La Revue des Jeunes

10 février 1920

René Salomé

 

     Arrêtons-nous à la dernière oeuvre d'un artiste qui se défend de rien prouver ou enseigner. Nous avions rencontré trois hommes bien différents : car ils n'écrivent, ce semble, que pour éclairer l'action. M. André Gide n'admet point que les arts, y compris l'art d'écrire, soient ordonnés à cette fin. Ses inventions et compositions renient n'être que jeux d'images et d'épisodes par où s'expriment des tendances foncières. A ses yeux, le soin d'être utile fixe l'art à l'idée et à la formule, ce qui revient à l'anéantir, car l'oeuvre d'art n'est pas ou elle est un libre épanouissement. Cette thèse apparaît surtout dans le recueil de réflexions critiques que M. Gide a dénommées Prétextes et Nouveaux Prétextes. Titres qui siéraient à presque tout ce qu'a publié ce maître-écrivain, si, comme on s'en persuade en le lisant, chacun de ses livres l'intéresse moins par ce qu'il y met que par ce qu'il y laisse entrevoir.

     Nous voici donc loin des traditions classiques suivant lesquelles la plupart d'entre nous se sont formé le jugement. Nous avions appris à saisir la chose exprimée tout contre l'expression, et non à tenir celle-là pour secondaire au prix de l'intervalle qui la sépare de celle-ci. C'est cet intervalle qui importe à M. Gide, et tous les rayons obscurs qui en peuvent sortir. A la vérité, nous savions bien que telle phrase cadencée de Racine ou de du Bellay a d'étranges profondeurs bien au delà de ce qu'elle signifie logiquement, mais nous savions aussi que la signification logique y fut d'abord, et probablement seule, considérée. Au lieu qu'ici la conception et l'image servent à évoquer des mouvements de vie sensible et spirituelle qui dans une définition risqueraient de mourir. Tout cela est bien subtil ; mais M. Gide est la subtilité même. Ce qui ne l'empêche pas d'écrire dans un style lucide, bien dessiné, extrêmement aisé tout ensemble et extrêmement établi. Depuis la fin du symbolisme, c'est-à-dire depuis les premiers ans de ce siècle, tout ce qu'il a donné offre au dehors cette pureté de lignes, cette aération, cette articulation, cette tenue, cette parfaite intelligibilité qu'on trouve en nos meilleurs classiques. Auprès de lui M. Anatole France s'avère artificieux. Chez M. Gide, l'apprentissage et les disciplines, la culture qui est étendue et raffinée, le travail qui doit être patient, ne s'accusent pas. Nous ne connaissons pas d'auteur moins apparemment gêné dans un ascétisme littéraire. Mais méfions-nous : cette facilité et cette limpidité sont celles d'une eau fuyante. Ce texte merveilleux n'offre pas d'endroit où faire halte. Nul mot qui accentue la perception ou qui la découpe trop net (ou bien lorsqu'un mot relevé se rencontre, il ne surprend pas plus que dans une suite d'accords, la dissonance [75] bien préparée) ; nulle image qui nous captive ; point de cadence qui nous mette en sécurité ; ni saillant ni arête à saisir : c'est un flux discret et léger duquel s'insinue l'inquiétude, d'où s'exhalent des fantômes singuliers.

     On arrive pourtant à reconnaître d'où partent ces fantômes, à définir ce qu'ils représentent. Un artiste de cette qualité peut se dérober à la classificatlon ; il ne défie pas l'analyse. Qu'on examine ses oeuvres depuis Paludes ou Le Voyage d'Urien, rêves poursuivis au temps du symbolisme, jusqu'à La Symphonie pastorale, son dernier récit, le plus liquide et le plus transparent de tous : des préférences natives y paralysent, par où s'expliquent à la fols sa volonté d'art contraignant et sa répugnance à se déterminer. Du rêve, de l'ennui, de l'inquiétude, le goût du risque et de l'aventure, ce goût pousse jusqu'au culte des disciplines austères qui gardent l'âme dans l'effort, il y a de tout cela en lui et c'est par là qu'il fixe l'attention d'un public trié et groupe autour de soi nombre d'artistes et d'écrivains. Les dimensions de cette chronique nous obligent à condenser. Une étude cheminerait tout doucement à l'intérieur de son oeuvre, y déblaierait les grandes voies, les sentes, les carrefours. Contentons-nous de repérer quelques passages.

