Le Protestant

[1910]

 

Claude Vignon

 

Le Mouvement des Idées

 

Jusqu'à présent, M. André Gide s’était renfermé dans un genre spécial, peu accessible au grand public. Voici maintenant qu’il nous donne un livre dont le succès va croissant, puisqu’il en est déjà à sa quatrième édition, et qu’il n’a pas paru avant novembre dernier. On trouvera qu'il est tard pour en parler. Je m'y risque cependant, espérant que tous les lecteurs du Protestant n'ont pas lu la Porte étroite. Aussi parce qu'il y a quelque ingratitude à passer sous silence un roman qui procure ce plaisir exquis et rare : une sensation de nouveauté.

Jérôme aime sa cousine Alissa et en est aimé. Des scrupules de conscience et des complications sentimentales retardent, puis empêchent définitivement leur union. C’est aussi simple que cela. Et on voit quel talent il faut pour qu'une intrigue aussi dénuée d'artifice nous donne, non seulement une impression d’originalité absolue, mais encore le frisson éprouvé seulement devant de belles choses. Le secret de cet intérêt gît dans le caractère étrangement attirant d'Alissa. M. Gide, comme tous les vrais peintres, n'ignore pas que, dans un beau tableau, tout est subordonné à une figure centrale. Les deux ou trois personnages de son livre n’existent que pour la mettre en relief. A la vérité, elle nous apparaît d’abord comme un peu passive, et telle qu’une vierge des Primitifs, avec ses yeux noirs, son visage ovale et ses sourcils arrondis. Elle est leur sœur, surtout, par son âme sérieuse, candide et douloureuse, et du reste, toute sa vie, son attitude sera, comme la leur, celle de la prière et de la souffrance ; avec de longues mains pâles, jointes pour implorer Dieu. Ce n’est qu’en relisant son « Journal » qu'on a la sensation qu'elle vit, et avec une intensité dramatique.

La mère d'Alissa abandonne son mari et ses filles pour s'enfuir avec un officier. Alissa peut avoir quatorze ans à ce moment. Cette fuite produit chez elle un trouble, que rien ne saura plus apaiser. D'avoir entrevu le mal, la fait se jeter, avec ardeur, à l'extrême opposé, en même temps que, dans ce cœur pur, s’éveille la maladie du scrupule. Telle que nous la connaissons, nous ne sommes pas autrement surpris quand nous la voyons s’efforcer d’unir sa sœur à Jérôme, dès qu’elle a deviné l’amour de celle-ci pour lui. Mais une fois sa sœur heureuse avec un autre, par quel scrupule continue-t-elle à refuser son cousin ? Parce qu’elle est plus âgé que lui. Cet obstacle levé, elle trouvera encore autre chose. Elle s’imagine qu’elle nuit au perfectionnement et à l’entier épanouissement de Jérôme. Dès lors, le devoir commande qu’elle s’écarte de sa route. Et c'est ce qu’elle fait — mais la cœur si déchiré qu'elle en meurt.

Je crois bien qu’Alissa ne se meurtrit ainsi l’âme que pour avoir senti quelque chose de la violente sensualité de sa mère en elle. C'est pour cela qu'elle « s'arrache les ailes » avec un désespoir farouche et des cris de toute beauté : « Dieu jaloux, qui m'avez dépossédée, emparez-vous donc de mon cœur. Toute chaleur désormais l’abandonne et rien ne l’intéresse plus. Aidez-moi donc à triompher de ce triste restant de moi-même. Ce jardin, cette maison encouragent intolérablement mon amour. Je veux fuir en un lieu où je ne verrai plus que vous. »

Ce combat secret, ce renoncement héroïque, sont pleins de grandeur. Mais jusqu’à quel point une telle mutilation est-elle exigée ? Quelque chose nous choque là, un je ne sais quoi de très sûr, qui rappelle le mot de Pascal sur celui qui veut faire l’ange… Vous vous souvenez. Et puis ce souci exclusif du salut personnel paraît bien égoïste. Alissa ! On ne sauve qu’en sauvant les autres. Vous l’avez oublié. Voilà pourquoi ce Dieu tant imploré reste sourd à vos appels, et pourquoi aussi votre mort est si désolée. J’ai cherché longtemps la raison qui me faisait penser au fameux Saint de Fogazzaro en lisant la Porte étroite, - ces deux livres ne se ressemblent en rien. J’ai trouvé que tous deux puisaient leur inspiration dans le même raffinement maladif de sentiment. Il y a chez l'héroïne de M. Gide, comme chez le Benedetto de Fogazzaro, la même hypertrophie du « moi ». Alissa, somme toute, est une voluptueuse d'essence supérieure. J’en veux la preuve dans ces paroles d’adieu qu'elle dit à Jérôme :

« Grâce à vous, mon ami, mon rêve était monté si haut que tout contentement humain l'eût fait déchoir. J’ai souvent réfléchi à ce qu'eût été notre vie l'un avec l'autre ; dès qu'il n'eût plus été parfait, je n’aurais plus pu supporter notre amour. »

M. Gide qui est un artiste, sait bien que rien ne peut devenir, plus que la religion, une source de volupté. Entre la religion, la sensualité et la cruauté, existe un étroit rapport. Bien entendu, il ne se trouve que dans la piété mal comprise. Mais toute chose a toujours au moins deux côtés. Et c'est encore la raison qui fait que le Dieu d’Alissa est un être féroce, un Dieu janséniste, ayant horreur de la joie, et condamnant tout attachement aux créatures. Pourquoi montrer le protestantisme sous de telles couleurs ; aujourd’hui que tant de gens, et de talent, l'attaquent et s'attachent à le représenter comme le génie de l'inquiétude ? Je veux bien que nous soyons plus inquiets que les catholiques. Nous n'avons pas leur confiance, -- si touchante souvent -- dans les prêtes et les sacrements. Mais cela, c'est notre grandeur. Et il n'y a rien de plus magnifique une fois le drame intime de la conscience apaisé, que cet esprit, libre, généreux et hardi, la marque même de tout esprit protestant authentique...

Pourquoi ? Mais parce que M. Gide ne s'est nullement préoccupé de tout cela. Alissa n'a rien de réel. Son auteur n'a voulu que créer une figure artistique. Il y a merveilleusement réussi.

Ceci posé, on peut admirer sans réserves, et cette figure d'art et ce style travaillé, précieux, ce style d'orfèvre de M. Gide. Très souvent, il nous fait penser à Baudelaire, et on rencontre à chaque instant des tours imprévus et heureux qui ravissent. Dans le « Journal » d’Alissa, ce style s'élève sans peine jusqu’au lyrisme, et quelquefois le rythme de la phrase est tel que nous croyons entendre des vers.

Je prends un exemple au hasard.

« Tout mon bonheur ouvrait les ailes, s'échappait de moi vers les cieux ».

Je ne serais pas surpris si M Gide s'essayait quelque jour avec succès à la poésie.

Et si l'on se plaint qu’il y ait trop de douleur dans ce livre puisqu'après tout, la souffrance est l'étoffe dont est tissée toute destinée humaine, reprocherons-nous à l'écrivain de l'avoir peinte avec une beauté qui la rend presque désirable.

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