L'Opinion

september 25 1920

Jacques Boulanger

 

     Que M. André Gide n'ait pas encore obtenu du public le succès que devrait lui assurer son grand talent, il ne faut pas s'en étonner. Les personnes capables de goûter réellement les plaisirs de l'art sont rares ; si la foule apprécie souvent les belles oeuvres, c'est pour des motifs où le mérite proprement esthétique de celles-ci n'entre que pour bien peu. Un roman se vend parce qu'il est « amusant », parce qu'il est « émouvant », non parce qu'il est beau. Ce n'est pas à dire, certes, que ces qualités s'excluent, mais elles ne se confondent point. D'ailleurs, l'amusant et l'émouvant, ce n'est pas la même chose pour l'artiste que pour le lecteur ordinaire, même le plus distingué. Il y a deux manières de goûter une belle oeuvre  : la plus répandue, c'est de s'émouvoir directement, pour ainsi dire, du sujet et des héros, c'est de regarder surtout ce que représente le tableau comme faisait Diderot ou de s'intéresser pour Mme Bovary comme on ferait pour une femme véritable dont on aurait connu l'aventure par les journaux, Mme Lafarge, si l'on veut. Et c'est la manière d'une [45] foule de gens très intelligents et de beaucoup de critiques. Elle est fort légitime  : l'auteur du Neveu de Rameau et des Salons nous l'a bien prouvé. De même, lorsque M. Maurice Barrès parle de Léonard de Vinci ou de Greco, nul ne prétendra qu'il ne les sente très vivement et qu'il n'écrive de belles choses. Seulement, il ne les sent pas esthétiquement le moins du monde (ni ne s'y efforce, bien entendu) ; c'est seulement du jugement de sa raison sur leurs mérites proprement artistiques, tels que  : harmonie des valeurs, composition, etc., et de la conscience qu'il prendrait intellectuellement de leur beauté, qu'il tirerait un plaisir proprement esthétique. Parmi les mille voluptés raffinées que peuvent nous donner un bel objet, un beau livre, quelques-unes seulement sont réellement des plaisirs d'art, et il y a, encore un coup, fort peu de gens pour goûter ces voluptés assez hautes. Cela explique comment on peut être, comme M. André Gide, un grand artiste, exercer même sur les jeunes écrivains de son temps quelque influence peut-être et avoir une chance de survivre, sans obtenir, fût-ce pour des romans, beaucoup de succès.

     Il est difficile de concevoir un ouvrage plus parfaitement composé que La Symphonie pastorale (sauf peut-être les dix dernières pages). L'argument en est fort simple et ne présente rien de rare ; mais M. Georges Polti s'est amusé à montrer jadis que l'on pourrait ramener à une trentaine de thèmes tous les sujets romanesques et en « schématisant » davantage, on réduirait encore ce nombre. La composition littéraire (et donc le style) commence au moment où l'auteur brode et enrichit son thème initial et ordonne tous les éléments pour former son sujet. Celui de M. Gide est beau. Le sentiment mystérieux selon lequel un artiste choisit entre les données que lui fournit sa mémoire (faire ce choix, c'est ce qu'on appelle imaginer) et qui le guide lorsqu'il les arrange, si nous disons que c'est son goût, nous ne serons pas fort avancés. Pourquoi un peintre se plaît-il à faire tel portrait au lieu de tel autre ? Ce n'est point à cause de la régularité des traits et des proportions du modèle, et une vieille fille déformée ou une jeune femme d'une grâce médiocre le retiendront davantage, souvent, qu'un athlète ou une nymphe. C'est le « caractère » qu'il cherche, un certain accent qu'il aime particulièrement et que nous sentons aussi, bien que nous ayons peut-être un autre goût que lui. C'est ce « caractère » qui fait dans tous les arts la beauté du sujet. Lorsque les Georges Ohnet choisissent un argument de roman, lors même que cet argument n'est pas d'une banalité décourageante, on peut être assuré que neuf fois sur dix, bien que fort propre à permettre des développements et des effets, il sera, comme ceux-ci, sans accent. Par un souci d'originalité (et dès qu'on s'en soucie, on a quelque affectation), d'autres auteurs choisiront un cas trop particulier, bizarre, forcé. Un beau sujet n'est ni commun, ni étrange ; il a du « caractère  » ; c'est décidément tout ce que je trouve à en dire.