     L'oeuvre de M. Gide fait songer au voyage d'une âme en quête de réalités précieuses, craignant d'en venir à les posséder parce qu'elle sait la routine déprimante des possessions, mal satisfaite et curieuse d'aller plus loin sitôt qu'elle a gagné un terrain de repos. Le Voyage d'Urien (1892) oriente ce voyage dont les crochets et les circuits ne changeront guère la direction initiale. C'est un voyage de rêve fait par de mystérieux chevaliers qui abordent en des pays de volupté, traversent de plates régions, et dont l'élite, victorieuse du plaisir et du banal, pousse vers la désolation polaire : « Nous savions, dit Urien, que le bonheur n'est pas fait de l'abandon de la tristesse ; nous allions, fiers et forts, au delà des pires détresses, où trouver la plus pure joie. » Cette même tendance à l'aventure pénible s'exagère et se fausse dans L'Enfant prodigue (1907) où le fils rentré au logis en tolère mal le train régulier et facilite l'évasion de [76] son frère cadet qui veut vagabonder à son tour, sans avoir comme son aîné jadis de patrimoine à dissiper ; en sorte que, ce qui l'attire, c'est uniquement l'imprévu, la vie précaire, le monde obscur de l'instinct. Bien que L'Immoraliste (1900-1902) soit antérieur à L'Enfant prodigue , il a l'air d'en être issu, plus riche, plus concret et plus présent. Sauvé de la tuberculose, Michel, jeune protestant (rappelons que M. Gide est de famille et d'éducation protestantes), s'y détache de son puritanisme, de sa culture, de sa civilisation, de son état social, de la raisonnable et catholique Marceline, sa femme et victime, épris de la forte vie animale qu'il voit mener aux petits Arabes d'Algérie, à tel rustre de son domaine normand, ou aux matelots d'un port de Sicile. Toutes gens dont le caractère primitif est, croyons-nous, fort illusoire, vu les vices qu'ils tiennent d'êtres plus cultivés. Mais Michel, qui n'est pas sans avoir lu Bergson et Nietzsche, prétend trouver en eux devenir pur et pure volonté de puissance. C'est une prétention assez ridicule. En somme, livre déchirant et cruel, mais qui décèle un louable souci de fuir la tranquillité indolente, les vanités et les feintes du monde, la glace du convenu, pour se rapprocher de ce qui est vivant et spontané. Il marque une étape importante du voyage intérieur que nous avons diagnostiqué. Mais pourquoi ce Michel ne trouve-t-il de la vie et de la spontanéité que chez des êtres équivoques ?

     Les cinq ou six ans qui précédèrent la Guerre, d'autres marches nous élèvent à des éminences. L'Immoraliste craignait l'enlisement dans la commodité des habitudes sociales ; l'Alissa de La Porte étroite craint pour elle-même et pour le jeune homme qu'elle aime et dont elle est aimée, son cousin Jérôme, un contentement qui risquerait de rendre leur amour moins inquiet et moins épris de perfection. D'où son peu de hâte à se fiancer, les obstacles qu'elle dresse entre son désir et sa satisfaction, les séparations qu'elle impose à Jérôme (personnage décidément un peu mou), enfin, causés par une tension perpétuelle, l'épuisement, la phtisie et la mort. Cet ascétisme, est à la fois exaspérant et admirable. Puisque Alissa entend passer par « la Porte étroite », comment ne voit-elle pas qu'il y a dans le mariage chrétien plus de disciplines et de gênes que dans un célibat tourmenté ? Et si [77] ces gênes, ces disciplines ne lui semblent pas assez pénibles, n'est-ce pas un signe que Dieu la veut toute à Lui ? Malheureusement il ne saurait être question pour Alissa de vie monastique, vu qu'elle est protestante : c'est pourtant vers le monastère qu'elle est orientée. Catholique, elle entrerait au Carmel : ou bien s'étant mariée, elle pratiquerait héroïquement d'humbles vertus. Détourner l'amour de ses fins religieuses et naturelles, pour s'en faire un sujet d'excitation, n'est-ce pas un symptôme de détraquement essentiel ? En ce ruineux dévergondage, on reconnaît le travail de la Réforme. Mais si Alissa, mal instruite, se fourvoie, il faut rendre hommage à son appétit de perfection et d'éternité. Sans doute elle n'est pas cornélienne (les héros de Corneille sont humains jusque dans les plus saints transports) ; elle se roidit contre l'action de la grâce : elle reste néanmoins tout près de s'y abandonner.

