La Semaine littéraire

 

23 octobre 1920

René Gillouin

 

Je n’ai pas aimé du tout le dernier livre de M. André Gide, la Symphonie Pastorale, et je vais tâcher d’expliquer pourquoi.

Le titre d'abord en est singulièrement choisi ; s’agissant, comme nous allons le dire, d'une histoire de pasteur, il donne l’obscure impression d'une plaisanterie de mauvais goût, jusqu'à ce qu'arrivé au milieu de l'ouvrage on s'aperçoive qu'il se rapporte à la Symphonie de Beethoven, qui ne joue d'ailleurs dans le récit qu'un rôle épisodique et arbitraire. Laissons le titre et voyons l'ouvrage lui-même.

Un pasteur, tandis qu'il accomplit dans une maison visitée par la mort les devoirs de son ministère, découvre une malheureuse orpheline, aveugle de naissance, muette parce que personne n’a pris la peine de lui apprendre à parler, idiote par conséquent et réduite à une existence moins qu’animale. Ému de pitié, il la ramène à son foyer et, conseillé par un médecin philanthrope, il entreprend de développer son intelligence et de l'éveiller tout ensemble à la vie humaine et à la vie divine. L'expérience donne des résultats de toute façon inespérés, puisque la jeune aveugle devient non seulement un esprit distingué, mais une fort jolie fille, et tombe amoureuse de son professeur, lequel, mari jusque-là résigné d'une femme acariâtre, ne saurait manquer de tomber à son tour amoureux de son élève. Mais voici que le fils aîné du pasteur, Jacques, s'éprend lui aussi de la jeune fille ; son père lui interdit, pour d'excellentes raisons tirées de la religion et de la morale, de songer à elle et, sûr de son obéissance, s'abandonne désormais sans contrainte aux délices de l'amour partagé. Malheureusement pour lui, heureusement pour la péripétie romanesque, le médecin du premier acte, medicus ex machina, s'aperçoit à point nommé que la cécité de Gertrude (c'est le nom de la jeune aveugle) est opérable. L’opération est tentée, elle réussit, et Gertrude, enfin à même de comparer le père et le fils, s'aperçoit bien entendu que c'était le fils qu'elle aimait sous le nom du père. Elle ne peut supporter l'éclaircissement de ce tragique quiproquo et elle se tue, non sans avoir eu le temps de se convertir au catholicisme, à l'exemple et sous l’influence de Jacques, lequel, non content de s'être converti, se prépare à entrer dans les ordres. C’est une pénible histoire. Elle nous est racontée sans liberté et sans joie, avec un médiocre respect des vraisemblances soit psychologiques soit morales.

Et d'abord elle nous est présentée comme confession rédigée par le pasteur lui-même, sans doute pour son édification personnelle. Sur quoi une première objection surgit dans notre esprit : est-il possible qu'un pasteur ait pu songer un seul instant à publier ou à laisser publier ce récit d'un amour coupable. J'entends bien qu'il s'agit d'un artifice littéraire, qui peut se réclamer d'illustres patronages, et je n'oublie pas le plus illustre de tous, celui de Chateaubriand terminant la complaisante évocation des funestes égarements de René, immédiatement répandue à des milliers d'exemplaires, par ces paroles d'une si cocasse tartuferie : Toutefois ô vieillards, que cette histoire soit à jamais ensevelie dans le silence ! Souvenez-vous qu’elle n’a jamais été racontée que sous l’arbre du désert ! Du moins le héros de Chateaubriand est-il un autre lui-même et son récit, modulé sur le ton pénétrant de l'effusion et de la confidence, selon les rythmes savamment alternés du désespoir et du remords, de la volupté, de la mélancolie et de la fureur, regagne-t-il en beauté ou, en tout cas, en intensité d'expression littéraire, ce qu'il perd en rectitude morale et en probité intellectuelle. Dans d'autres cas l'artifice est presque innocent, et lorsque Mme André Corthis intitule Pour Moi Seule une confession féminine qu'elle livre aussitôt a la vaste publicité de la Revue des Deux Mondes, nous sourions avec indulgence devant tant de candeur dans tant de rouerie. Mais M. André Gide ne peut invoquer ni l'une ni l'autre de ces deux excuses. D'une part son héros ne lui ressemble évidemment en rien ; c'est un très pauvre homme, qui n'a à nous raconter que de très pauvres choses. De tels personnages, de tels sujets ne peuvent se sauver littérairement que par la liberté de l'auteur, par la joie souterraine de l'artiste : qu'on songe au merveilleux Dostoïevsky. Si M. André Gide prête son style à son héros, l’invraisemblance éclate. S’il lui emprunte le sien, quelle monotone, quelle désolante grisaille ! D'autre part ce héros, encore une fois, est un pasteur, c'est-à-dire non point un homme de la foule, sans responsabilité et sans devoirs spéciaux, et qui peut céder sans trop de scrupule au besoin de s’épancher en public, mais un homme qui a charge d'âmes, qui est très étroitement lié, dans son action et jusque dans sa pensée, par des devoirs d'état ; quelle apparence y a-t-il donc que, s'il a commis une défaillance, il s’en aille la crier sur les toits ? Je vois bien que M. André Gide, en lui donnant la parole, s'est procuré à lui-même de grandes facilités ; s'il eût entrepris un roman en règle, il eût été obligé notamment de nous rendre intelligible la double conversion de Gertrude et de Jacques, tandis qu'en en confiant le récit au pasteur, qui n’y comprend visiblement rien du tout, il se trouve dispensé par là même de nous l'expliquer. Mais je ne puis croire que M. André Gide ait songé un seul instant à acheter cette commodité, certainement superflue pour un écrivain de sa valeur, au prix de désavantages si éclatants et dont nous n'avons pas fini de faire le compte.