     M. André Gide, donc, nous offre les cahiers où un pasteur calviniste a noté le récit d'une aventure sentimentale qui lui est arrivée. S'il aime à montrer ainsi des milieux protestants, ce n'est pas qu'il ait beaucoup de goût pour la [46] peinture des moeurs. Il est surtout psychologue, voire idéologue. Dans ces milieux austères, tout dépouillés de séduction, on prend la vie avec un sérieux et une attention extrêmes ; le plus petit événement moral y a sa valeur comme une brindille sur la neige dont le blanc tapis ensevelit durant une partie de l'année la campagne qui entoure le village suisse, proche de la Chaux-de-Fonds, où se déroule l'action de La Symphonie pastorale ; et puis les instincts, la nature y sont parfois en conflit avec les règles morales qui y ont plus de vie qu'ailleurs  : c'est fort excitant pour un esprit comme celui de M. Gide.

     Un jour, le pasteur est appelé au chevet d'une vieille femme qui se meurt. Dans la pauvre chaumière, il découvre une jeune fille, aveugle de naissance, idiote parce que personne ne s'est jamais occupée d'elle, incapable même de parler et repoussante de saleté. Il la recueille et l'emmène chez lui, au grand mécontentement de sa femme Amélie qui, pourtant, donne à l'enfant les soins nécessaires. C'est un excellent type que celui de cette épouse de pasteur, soumise et pieuse, grondeuse pourtant, assez acariâtre, toute aux soins de son ménage et de ses nombreux enfants qui suscitent ses criailleries perpétuelles, et dont le portrait est tracé, comme celui des autres personnages, avec un art invisible et profond. Tracé est mal dit : c'est suggéré qu'il faudrait écrire, car c'est le pasteur qui parle et il ne se soucie pas de portraits dans ce récit qu'il fait pour [47] lui-même ; c'est par ses reproches, ses éloges, ses scrupules que nous devinons Amélie. Il a, ce pasteur, un ton d'une parfaite vraisemblance, noble, légèrement solennel même, ecclésiastique enfin ; bien loin de «  circonstancier  » à plaisir, il ne retient des faits vulgaires de l'existence quotidienne, que les plus indispensables à son récit ; bref, il a la manière opposée à celle des romanciers naturalistes, copiant ce qu'ils appellent « la vie ». Et pourtant son propre personnage, celui de sa femme, les autres héros plus effacés émanent en quelque sorte de ces pages, qui nous les font sentir comme un bon document d'histoire révèle à l'insu de celui qui l'a écrit la psychologie des gens dont il parle et celle de son auteur même. Gertrude seule -- c'est le nom qu'on a donné à la jeune aveugle -- demeure assez imprécise, semblable à ces héroïnes lamartiniennes qui rendent les plus mélodieux accents de poésie et d'amour ; il est vrai qu'elle est la cause plus que le sujet du drame... Mais revenons.

     Le pasteur a entrepris d'instruire l'âme vierge et close qu'il a recueillie, et, à force de patience, il lui apprend à parler et éveille peu à peu à la vie intérieure cette statue animée. Peut-être l'éveille-t-il un peu vite, ou, du moins (car nous voyons, si nous prenons la peine d'étudier les dates de son journal, que l'éducation de l'aveugle prend tout le temps nécessaire), il nous en donne l'impression. Suggérer au lecteur le sentiment de la durée de l'action, c'est très difficile, à moins d'employer le procédé de Dickens ou de Thackeray, qui consiste à raconter les actes des héros en autant de pages qu'il y a de minutes dans les journées. M. André Gide préfère de condenser classiquement ; et d'ailleurs n'oublions pas, encore un coup, que c'est le pasteur qui écrit, pour lui-même et quelques personnes, et qu'il ne cherche qu'à noter les traits moraux saillants et propres à faire entendre le drame. Les indications schématiques nous suffisent ici comme elles nous suffiraient dans une tragédie.

     Donc, Gertrude devient un être exquis et, comme toujours, les moyens par lesquels M. Gide nous rend sensibles sa douceur et sa grâce infinies sont quasi imperceptibles. Car ne croyez pas qu'il lui fasse tenir des discours rares ou lyriques ; il a le goût beaucoup trop sobre et trop pur pour cela. Les cahiers du pasteur sont d'une vraisemblance parfaite : tout le monde, et Gertrude, y pense et y parle sans aucune affectation littéraire. Gertrude n'en est que plus charmante. Et le pasteur en devient amoureux.