     N'insistons ni sur Isabelle, où M. Gide se plaît à évoquer la demeure branlante, les soucis mystérieux, l'étiquette et les manies d'êtres bizarres et fossilisés, préoccupés chacun à sa façon d'une absente, la fille du logis, chassée à la suite d'une faute et d'un drame, et qu'un jeune hôte du château imagine romantiquement pleine de délicatesses, d'enthousiasme et d'héroïsme tant qu'il la connaît par de vagues rumeurs, pour découvrir en elle, dès qu'il a pu l'approcher, une âme débile et vulgaire ; ni sur Les Caves du Vatican, Sotie, où d'extraordinaires fantoches sont engagés dans une intrigue rocambolesque, conduite par des filous supérieurs. La première de ces oeuvres décèle quelque amertume ; la seconde un besoin de divertissement fantasque, mais non désordonné, et de satire un peu folle, mais point corrosive. La Symphonie pastorale noua élève à un palier plus sublime.

     A la vérité, dans ce livre, il est bien question d'un concert et l'on joue la Pastorale ; mais si M. Gide a choisi ce titre, n'est-ce pas parce que l'aventure ici contée arrive à un pasteur protestant de la Suisse romande ? C'est même (procédé cher à M. Gide) au journal intime de ce pasteur que nous avons affaire. Voici l'idyllique et terrible histoire. Le pasteur a recueilli dans une chaumière une enfant aveugle qui a perdu son unique soutien terrestre, une tante vieille et sourde. L'orpheline, vu la surdité de la vieille, n'a pas davantage appris des sons que des couleurs : elle n'est qu'instinct et que sensation ; l'esprit demeure enserré dans cette gangue sauvage. Malgré sa femme Amélie, qui, chargée de famille et de soins domestiques, assume de mauvais gré cette charge nouvelle, d'autant que, si elle est charitable, elle ne l'est pas sans modération, le pasteur adopte l'abandonnée (qu'il nomme Gertrude), pourvoit aux besoins de son corps et s'applique à lui éveiller l'âme. Après de [78] hasardeux et infructueux essais, conseillé par un médecin de ses amis, il emploie une méthode rationnelle et déjà éprouvée. Des mois s'écoulent sans que Gertrude échappe à la matière. Un jour, elle s'anime (ce fut comme un éclairement subit, pareil à cette lueur purpurine dans les hautes Alpes, qui, précédant l'aurore, fait vibrer le sommet neigeux qu'elle désigne et sort de ta nuit). Amélie reproche au pasteur de s'occuper de Gertrude beaucoup plus qu'il ne s'occupa de ses fils et filles ; il lui répond par la parabole de la brebis égarée. Cette brebis devient charmante : fine, judicieuse et musicale. La formation de l'âme que nous avons vu naître est décrite en des pages d'une rare suavité. C'est bien dans une symphonie de candeur que le pasteur enseigne Gertrude. Les effluves du pays environnant et les chants d'oiseaux l'aident à définir le monde visible autant qu'on peut le définir à une aveugle. Mais la symphonie n'est pas sans danger, car Gertrude (dont on n'a jamais su l'âge exactement) est séduisante et non dépourvue de coquetterie. Jacques, le fils aîné du pasteur, s'éprend d'elle et veut l'épouser ; le pasteur envoie Jacques faire de l'alpinisme. C'en est fait : le pauvre homme est amoureux, jaloux de son fils et fort bien pénétré par sa femme Amélie, qui n'est pas une bête. Lui-même juge décent de confier Gertrude à une dame riche et hospitalière. Mais il lui fait souvent visite et tous deux se promènent ensemble. Une fois, chemin faisant, Gertrude lui avoue l'amour qu'elle a pour lui. Il s'efforce de se persuader que leur aventure est innocente parce que l'aveugle est sans malice et que lui-même se sent, grâce a elle, attendri par tout ce qui est beau et bon : ce qui l'amène à faire des réflexions fort osées sur l'Evangile et sur saint Paul, celui-là d'après lui n'ayant pas soufflé mot du mal, qui aurait été découvert aux chrétiens par celui-ci. Opinion étonnante chez un homme que sa profession oblige à lire sans cesse l'Écriture sainte. Finalement, l'oculiste Dufour rend la vue à Gertrude. Pendant qu'elle achève de guérir dans la maison de santé, Jacques, récemment converti au catholicisme, vient s'entretenir avec elle, lui lit des passages de la Bible dont le pasteur l'avait laissée ignorante, car il ne voulait pas l'éclairer sur le mal, lui apprend qu'il est voué au sacerdoce, fait si bien qu'à son tour elle se convertit. Revenue chez ses parents adoptifs, elle a devant cette famille où par elle sévit la désunion, une intuition douloureuse du mal ; la présence du pasteur la torture ; elle veut fuir une vie qu'elle juge soudain trop horrible. Retirée vivante de la rivière où elle s'est jetée, elle meurt d'une pneumonie la surlendemain. Amélie récite le « Notre Père », le pasteur agenouillé près d'elle : « J'aurais voulu pleurer, écrit-il avant de clore son journal, mais je sentais mon coeur plus aride qu'un désert. »