Le récit du pasteur, disions-nous, ne respecte pas les convenances psychologiques. En effet, le lecteur le moins averti voit se dessiner le réciproque amour du pieux barbon et de la jeune infirme, bien longtemps avant que, par la volonté de M. André Gide, le pasteur ne paraisse en éprouver le moindre soupçon. Cette inconscience prolongée serait à peine admissible de la part de cet homme de la foule que nous évoquions tout à l'heure ; de la part d'un homme professionnellement accoutumé à l'examen de conscience, elle nous apparaît absolument invraisemblable, et d'autant plus invraisemblable que l'infirmité qui laisse la jeune fille sans défense devrait éveiller en lui une susceptibilité morale particulièrement délicate. Les duos ambigus de ces amants singuliers, dont la jeune fille n'est pas, à beaucoup près, le plus aveugle, offensent à la fois le goût et je ne sais quelle pudeur secrète, et l'insistance de M. André Gide à maintenir son analyse dans ces régions équivoques finirait par nous causer un malaise intolérable, si les propos de doctrine qu'il prête de temps à autre à son pasteur ne nous procuraient la diversion de quelque gaieté.

Je sais bien que le protestantisme n'est pas une « religion d'autorité ». Mais enfin les pasteurs sont tout de même soumis à des conditions de recrutement et de formation qui semblent devoir exclure la possibilité de certaines déviations et de certaines erreurs. Fils de pasteur moi-même, j'ai beaucoup vécu parmi les pasteurs. Je ne doute pas que plus d'un parmi eux n'ait pu commettre des actions très coupables, mais je suis bien certain de n'en avoir connu aucun, et j'espère fermement, pour l'honneur intellectuel du corps pastoral, qu'il n'y en a jamais eu aucun qui fût assez ignorant des rudiments de la morale chrétienne ou simplement rationnelle pour professer avec le pasteur de M. André Gide que « le seul péché est ce qui attente au bonheur d'autrui, ou compromet notre propre bonheur », et que « l'on compromet le bonheur en cherchant à l'obtenir par ce qui doit au contraire n'être que l'effet du bonheur (la soumission, l'humilité) » ou pour s'écrier, dans l'extase de la passion satisfaite : « S'il est une limitation dans l'amour, elle n'est pas de Vous, mon Dieu, mais des hommes. Pour coupable que mon amour paraisse aux yeux des hommes, oh ! dites-moi qu'aux vôtres il est saint. » Non, il n'est certainement pas permis à un pasteur de confondre aussi grossièrement Saint-Preux avec Saint-Paul et Jean-Jacques avec Jésus-Christ.

Bref, la Symphonie Pastorale est, selon nous, une erreur. A un homme comme M. André Gide, nous avons cru devoir de notre sentiment l'expression toute nue.

 

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