Les Guêpes

[1910]

 

H. Clouard

Jean-Marc Bernard

 

Jean-Marc Bernard est tout joyeux. Voilà, dit-il, du classicisme vivant ! — Voilà du moins une sensibilité qui frémit sous la discipline, un style sobre, ferme et lumineux dans sa tendresse profonde ; voilà des sentiments pensés, puis ramassés dans une trame solide, où la volonté a collaboré avec l’intelligence. Une émotion qui se médite fait palpiter d’un bout à l’autre le tissu des phrases, pour atteindre ses points culminants en trois ou quatre scènes qu’on relira dix fois, dans les cent dernières pages. Toute la seconde partie du journal d’Alissa est inexprimablement belle ; je ne sais rien de supérieur.

Avec tout cela, je ne me sens pas tranquille. Alissa, Alissa ! Vous êtes trop belle et trop parfaitement pure ; c’est fou, cette nostalgie que vous nous jetez ! Vous êtes morte, Alissa, et cette précipitation en Dieu nous laisse trop de trouble ; car le sacrifice que vous offrez, on n’est pas assez sûr qu’il soit agréé. Votre sainteté qui, déjà ne se soucie pas de vos frères, de vos sœurs humaines, pourrait elle donc être stérile pour vous-même ?

On n’aurait point le droit de chicaner M. André Gide sur l’âme de ses personnages, qu’il a composée avec une simple et grande logique, si la sûreté et la plénitude de l’émotion n’en dépendaient point. Mon cher maître, n’allez pas me traiter de barbare, je vous en prie, mais il arrive que je comprenne mal Alissa et Jérôme, je veux dire qu’ils n’entrent plus en moi, parce que leurs mobiles relèvent d’une psychologie très exceptionnelle. Exactement, les [sources] de l’émotion furent ici choisies aux confins d’une morale farouchement individuelle, intraduisible dans le général, inhumaine peut-être. L’art, je le pense bien aussi, est d’essence aristocratique mais le vôtre n’évoquerait-il pas quelque tyran orgueilleux ? En d’autres termes, je doute ici de cette légitimité secrète et profonde qu’il faut aux livres pour prendre sur nous empire absolu.

J’ai trop aimé Maurice de Guérin pour ignorer que certaines âmes ne semblent pas faites pour notre univers. Le contentement véritable, s’il ne vient que des hommes, quelle détresse il recouvre ! Il y a, pensez-vous, un autre bonheur. Un amour qui ne désire que la communion des âmes, a vite épuisé tout le pur de la joie espérée ; il ne progresse plus, il se consume en présence de son objet : un tel amour ne dure que par delà la mort et ne se maintient possible que dans le souvenir… Alissa, Jérôme, au seuil de quel vide effrayant vous amène votre idéalisme ! Hélas ! à un certain degré d’exaltation et de spiritualité, qui sait si l’autre âme répond et si l’on aime autre chose qu’un fantôme ? André Gide ne mesure pas seulement de combien nous sommes inégaux à nos espérances, il me semble entendre crier, à travers telles pages de son livre, l’orgueil et le néant d’une solitude morale.

Va-t-il me répondre par de beaux vers de Moréas ?

 

Mais, qu’auprès de la voix de l’arbre solitaire,

Les roseaux, la chênaie exhalent un vain bruit.

Quand sur la triste plaine où descend le mystère,

Elle lamente au vent qui précède la nuit !

 

Tout de même… Eh bien, tant pis ! je dirai toute ma pensée. La Porte étroite est comme blessée d’une absence éternelle. Elle ramène notre pensée sur la bienfaisance de la confession catholique. Un directeur spirituel peut assurer la paix à des âmes mystiques : ne serait-ce pas d’en avoir manqué qu’Alissa est morte ?

Ce beau livre n’est que chrétien, en vérité, et l’on y voit comme l’âme moderne met son héroïsme à se dévorer. Christianisme pur, ô sublimité et charme mortel… Œuvre classique ? André Gide, laissez-nous réfléchir encore.

 

II

 

Oui, c’est bien là, mon cher Clouard, le livre que j’attendais. Si vous pouviez deviner combien je serais heureux de vous faire partager mon émotion et mon admiration ! Je sais, je sais que vous gardez encore la nostalgie d’Alissa et de Jérôme, vous l’avez écrit, mais je suis peiné de vous voir admirer si craintivement, pour ainsi dire, avec regret peut-être ; je vous assure, c’est là une œuvre que nous pouvons aimer.

Que cette action toute intérieure provoque donc les méditations et les commentaires. N’est-ce pas là une preuve de l’abondante richesse qui se cache entre ces lignes ? Car ce n’est pas à vous qu’il faudra prouver la beauté simple de la langue ; comme moi, vous reconnaissez que certaines phrases sont plus belles que les harmonies les plus justes. N’avez-vous pas relu, pour la seule joie musicale, cette plainte : « Jérôme ! Jérôme, mon ami douloureux près de qui mon cœur se déchire, et loin de qui je meurs, de tout ce que je te disais tantôt, n’écoute rien que ce qui te racontait mon amour ». — Certaines de ces phrases ont en même temps la saveur amère d’une joue humide de larmes.