     Ce roman, d'une richesse intérieure telle qu'on l'appauvrit et le dénature en le résumant, permet de penser que M. Gide a poussé ses recherches dans une voie plus sûre que jadis et qu'il y a marché d'un pas moins anxieux. Sans doute le pasteur est apparenté à ces personnages qui dans les livres précédents évitent avec soin les voies communes et quêtent l'extraordinaire dans les terrains incultes et non foulés, sans songer qu'une voie n'est jamais commune quand on y avance d'une âme attentive et pieuse. Mais bien que son cas nous soit exposé par lui-même, de ses éclaircissements, explications et excuses suinte un désaveu secret. Les héros de M. Gide aboutissent d'ordinaire à des échecs autorisant à les plaindre, une fois ou deux à les admirer, tandis que l'échec de ce pasteur n'a rien de glorieux ni de fatal : c'est l'effet d'une imprudence, qu'un homme de son état devait éviter, et d'une erreur voulue, caressée, qui disqualifie un théologien, même protestant. N'allons pas jusqu'à dire que M. Gide abandonne son héros à ses blâmes. Du moins manifeste-t-il combien une conscience déréglée peut causer de désastres tant spirituels que temporels, au point d'épouvanter ceux qui comptaient sur ses lumières et de leur faire chercher un refuge dans cette Eglise où la liberté ne heurte pas la raison.

     Mais de ce livre sobre et fluide, que d'ombres troublantes sortent encore ! Cette maîtrise ne semble régner ici que pour mieux accuser une profonde indécision. Comment apprécier au juste la conversion de Jacques, puisqu'on nous laisse ignorer dans quelle mesure y entre l'amour déçu, dans quelle mesure la droiture du coeur et du jugement, dans quelle enfin la réflexion théologique ? Et Gertrude, est-ce bien la vision trop soudaine du péché et de la douleur (que déjà étant aveugle et malgré les précautions du pasteur elle avait sentie autour d'elle) qui lui rend la vie odieuse, ou n'est-ce pas surtout la vocation de Jacques ? et dans ce cas ne s'abuse-t-elle pas elle-même quand elle attribue son égarement à une déconvenue d'ordre métaphysique ? Nous sommes aussi bien embarrassés au sujet d'Amélie, personne revêche, terre à terre, calculatrice, et nous nous fions à ce que fort discrètement écrit d'elle son mari, mais capable d'actions délicates et d'une tendre compassion... M. Gide aime-t-il à mystifier ? Il est certain que sa fantaisie le mène parfois dans ce sens. Mais c'est là peu de chose au prix de la longue mystification où lui-même s'est entretenu : son perpétuel voyage fut un voyage de rêve où les angles du réel n'émergent que ça et là : ce qu'il y a dans les intervalles n'est que pour troubler. Dans cette Symphonie, la réalité a plus de continuité, elle est plus solide, mais des lacunes y subsistent. On dirait qu'ayant atteint des régions précises, trop précises à non gré, [80] M. Gide hésite à s'y engager avec assurance. N'est-il un voyageur intrépide que dans les contrées du rêve ?

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