Tablettes Littéraires

[1910]

 

Jules Cases

  La Porte étroite par M. André Gide

 

Ce roman a de quoi satisfaire les âmes ardentes, éprises de logique, et avides d'éternité. Elles ne redoutent pas la sécheresse de l'analyse, parce qu'il s'en dégage la calme clarté qu'elles recherchent. Elles ne se trompent pas à une certaine froideur, presque glaciale, car elles savent que sous l'apparente impassibilité des sens brûle le feu terrible qui ne s'éteint pas. Une construction romanesque tenant de la théorie, sinon de la géométrie, avec son enchaînement de démonstrations, ses axiomes et ses procédés d'hypothèses, n'est pas non plus pour les rebuter, car ce n'est pas là un artifice, c'est une méthode, et elles ont appris qu'il n'y a de vérité perceptible qu'en route et au bout d'une méthode. Qu'elles poussent donc en toute confiance cette Porte étroite.

Il leur semblera, à l'atmosphère monacale du livre, qu'elle s'ouvre sur quelque cellule de vieux couvent. Elle est vide aujourd'hui, mais nous imaginons dans le passé merveilleux, d'innombrables cœurs qui s’y sont succédé; d'âge en âge, méfiants des tendresses humaines et s'élevant pat bonds prodigieux vers l'amour absolu, afin de s'y consumer.

Il ne s'agit pourtant pas ici de ces bienheureux. L'héroïne est du monde, elle y reste, elle y vit, elle y meurt, mais elle est de la substance subtile et forte dont se sont faites les saintes. Les monastères sont déserts ou s'écroulent. Cela ne signifie pas que les vocations soient détruites. Elles errent sans abri autour des lieux jadis consacrés, et parfois, ainsi que La porte étroite, y viennent cacher leur nid dans les ruines.

Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et resserée la voie qui conduisent à la Vie, et ils en est peu qui la trouvent.

Ce verset de Luc, commenté par le pasteur dans son sermon du dimanche, devait décider de la direction des âmes et du sort de deux enfants, cousine et cousin, qui l'écoutaient avec ferveur, Alissa et Jérôme. Tous deux reviennent du temple rêveurs et songent à la porte étroite. Ils ne tardent pas à s’en expliquer. La jeune fille, elle a seize ans, dit : « C'est tout seul que chacun de nous doit gagner Dieu. » A quoi, le garçon, de deux ans moins âgé, répond que ce qu'il aime en Dieu, c'est de s'y réunir avec elle : « Il me semble que c'est pour te retrouver que j'adore ce que je sais que tu adores aussi. » Car ces deux enfants s'aiment. Ils ont plus causé que joué ensemble. Une même tendance spirituelle, une égale piété, des sentiments profonds les ont rapprochés. Ils lisent ensemble les Evangiles, la fille apprend le latin pour partager les études du garçon, lequel « ne prend de goût à une étude où il sait qu'elle ne l'accompagnera pas. » Lente et totale fusion, communion constante où, sanctifié de pureté et d’idéal, s’est formé l'amour. Aussi, lorsque la mère de Jérôme s'éteint doucement un soir, elle s'en va sans désespoir, car elle sait que son enfant peut compter sur une affection sûre et qu'il épousera Alissa.

Cependant les jeunes gens ne se fiancent pas. Une promesse officielle, un engagement ferme, n'est-ce pas marquer une méfiance ? Ils se savent unis. La mort même ne les séparerait pas, car Alissa le dit, la mort ne pourra que les rapprocher davantage. Ils ne se parlent non plus de leur amour. Jérôme grandi, mais « craintif et contraint » devant Alissa, fait ses confidences à la sœur cadette de celle-ci, Juliette, qui est jolie, vivante, qui s'étonne un peu de la singulière réserve de ces deux amoureux et qui avoue combien elle sera triste et seule, lorsqu’ils seront partis et heureux loin d'elle. La scène se passe en Normandie où habitent les jeunes filles, dans un jardin et Alissa, passant par hasard derrière un buisson, entend les dernières paroles. Elle se montre, et elle est si pâle, si défaillante que Jérôme ne comprend pas les motifs d'une telle émotion. Mais Alissa a deviné que sa sœur Juliette aimait Jérôme, et quand ce dernier, sur le point de partir pour Paris, où il va faire sa première année de Normale, insiste enfin pour décider leurs fiançailles, elle refuse doucement, tendrement, souriante, en l'assurant qu'elle l'aime autant que jamais, et qu'elle lui écrira.

