Revue bleue

9 septembre 1911

 

Lucien Maury

 

André Gide, Isabelle, récit, Ed. de la « Nouvelle Revue Française »

Jérôme et Jean Tharaud, La Maîtresse servante, Emile-Paul

 

Isabelle, récit, non point roman. Les événements qui en constituent la trame ne se déroulent point selon leur succession chronologique ou un ordre déterminé par le souci d'en présenter le tableau le plus complet et le plus harmonieux ; ils nous sont révélés par un personnage qui vécut les uns et découvrit les autres à diverses époques, et par conséquent ne possède cette histoire que par fragments et nous conte pêle-mêle ses souvenirs, ses intuitions, ses découvertes, avoue ses ignorances, nous offre au total une peinture incomplète, éclairée de vives lumières, trouée d'impénétrables ombres, image émouvante et fidèle de nos expériences de la vie et de notre connaissance des aventures humaines auxquelles nous fûmes mêlés... Récit bien plutôt que roman la Maîtresse servante : récit moins complexe, fragment d'autobiographie, histoire d'amour qu'un vieil homme connaît bien pour en avoir été le héros ; récit encore où tous les événements se subordonnent à une sensibilité, où tous les événements, les lieux, les personnages nous apparaissent dans le miroir d'une âme qui se souvient et se raconte, fort incapable de se hausser à cette vue objective qui est la suprême ambition du romancier.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette forme du récit ; elle n'est souvent qu'un artifice littéraire — l’un des plus faciles et des plus anciens que connaisse l'histoire des littératures ; les avantages en sont trop évidents pour qu'on s'attache à les dénombrer... Observez toutefois qu'il est au moins un cas où cette forme s'impose presque à un auteur, et c'est lorsqu'il entend pousser avec quelque subtilité une étude d'âme, entreprendre en quelque sorte la monographie d'un sentiment, extraire du spectacle confus de la vie cet émouvant phénomène, une passion ; notre auteur sollicitera des aveux, une confession minutieuse ; de telles confessions ne peuvent être que gâtées ou affaiblies par un commentaire ; les habiles nous les livrent tels qu'ils les recueillirent ou les imaginèrent, et sans permettre que leur propre ombre surgisse entre nous et la scène et nous distraie d'un poignant spectacle... La forme du récit est alors si naturelle, commandée par les plus pressantes convenances — favorable à la vraisemblance, à l’émotion, à la vérité littéraire, — qu'elle fut à maintes reprises employée par les maîtres ; souvenez-vous : les plus frappants de nos « romans » psychologiques sont des récits au sens précisé plus haut ; les plus touffus amplifient un récit qu'on dégagerait aisément, et ne sont que des autobiographies maquillées. La confidence est la forme primitive, éternelle, irréductible de cette littérature personnelle qui fait le fond et la substance des oeuvres les plus pénétrantes et les plus vraiment humaines.

Gérard Lacase s'embarrassant de précautions oratoires au moment de nous conter l'histoire d'Isabelle, ce qu'il a pu pénétrer de l'histoire d'Isabelle, s'écrie : « Vous permettrez alors que je parle beaucoup de moi... » — Francis Jammes lui répond : « Chacun de nous fait-il jamais rien d'autre ! » C'est bien ainsi que nous l'entendons : cette honnêteté est un des charmes du récit.

 

Un André Gide, amateur du rare, auteur subtil, à qui la vérité ne suffit pas, et qui ne la goûterait guère sans le piment de quelque mystère et je ne sais quel arrangement un peu étrange. André Gide s'essayant au récit, nous prouve que le genre s'accommode d'une certaine complication : l'ingénuité ne saurait plaire à André Gide ; or il s'applique au récit, et découvre que cette forme simple et ce cadre rigide se prêtent à des complexités, à des souplesses imprévues ; un artiste aperçoit vite les facilités qu'une forme d'art offre à son tempérament ; il se hâte d'en bénéficier et transforme au gré de ses propres tendances un canon que l'on croyait fixé. André Gide a bien vu de quelles ressources le récit pouvait accroître ou stimuler son talent ; nous sommes accoutumés à apprécier une narration directe, et en quelque sorte rectiligne ; l’unité de ton, un mouvement dramatique continu, une émotion ramassée, tels sont les mérites que recherchent communément les conteurs... Or André Gide a d'abord discerné la possibilité d'un savant désordre, d’un constant déséquilibre ; une harmonie sans cesse brisée, un mouvement saccadé et comme bâché, des oppositions si brusques de ton et de couleur, que le réel s'y mue en fantastique, le libre jeu d'une fantaisie raisonneuse autour d’une très simple aventure, voilà ce qu'il plut à André Gide de tenter et à réaliser ; il y déploie tout son art ; et je suis plus sensible à cet art lorsqu'il se subordonne à un grand sujet, et par exemple triomphe dans La Porte étroite ; mais il faut bien avouer qu’il joue dans Isabelle la difficulté, hasarde et réussit les plus singulières habiletés, qu'enfin on connaît de cet écrivain des livres plus puissants, plus riches de sens, plus vraiment originaux, mais qu'on n'en citerait point où il ait mis plus d'ingéniosité, plus de caprice discipliné, une plus sûre, une plus impressionnante virtuosité.