     Ce n'est pas du tout un sot, mais un être d'une naïveté psychologique extrême, et qui divertit beaucoup M. Gide. L'ironie de M. Gide se devine partout, mais elle est absolument invisible, comme l'auteur lui-même dans son livre, au reste. je ne crois pas qu'il y ait jamais eu une manière plus objective que la sienne de conter, une attention plus scrupuleuse à s'absenter du récit. Et son ironie, comme toute ironie excellente, est faite précisément du silence de l'auteur. Mais elle est la plus silencieuse qui soit. Là où tout autre ne pourrait s'empêcher de souligner, de charger le ridicule, fût-ce presque insensiblement, il demeure exactement naturel. Il n'est pas même pince-sans-rire, il est strictement impartial, il est extérieur ; ce sont les faits qui parlent seuls. Par exemple, comme le pasteur vient de rentrer dans sa maison, ramenant la jeune aveugle idiote  :

 
«  Qu'est-ce que tu as l'intention de faire de ça ?  » reprit-elle (Amélie) après que la petite fut installée.
Mon âme frissonna en entendant l'emploi de ce neutre et j'eus peine à maîtriser un mouvement d'indignation.

     C'est délicieux. Encore ai-je peur que, séparé ainsi de son contexte, le trait ne perde de sa légèreté. Tout le livre est ainsi baigné d'une ironie qui paraît involontaire parce que l'homme qui est supposé l'écrire, le pasteur, en est lui-même le plus dénué. Je l'ai dit  : ce n'est rien moins qu'un sot, c'est un être d'une candeur psychologique extrême, un aveugle intérieur, si l'on peut dire, tout à fait incapable de se voir et de s'analyser. Tout à sa mission évangélique, il ne pense pas à lui-même, il ne se réfléchit pas, il songe à la nature humaine en général et en fonction de Dieu, mais non à la sienne propre. Et s'il se regardait attentivement, tout porte à croire qu'il serait moins grave, moins posé, et, selon sa complexion, ou bien indigné, ou bien souriant ; mais il ne serait pas le pasteur protestant qu'il est. « Pour la première fois de ma vie, écrit-il à la fin du livre, j'interroge anxieusement les miroirs », et cela pourrait s'entendre également au moral. Aussi met-il un temps infini à se rendre compte de ce qu'il sent. Il se figure qu'il aime toujours Gertrude comme sa fille adoptive, alors qu'il l'aime tout autrement. Mais nous, il y a longtemps que nous savons qu'il en est amoureux, et c'est ici que l'art de M. André Gide est tout bonnement merveilleux.

     Car songez, encore une fois, que c'est le pasteur qui parle. Et, comme vous [48] voyez, ce n'est pas du tout un personnage incolore et insapide, comme l'est souvent celui qui conte l'histoire dans les romans « à la première personne ». Au contraire il a un caractère, une psychologie très accentués, et il faut, non seulement qu'il nous peigne par ses propres discours (en quelque sorte sans le vouloir) les personnages qui l'entourent, mais encore qu'il se révèle à nous tel qu'il est, lui qui s'ignore. Or, nous devinons la vérité sur les personnages qu'il ne nous montre que de son point de vue ; et, bien plus, nous suivons parfaitement la transformation, qui lui échappe, de sa charité en amour profane. Et ici les touches de M. André Gide sont si délicates, si légères, qu'on songe à ces portraits d'Ingres dont personne ne sait dire au juste « comment ils sont faits ».

     J'ai essayé de noter au passage les principales d'entre elles et de quelle façon l'auteur nous suggère cet amour qu'éprouve sans le savoir son héros, et qui grandit sous nos yeux. Mais comment résumer sans grossièreté ce qu'il faut le talent de M. Gide pour avoir rendu ? Et ces traits, posés d'une main si légère, que j'isolerai, prendront une importance et une lourdeur qu'ils n'ont certes pas... Essayons pourtant.