Elle lui écrit : « J'ai beaucoup réfléchi à nos fiançailles... J'ai peur d'être trop âgée pour toi... Je ne mets pas en doute ton amour : simplement je te demande d'attendre encore... Comprends que je ne parle ici que pour toi-même, car moi je crois bien que je ne pourrai jamais cesser de t'aimer. » Elle ne trompe pas, elle ne cessera pas de l'aimer, mais elle a vu clair : Juliette aime Jérôme. Elle déclare diplomatiquement qu'elle ne se mariera que quand Juliette sera mariée, puis à celle-ci, les vacances de Noël venues, et tous rapprochés, elle dit : « Epouse Jérôme, car tu l'aimes. » Le sacrifice amène forcément celui de Juliette qui, amoureuse, oui, mais éperdue, refusant le bien d'autrui, lequel ne s'offre pas d'ailleurs, accepte le premier prétendant venu, un brave viticulteur du Midi, sans charmes ni poésie. Elle se marie, elle n'épouse pas. Mais auparavant, elle fait une grave maladie. Alissa la soigne et assiste au douloureux spectacle de ce suicide d'amour. Epousera-t-elle Jérôme à présent ? Elle ne le sait, sa passion, grandie de son propre renoncement, s'élève par des voies d'assomption.

Par suite des circonstances, de séparations et de voyages, cet amour s'épanche par lettres. Il est brûlant, chaste, il est la flamme qui purifie. Alissa écrit à Jérôme :

 

Je fonds de joie en te lisant.... en vérité, je suis avec toi sur les blanches routes de l’Ombrie... Sur la terrasse de Cortone m’appellais-tu vraiment ? Je t’entendais… O, mon ami ! Je regarde avec toi chaque chose... Oui, n'est-ce pas ? ce qu'il faut chercher, c'est une exaltation et non point une émancipation de la pensée... Mettre son ambition non à se révolter, mais à servir... Depuis que te voilà retrouvé, la vie, la pensée, notre âme, tout me paraît beau, adorable, fertile inépuisablement... (Et elle lui dit ses lectures : les cantiques spirituels de Racine, Malebranche, Leibniz, Shelley, Pascal, quelques sonnets de Baudelaire). O mon frère ! merci pour m'avoir fait connaître et comprendre et aimer tout ceci... (et cette fin) : Crois-moi : quand tu serais près de moi, je ne pourrais penser à toi davantage. Je ne voudrais pas te peiner, mais j'en suis venue à ne plus souhaiter — maintenant — ta présence. Te l'avouerais-je ? Je saurais que tu viens ce soir...je fuirais... Oh ! ne me demande pas d'expliquer... Je pense à toi sans cesse et je suis heureuse ainsi....

 

L’heure du « revoir » sonne cependant, et elle est tragique. En présence l'un de l'autre, Alissa et Jérôme sont décontenancés, prêts à se fuir. Ils s'adorent et se gênent mutuellement jusqu'à se paralyser. Leurs mains unies se disjoignent, ils marchent dans la campagne, bâtant le pas comme dans une course, et sans échanger une parole. Leurs âmes sont-elles vidées ? Non, elles étouffent trop pleines. Imaginez un croyant à qui apparaîtrait le Christ. Il ne verrait en lui qu'un homme, et il tremblerait de tous ses membres. On ne parle à Dieu que par la prière, et à celle-ci, il faut l'invisible et l'infini pour qu'elle s'y développe et atteigne son but. De même, l'amour d'Alissa ; de même, l'amour, si on donne à ce mot son sens abstrait et divin ; de même l'amour commun : la fougue des baisers de deux amants qui se retrouvent est déjà bien inférieure en qualité aux effusions et aux délires de leurs lettres.

A la Camille, de Musset, on a raconté, au couvent, un tas de vilaines choses sur l'homme. Perdican n'en disconvient pas, mais il répond que le singe qu'est l'homme, et la petite créature de trahison, qu'est la femme, on peut tout de même créer quelque chose de sublime. L’Alissa de M. André Gide, elle aussi, doute de l'Homme pour des raisons mystiques.

 

Malheureux l'homme qui fonde

Sur les hommes son appui !

