La Phalange

20 août 1911

 

Albert Thibaudet

 

André Gide: Isabelle

Paul Adam : La Ville Inconnue

 

Je ne dirai pas ici à quel point deux romans comme Isabelle d’André Gide et la Ville Inconnue du Paul Adam tranchent sur la production courante du genre. Les lettrés les connaissent, et leurs réflexions ont sans doute prévenu celles que je pourrais hasarder. Je veux seulement relever la rencontre intéressante, ou plutôt l’instructive logique, qui fait de deux livres simultanés de ces grands écrivains, les termes d’une antithèse si parfaite. Tarde, dans la préface de l’Opposition Universelle, dit que son grand plaisir fut de collectionner des oppositions : si mon goût était le même, je marquerais de ma plus blanche pierre le jour d’été où, ayant lu, le matin, Isabelle, je pus lire, l’après-midi et le soir, en me couchant fort tard, la Ville Inconnue.

André Gide écrivait un jour que des amis parfois l'avaient pressé de donner une œuvre objective, et qui ne fût pas sur lui. Peut-être ces amis — et j'en connais au moins un — parlaient-ils de manière bien irréfléchie. Ecrire sur soi, écrire de soi, et leurs contraires littéraires, ne sont que des points de vue sur une même tâche. On ferait un article intéressant sur Madame Bovary et Salammbô considérés comme documents autobiographiques, et l'on a le droit de regarder les Confessions de Rousseau comme un roman artificiel ; mais plutôt Flaubert et Rousseau se sont simplement racontés en deux langues différentes. J'ignore si André Gide a voulu dans Isabelle satisfaire ses amis ; mais je sais bien que son roman se rattache à tout ce qu'il a écrit depuis André Walter, et que derrière la plus souple, la plus sobre et la plus parfaite narration, je vois toujours interrogatifs et vivants, renouvelés et pareils, les mêmes problèmes de vie intérieure, les mêmes formes fines, vives, angoissées de l'énigme morale.

A-t-il voulu donner, dans Isabelle, un pendant à la Porte Etroite ? Non, probablement, mais pourquoi ne le laisserait-il pas croire ? Il aurait pu appeler son roman la Voie Large, et présenter dans Isabelle l'opposé exact d'Alissa. Oui, seulement cette Voie Large il en a écrit le poème, merveilleux, dans les Nourritures terrestres ; en eût-il voulu présenter visiblement, dans Isabelle, ce que plusieurs eussent pu croire une palinodie, et je prends le mot dans son beau sens ancien ? Ce motif de départ, d'évasion, qui sortait des Nourritures avec une fraîcheur qu'aucun livre ne nous a rendue, le voilà, dans cette misérable Isabelle de Saint Auréol, devenu un sujet à la fois de dérision et de pitié. Je parlais tout à l'heure de Flaubert : on dirait qu'André Gide a écrit après une Tentation de Saint-Antoine sa Madame Bovary, comme Flaubert d'ailleurs écrivit à ce même moment Bouvard et Pécuchet. Et Paludes déjà avait mis dans l'œuvre de Gide la note qui nous faisait pressentir cela.

Ainsi la vie morale est faite pour lui d'oppositions qu'il n'essaye pas de concilier en théoricien, mais qu'au contraire, en artiste, il purifie, fait saillir, exagère.

L'amplitude de cet art s'est resserrée, l'arabesque d'Urien, de Paludes, des Nourritures, s'est, dans les dernières œuvres, disciplinée, a pris la correction, la souplesse, la suavité des belles lignes d'un jardin à la française, le soir. Les récits d'André Gide se rattachent aux meilleures traditions qui maintiennent l'art de conter ; les pages d'Isabelle évoquent souvent du Mérimée, mais moins arrêté, moins concret, plus discret, plus soucieux d'une cadence de phrase. Si les personnages d'Isabelle ne vivent pas beaucoup, la tonalité du roman n'en reste que plus harmonieuse : c'est très exactement que l’auteur a dosé la vie et les dimensions nécessaires à ces figures de tapisserie ancienne.

 

[…]

 

André Gide aimait autrefois ployer selon toutes sortes d'intentions symboliques la première églogue de Virgile, développer autour de Tityre et de Melibée une étoffe imprévue de mythes. Au lecteur qui viendra de refermer lsabelle, je laisse le soin de la comparer, entre les doigts de Tityre, à une flûte virgilienne, délicate, mais désenchantée. Et au contraire toute la confiance tumultueuse, troupeau qu'il pousse dans une poussière d'or, il faudrait après avoir lu le livre de Paul Adam, l'attribuer à un Melibée imaginaire, celui qui s'en va vers des terres nouvelles, celui qui, au Deus nobis haec otio fecit, répondrait Patria nobis hunc laborem fecit.

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