     C'est, dès le premier moment, l'instinctive mauvaise volonté d'Amélie à accueillir l'enfant étrangère qu'elle soigne pourtant chrétiennement. Puis, lorsque le pasteur est presque découragé par le peu de succès de ses longs efforts pour éveiller l'intelligence de cette aveugle, farouchement blottie comme une bête traquée au coin du foyer, Amélie lui « prodiguait ses soins [...] depuis qu'elle sentait que Gertrude me devenait à charge ». Mais les premières lueurs de l'esprit paraissent et alors il est récompensé, tandis qu'Amélie, qui est femme, qui est intuitive, nous sentons ce qu'elle éprouve d'indicible encore à des phrases comme celle-ci  :

 
Et chaque fois que je m'occupais de Gertrude, elle trouvait à me représenter que je ne sais qui ou quoi attendait cependant après moi, et que je distrayais pour celle-ci un temps que j'eusse dû donner à d'autres. Enfin, je crois qu'une sorte de jalousie maternelle l'animait, car je l'entendis plus d'une fois me dire ; « Tu ne t'es jamais autant occupé de tes propres enfants.  »

     Cette jalousie indéterminée d'Amélie, que nous sentons sans qu'elle soit expressément formulée nulle part, elle reflète la naissance et les progrès de l'amour du pasteur comme un miroir obscur.

     Mais le pasteur lui-même trahit ses sentiments inconscients à des riens, à des mots  :

 
Les premiers sourires de Gertrude me consolaient de tout et payaient mes soins au centuple.

Ou bien  :

 
Alors un tel élan de reconnaissance me souleva, qu'il me sembla que j'offrais à Dieu le baiser que je déposai sur ce beau front.

     Ce beau front, pasteur, que vous nous révélez subitement quand vous n'avez pas encore fait la moindre allusion à la forme terrestre de Gertrude !... Et plus loin, lorsqu'elle lui demande à l'improviste avec la plus inconsciente et la plus naïve coquetterie si elle est jolie, il dit  : « Je n'avais point voulu jusqu'à [49] ce jour accorder attention à l'indéniable beauté de Gertrude... » Mais c'est trop trahir M. André Gide que de reproduire ainsi en les accentuant quelques nuances presque arbitrairement choisies dans son tableau où tous les jeux de la lumière les colorent, et où elles se dégradent ou s'accentuent en s'influençant avec une délicatesse infinie. Joignez que les pensées, les actes, le ton du protagoniste et de ceux qui l'entourent, tout est d'un naturel admirable.

     Un jour, le pasteur doit pourtant reconnaître qu'il aime Gertrude, et il refuse assez durement de la donner à son fils, qui la lui demande, sous divers prétextes qu'il s'allègue de bonne foi et où l'ironie de M. André Gide s'amuse. Et Gertrude aussi l'aime ; du moins elle le croit. Mais les médecins pensent qu'elle est guérissable, et on l'opère en effet de la cataracte. Elle revient de la maison de santé et c'est le dénouement : M. Gide l'a traité un peu trop brièvement, il me semble. Pour le père, Gertrude avait dédaigné l'amour du fils ; à présent elle voit que c'est Jacques qui est ce qu'elle imaginait qu'était son père. Et, désespérée, elle se laisse tomber dans la rivière comme Ophélie, en cueillant des myosotis. Le pasteur la revoit avant qu'elle meure ; elle s'est aperçue de la tristesse d'Amélie, elle a vu le péché (le Christ a dit « Si vous étiez aveugles, vous n'auriez point de péché ») ; et puis elle a vu aussi Jacques, et elle l'aime : « Mais tu peux l'épouser! dit le pauvre homme. -- Non, il s'est converti, il entre dans les ordres » ; et elle a ce cri : « Ah ! je voudrais me confesser à lui ! » car il l'a convertie, elle aussi... Dans toute cette fin, belle encore, le goût le plus sévère aurait pu souhaiter moins de rapidité, quelque expression plus lyrique de la douleur du père, que sais-je ? et pour ainsi dire quelque musique d'accompagnement.

     Tel est ce petit roman, écrit dans une langue pure et nue, transparente, sans ornements et en même temps pleine de vénusté, le chef-d'oeuvre de M. Gide, à mon avis, et, je crois bien, un chef-d'oeuvre, tout court.

 

Repris dans le BAAG, n° 43, juillet 1979, pp.44-9. 
Numérisation : Daniel SALOM, pour l'Atag, décembre 1998.
 

 [Romancier du Miroir à deux faces (1928), historien, seiziémiste érudit, adaptateur des Romans de la Table Ronde, voyageur, grammairien, ami de Marcel Proust et de P.-J. Toulet, Jacques Boulenger (1870-1944) fut aussi un critique estimé. Il recueillit sa chronique de L'Opinion sur La Symphonie pastorale dans la « Deuxième série » de ... Mais l'Art est difficile ! (Paris  : Plon, 1921, VXI-271 pp.), pp. 115-24].

 

 

Retour au menu principal