Je demeure étonné devant le mélange si discret, à peine appuyé, des paysages et des états d’âmes. Cette sobriété dans la description nous apaise, et, cependant, quels horizons nous sont évoqués, et comme les deux héros se meuvent dans une atmosphère que nous respirons et que nous pouvons croire palpable. Cette tragédie intime, André Gide nous la conte « d’une voix dont rien n’égalera pour moi la justesse et la mélodie ».

Ce qui vous arrête dans votre enthousiasme, ami, c’est l’héroïne que vous avouez ne pas comprendre toujours. Mais ne croyez-vous pas que cela provient justement de ce qu’elle nous est expliquée, dans la première partie, par Jérôme, qui, lui-même, parfois, s’inquiète de son mystère ? Achevez le livre, relisez le journal d’Alissa, et puis vous verrez s’éclairer divinement cette figure ; les traits, à peine entrevus tout d’abord, s’affirment à présent et se précisent hors de l’ombre. Certaines des phrases prononcées par elle, nous pouvons alors les répéter en nous-mêmes, les méditer et les apprendre : « Plus le devoir qu’on assume est ardu, plus il éduque l’âme et l’élève. Ah ! que ce qu’on appelle bonheur est chose peu étrangère à l’âme et que les éléments qui semblent le composer du dehors importent peu ». — « Par quel égoïsme, quelle inappétence du mieux, le développement s’arrête-t-il si vite et toute créature se fixe-t-elle encore si distante de Dieu ». — Et ceci, enfin, ne croyez-vous pas que Barrès lui-même ne l’eût écrit ? « Oui, n’est-ce pas, ce qu’il faut chercher, c’est une exaltation et non point une émancipation de la pensée. Celle-ci ne va pas sans un orgueil abominable. Mettre son ambition non à se révolter, mais à servir ».

C’est que, voyez-vous, Alissa comprend trop que des âmes aussi passionnées que celle de Jérôme et la sienne, en cherchant leur bonheur dans une mutuelle possession, seraient capables de le trouver dès ici-bas. Leur mystique élan, dès lors, vers le mieux, serait du coup brisé. Aussi, eut-elle consenti à voir Jérôme épouser Juliette, car elle devinait trop bien qu’en ce cas, l’âme de son ami eût pu poursuivre son vol jusqu’à Dieu. Elle se sacrifie pour créer une volonté, pour façonner un caractère. Toute cette montée douloureuse, ce calvaire mystique peut ainsi se résumer : par l’amour vers l’Amour.

Ce christianisme éperdu vous effraye. Vous n’en voulez pas reconnaître la légitimité, je le sais. Mais ici vous déplacez la question, il me semble. Nous n’avons pas à peser, dans un roman, la légitimité de certaines actions, de certaines pensées, nous ne devons juger que les suites mêmes, le développement et la fin logiques de ces actions ou de ces pensées. Seul importe le degré de vraisemblance et d’héroïsme des personnages que l’auteur fait agir devant nous. Que peut bien nous faire que ces héros soient romantiques ou protestants, qu’ils possèdent des vertus ou des défauts exceptionnels, ou que leur caractère appartienne à une humanité plus universelle ? L’essentiel pour nous, lecteurs ou critiques, c’est que ces héros nous soient présentés classiquement. Encore une fois, reprenons le vieil exemple : dans la Phèdre de Racine, la fille de Minos s affirme romantique, mais l’auteur est un classique. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de sujets romantiques ou classiques, c’est seule la façon de les traiter qui peut l’être, l’auteur n’a pas à s’inquiéter de la légitimité de certaines doctrines ; il n’a le devoir que de les exposer, par les actes de ses personnages.

Que d’idées encore ce roman ne soulève-t-il pas ! Comment pouvez-vous affirmer que l’effort des deux héros avorte lamentablement ? Nous ne connaissons pas le dénouement suprême qui se passe, au delà de « la porte étroite », en plein ciel. D’ailleurs le sacrifice d’Alissa n’est point inutile, puisqu’il nous laisse supposer qu’il a créé Jérôme. Et, quand bien même, ce serait un avortement général, occasionné par une appétence de sacrifice nullement étayée sur quelque réalité, nous assisterions là à l’inévitable catastrophe, au dénouement impitoyable. Ce double suicide spirituel ne serait plus que la transposition, dans le domaine moral, de la mort d’Hippolyte et de Phèdre, causée, celle-ci, par la passion déréglée d’une incestueuse belle-mère.

D’ailleurs, oserions-nous affirmer que l’idée de sacrifice chez Alissa ne repose sur aucune base solide ? Elle est alimentée continuellement par sa foi ! Alissa, catholique, me dites-vous, après avoir consulté son directeur de conscience, se fut mariée ou bien serait entrée dans un couvent. Possible ! c’est même fort probable ! mais ce sont là des possibilités qui ne nous regardent pas. Encore une fois : il est entendu que ni Alissa, ni Jérôme ne sont des classiques, mais La Porte étroite est une œuvre classique. Ce fait seul doit nous intéresser. Et puis, mon cher Clouard, voyez-vous, nous avons aujourd’hui si peu de livres que nous pouvons aimer pleinement, je vous en prie, n’allez pas refuser votre admiration à un chef-d’œuvre.

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