L'Art moderne

n° 28, 13 juillet 1902.

Marie Mali

 

L'IMMORALISTE, par ANDRÉ GIDE

L'immoraliste n'a pas été enfant, il n'a pas eu de jeunesse ; toute sa passion s'est concentrée sur des travaux d'archéologie. Son mariage est un acte de condescendance, l'amour ne l'a jamais ému. Mais la maladie le guette et la convalescence sous un ciel ardent éveille en lui pour la première fois l'amour de la vie, la jouissance sensuelle de tout ce qui l'entoure.

Au diable la science dans tout ce qu'elle a de sec et de précieusement vieillot, thésaurisateur et antihumain ! Il aime sa femme. Il aime les façons de jeunes chats des enfants arabes. Il aime la brutalité et la ruse des braconniers qui pillent ses terres :

« J'en venais à ne goûter plus en autrui que les manifestations les plus sauvages, à déplorer qu'une contrainte quelconque les déprimât. Pour un peu, je n'eusse vu dans l'honnêteté que restrictions, conventions ou peur... » « A propos de l'extrême civilisation latine, la culture artistique montant à fleur de peuple, à la manière d'une sécrétion qui d'abord indique pléthore, surabondance de santé, puis aussitôt se fige, se durcit, s'oppose à tout parfait contact de l'esprit avec la nature, cache sous l'apparence persistante de la vie la diminution de la vie, forme gaine, où l'esprit gêné languit bientôt et s'étiole, puis meurt. Enfin, poussant à bout ma pensée, je dis la culture, née de la vie, tuant la vie. »

Il voulait « exalter l'inculture et en dresser l'apologie ».

Ce faisant, et prenant pour guide exclusif son instinct, l'approche de la mort avait exacerbé surtout en lui l'instinct de la conservation, il devient la cause à demi consciente de la mort de sa femme. Il l'aime pourtant mais la vie sa vie à lui parle plus haut que le souci d'une autre santé ; il sacrifie lentement à ses goûts, à ses désirs, à ses fantaisies même, la vie de la malheureuse créature qui, moins forte que lui, est terrassée par le mal qu'il a pu dominer.

L'excès d'intellectualité avait été tel qu'un retour à la nature amenait ce désorbité, non pas à un équilibre harmonieux, mais à un autre excès, à une sorte de monomanie égoïste, monomanie se manifestant même jusqu'en des mœurs de dégénéré ou d'être non « évolué ».

L'anecdote si simple de ce livre nous passionne parce qu'on la sent très consciemment synthétique d'une évolution générale et qu'elle dramatise un fait que nous avons tous les jours sous les yeux : le mysticisme, l'abus de l'abstraction, s'équilibrant de sensualité, de sensualité aussi égoïste, aussi incomplète, aussi sourde à la vie et à la douce harmonie des choses que la plus froide abstraction. L'abstraction appelait la sensualité ; à elles deux, qu'elles soient réunies dans un même être ou éparses dans des vies de débauchés et dans celles de religieux austères, elles sont l'apanage des faibles qui toujours oscilleront entre elles. Un de leurs caractères communs est l'égoïsme, marque des faibles. L'Immoraliste, fût-il resté homme de science abstraite et sèche, n'en eût pas moins laissé mourir sa femme ; et l'intérêt qu'il porte à ce genre humain dont il s'amuse, n'est pas plus haut que son ancienne indifférence. La force d'aimer, de se dépenser, n'est pas encore en lui.

            Peu à peu, avec les générations qui s'élèvent, peut-être découvrira-t-il en lui et autour de lui cette radieuse générosité, part des forts et des heureux, fleur naturelle des époques de la vie ; peut-être ces choses qui lui paraissent d'origine douteuse et calculée : l'honnêteté, la bonté, les nécessaires contrats qui favorisent l'échange et le contact de l'humanité dans les deux mondes, lui paraîtront-elles enfin de la sauvagerie évoluée, de la sauvagerie multipliée par elle-même, du surextrait d'excellente et savoureuse sauvagerie.

Notre culture toute en formule, notre culture presque mystique encore, et autoritaire, au lieu d'être humaine, libre et joyeuse, a mis des masques à ces belles choses. Nous ne les savions pas si naturelles ; nous sommes brutaux pour être sûrs d'être forts, nous nous abandonnons aux instincts les plus immédiats, ignorants de ceux qui sont lents à s'épanouir.

L'Immoraliste, s'il continue le cycle de ses profondes et sincères études de l'homme et de lui-même, ne peut faillir de rencontrer cette fleur de la vie que les siècles derniers appelaient naïvement le bon cœur humain, -- facteur positif de santé individuelle et sociale dont les temps présents commencent à reconnaître l'impérieuse croissance. Que son livre fasse pressentir cette évolution, c'est tout l'éloge que j'en veux faire.

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