 

Ces vers de Racine sont imprimés sur une petite image que lui a donnée Jérôme enfant. Elle ne les a pas oubliés. Mais, à cette heure du doute et même de la désillusion, quelle femme, Alissa pourrait devenir, coquette vengeresse, cruelle et criminelle, faisant payer à l'homme la perle de son rêve ; d'autant plus qu'elle a dans les veines le sang de sa mère, une créole indolente et vicieuse, qui s'est enfuie avec son amant. Mais elle a la foi qui sauve, elle croit en Dieu et en l'immortalité. Son chemin se trace devant elle, vers la lumière vive qui filtre sous la porte étroite. L'homme, Jérôme même qu'elle adore, et l'amour terrestre, ce n'est que le dernier échelon, le plus élevé qui soit ici-bas, d'où l'on s'envole vers la sainteté. Et elle souligne : « Mon ami, la sainteté n'est pas un choix : c'est une obligation. Si tu es celui que j'ai cru, toi non plus tu ne pourras t’y soustraire. »

« Qui veut sauver sa vie la perdra. » Et elle veut que la sienne soit sauvée, celle aussi de son Jérôme. Cela ne peut se faire que par la séparation et dans l'adieu. D'ailleurs leur tâche commune n'est-elle pas achevée ?

Par les lettres, par la présence, nous avons épuisé tout le pur de la joie à laquelle notre amour peut prétendre. Et maintenant, malgré moi, je m'écrie comme Orsino du Soir des Rois : « Assez ! pas davantage ! Ce n'est plus aussi suave que tout à l'heure. » Adieu, mon ami. Hic incipit amor Dei. Ah ! sauras-tu jamais combien je t'aime... Jusqu'à la fin je serai ton Alissa.

Elle abandonne les hautes lectures. Leur grandiloquence ne la touche plus. Elle se contente des petits livres de piété vulgaire. Elle ne lit même plus. Elle s'incline devant Dieu « comme ces humbles herbes qu'un vent presse ». Elle s'occupe à de bas travaux de couture pour les pauvres. Elle est vêtue de noir, les cheveux à plat sur le front. Elle change, pâlit, se dénature, et elle ira se cacher dans une médiocre maison de santé pour y mourir, seule, en Dieu, à l'abri des distractions vaines, loin de Jérôme surtout. Elle n'est pas entrée dans un cloître, soit parce que ce refuge est fermé ou désaffecté à présent, soit parce qu'elle est protestante, et que sa religion, incomplète et tronquée, sans art et dénuée du sens pratique, n'a pas su prendre les mesures de l'âme humaine ni bâtir pour la loger.

Du moins s'éteint-elle aux pieds du Sauveur et, dans la paix de Dieu, mais non pas libérée de sa chair. Elle expire, consumée de la passion divine, et tenaillée par l'amour humain.

Elle laisse un journal intime, rédigé au cours de ses étranges démêlés avec son ami, et le journal d'Alissa ne parle que de Jérôme, qui, entre autres, y lira ces lignes :

 

Ce matin, causant avec lui, j'ai consommé le sacrifice... Il part demain... Cher Jérôme, je t'aime d'une tendresse infinie ; mais jamais plus je ne pourrai te le dire...

…Mon Dieu, donnez-moi de ne devoir qu'à vous cette joie que lui seul me faisait connaître.

...Mon Dieu, vous savez bien que j’ai besoin de lui pour vous aimer… donnez-le moi, afin que je vous donne mon cœur... faites-le moi voir seulement… je ne puis écarter son nom de mes lèvres ni oublier la peine de mon cœur...

...Jérôme ! mon ami, toi que j'appelle encore : mon frère, mais que j’aime infiniment plus qu’un frère… Combien de fois ai-je crié ton nom dans la hêtraie.

...Il était là ! il était là ! Je le sens encore. Je l'appelle. Mes mains, mes lèvres le cherchent en vain dans la nuit...

...Jérôme, je voudrais t'enseigner la joie parfaite.

 

Cette dernière ligne, écrite à la veille de sa mort, signe enfin les fiançailles tant retardées. Elle avait raison de dire, encore enfant, que la mort ne les désunirait pas, qu'elle les rapprocherait. Jérôme, devînt-il incroyant, s'il ne l'est déjà, n'en restera pas moins l'époux fidèle d'Alissa, dans l'éternité.

Telle est, tant bien que mal, l'analyse difficile de cette analyse romanesque et pénétrante. M. André Gide est un peintre d'âmes. Elles donnent les plus beaux portraits qui soient, et de celle d'Alissa se dégage une belle figure, claire et nette, bien que l'auteur l'ait à peine décrite et qu'il se soit contenté de nous dire qu'il imagine que « Béatrix enfant avait des sourcils très largement arqués » comme ceux de son héroïne.

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