce livre.

En tout cas, L'Immoraliste est un bouquin personnel, âpre, cruel, vrai souvent, et ce qu'il a de paradoxal ou, si l'on veut, de très spécial est présenté et détaillé avec talent, et avec toutes les préoccupations de mentalité.

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