Voyez comme l'histoire d'Isabelle de Saint-Auréol serait simplette si quelqu'un s'avisait de nous en résumer tout de go les grands traits ; jeune fille, elle s'ennuie en ce château de la Quartfourche entre ses parents, fossiles vaniteux et ridicules, et le couple des Floche, ses oncle et tante à peine moins ridicules, encore que M. Floche se pique d'érudition et que Mme Floche, sœur de Mme de Saint-Auréol, manifeste un timide jugement, et quelque sens de l'économie domestique ; Isa a un amant qu'elle hésite à rejoindre un soir fixé pour l'enlèvement ; cet amant est tué par un vieux domestique... Cette aventure, ce meurtre que l'on fait passer pour un accident de chasse, la naissance d'un enfant contrefait détraquent la malheureuse Isa, qui s'enfuit à la ville ; son luxe tapageur, ses inquiétantes toilettes n'apparaissent plus à la Quartfourche qu'une ou deux fois par an ; ses visites nocturnes exaltent et épouvantent le bâtard délaissé, cet affligeant Casimir qu'un cynique précepteur, l'abbé Santal, abandonne à une crapuleuse ignorance. Isa manifeste de grands besoins d'argent ; M. et Mme Floche meurent ; à tout le pays « ça a paru drôle de les voir mourir tous les deux à la fois. » Le pays n'affectionne point cette Isa qui reparaît pour ordonner le massacre des bois et du parc de la Quartfourche, et recueillir les minces bénéfices d'une liquidation précipitée ; elle s'enfuira avec un cocher tandis que son père meurt dans un hospice de Caen, que sa mère agonise dans une ferme, et que son fils...

L’odyssée d'une coquine, la débâcle d'une famille en un coin somnolent de province, voilà bien le sujet d'un triste roman réaliste. Il suffit qu'un passant en surprenne les principaux incidents, devine le reste, et nous fasse le récit vécu de son émotion, tout aussitôt les conditions de ce roman changent prodigieusement. Gérard Lacase séjourne à la Quartfourche en quête de documents utiles à sa thèse de doctorat ; sa surprise devant le mystère et l'ennui de cette morose gentilhommière sera notre surprise : les Floche, les Saint-Auréol, la gouvernante Olympe Verdure, l’abbé Santal, Casimir, quelle étrange, quelle invraisemblable humanité au regard de ce jeune Parisien à l'esprit vif, à l’âme passionnée ! L'éveil de sa curiosité, son émoi devant la beauté que lui révèle une miniature de Mlle de Saint-Auréol, sa fièvre amoureuse, ses conjectures, sa prudente, son obstinée enquête, ses surprises, sa déception nuanceront, précipiteront, ralentiront de mille manières son récit... Vous apercevez qu'un second sujet dérive du premier, et s'y mêle, et que cela fait un double thème dont les développements se marient et s'opposent et se fondent avec la plus agréable diversité, et qu'enfin Mlle de Saint-Auréol et son entourage de burlesques fantoches peuvent bien amuser notre curiosité, nous récréer de gestes imprévus et de discours baroques, ils ne sont que l'accessoire, les comparses, ou mieux, le prétexte d'un drame plus relevé, et qui se joue tout entier dans une âme ardente, clairvoyante, digne en tous points du plus attentif intérêt.

 

[suit un passage consacré à La Maîtresse servante]

 

Lisez donc ces deux livres, et ne manquez point de noter l'approfondissement dramatique qu'ils doivent à ce ton du récit, à cette éloquence particulière si grave et si émouvante du monologue. Cette éloquence exprime dans le premier tout le trouble qu'un André Gide éprouve devant la complexité sournoise et redoutable de la vie, et dont il entend bien nous communiquer le frisson : « à vingt-cinq ans, déclare Gérard Lacase, j'ignorais encore avec quelle malignité les événements dérobent à nos yeux le côté par où ils nous intéresseraient davantage, et combien peu de prise ils offrent à qui ne sait pas les forcer. » Gérard Lacase force les événements sans nous laisser ignorer qu'il n'en embrasse jamais tout le sens inquiétant. Le voix de Gérard Lacase nous pénètre et nous fait trembler à l'égal d'une parole de visionnaire... Elle confesse en outre d'étranges ardeurs : curiosité amoureuse ? amour imaginaire ou amour de l’amour ? La voilà bien, cette passion qu'un récit de ce genre isole, décrit jusque dans ses plus fugitives nuances pour nous livrer le résultat de la plus minutieuse dissection morale.

Ainsi firent les frères Tharaud ; on reprochera à leur héros de ne point savoir aimer et de paraître ignorer l'amour ; peut-être, comme tant d'autres hommes, n'en acquiert-il le respect qu'avec le regret... Peu m'importe ; mais il m'importe qu'une passion habite l'âme de cet énigmatique Limousin, passion peu définissable sans doute, et que la brièveté de nos formules désigne mal, puisqu'il conviendrait de la chercher aux confins de l'orgueil, et de la vanité de caste, et d'une fausse fièvre de sentiment, sans oublier qu'elle empiète incessamment sur l'égoïsme le plus têtu et le plus aveugle ; passion qu'un vocable désigne mal, et qu’il appartenait justement aux auteurs de poursuivre et de découvrir jusque dans ses plus secrètes manifestations.

De telles psychologies, infiniment émouvantes, flattent l'un des goûts les plus enracinés et les plus exercés du public lettré de France ; ils plairont à de nombreux lecteurs en ce pays qui s'enorgueillit d'Adolphe, de Dominique, de Volupté et des romans de Stendhal... André Gide et les frères Tharaud reprennent et continuent une tradition glorieuse, ils la renouvellent avec des talents divers, ils ne sont point indignes de leurs illustres devanciers. Ne cherchez point une louange qui leur parût plus expressive ni plus agréablement flatteuse : quant à vous, il vous suffit; n'est-il pas vrai, qu'elle soit juste.

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