Le Matin

 

25 octobre 1920

Berthelot Brunet

 

M. André Gide, depuis la mort de Rémy de Gourmont, semble le maître des diverses écoles nouvelles de France. Comme Rémy de Gourmont, malgré ses admirations et ses opinions très avancées, il a conservé un beau style simple et classique, et ses romans sont aussi sages que tous les romans des littérateurs officiels.

La Symphonie pastorale n'ajoutera rien, je crois, à la gloire de M. André Gide. Ce roman ressemble beaucoup à cette admirable Porte étroite, publiée il y a une dizaine d'années, et qui a été peu comprise. Même simplicité, même naturel et cette même fièvre qui brûle en dessous et qui enflamme les dernières pages.

C'est un roman protestant. Mais n'allez pas croire les critiques qui diront qu'André Gide est protestant, comme on l'a affirmé longtemps. Il n'a conservé du protestantisme, dans ses livres, qu'un certain sérieux auquel nous ne sommes pas habitués et le goût des analyses morales. C'est vous dire que, si André Gide était catholique, cela ne changerait rien à l'affaire.

Un pasteur suisse, dans une visite de malade, un soir d'hiver, découvre une orpheline, aveugle, tapie dans un coin de cheminée, et qui passe ses jours à rêver des rêves d'animal farouche. Jamais elle ne parle. Et puis a-t-elle déjà parlé ? Le pasteur l'amène et, malgré le dégoût qu’il ressent de cette petite créature de vermine et de crasse, il fait son éducation et, peu à. peu, elle renaît, intelligente, pure, belle, aimante. La femme du pasteur, qui chérit avant tout l'ordre, la propreté, le respect des traditions et des préjugés, ne l'aime pas et, jalouse, prétend qu'elle prend la place de ses enfants. Lui, sans qu'il s'en aperçoive, se met à aimer d'amour sa petite protégée. Il lui montre le beau dans tout et il lui façonne une âme de poète lamartinien. Mais un être un peu rogue dans ses principes et dans sa bonté, le fils du pasteur, par l'attrait de sa jeunesse, se fait aimer de Gertrude, qui lui baise les doigts, dans le vieux temple où elle joue de la belle musique, et l'aime lui aussi. Surprise et désespoir du pasteur, qui ne comprend pas, qui s'étonne de cette chose si simple, deux êtres purs qui se voient souvent et qui, peu à peu, s’aiment.

Ses plaintes m'ont fait souvenir des merveilleuses et si émouvantes plaintes de Marèse, dans la Massière de Jules Lemaître. Et puis la vie continue, le jeune homme se convertit au catholicisme, à un catholicisme bien sévère, qui m'a semblé janséniste. Gertrude se suicide et meurt très doucement, mais désespérée de ne pouvoir épouser celui qu'elle aime, et aussi de peiner si douloureusement ce pasteur qu'elle aimerait tant, sans l'amour qui brouille toutes choses et qui nous rend méchants.

C'est donc un roman romanesque et qui aurait pu être niaisement touchant, si Jules Sandeau l’avait écrit, ou peut-être Georges Sand. M. André Gide a fait un petit chef-d’œuvre de cela, tout court, et qui nous fait vivre avec de belles âmes pures. Il était très difficile de parler de la religion, de faire à la religion une place aussi grande, dans les cœurs, qu’à l’amour ; il était très difficile et presque impossible de ne pas faire de ce roman une vague histoire pieuse et fade. M. André Gide a réussi, comme avaient réussi M. Valéry-Radot et un peu M. Mauriac.

C’est un chef-d’œuvre, je suis prêt à le croire avec M. Jacques Boulenger, mais pourquoi ? Ce n’est pas facile à dire. Comme pour toutes les choses simples et belles, on ne sait pas pourquoi on admire La Symphonie pastorale ou La Porte étroite, pas plus qu’on ne peut définir l’art de Jules Lemaître ni de M. Anatole France. Je lis en ce moment un curieux roman de M. Alexandre Arnoux (celui qui écrit au « Crapouillot »), Abisag, et je n’aurais pas du tout de peine à dire pourquoi il me plaît.

Avec M. André Gide, c’est autre chose. Le style est tout simple, uni, coulant, classique. Pas ou peu de descriptions ; rarement d’images ; des caractères nullement pittoresques. Comme les personnages qu’ils peignent, ces romans (de Fromentin, de Gide) vivent peu en dehors et beaucoup en dedans, au fond de leur âme inquiète et passionnée. Et, malgré tout, c’est très vivant. Le pasteur de M. Gide, nous le connaissons comme tel de nos amis avec qui nous sommes allés au théâtre hier, et sa femme, c’est la mère de X, qui nous sourit avec inquiétude, quand nous allons voir son fils.

Je me souviens de petites phrases de La Symphonie pastorale qui sont d’une grande beauté, quoique sans couleur ni harmonie. Ou plutôt elles ont cette harmonie labruyérienne dont parle M. Boulenger, cette harmonie faite de douceur et de simplicité, et qui tient autant au sens qu’à la forme.

Lisez donc La Symphonie pastorale et placez-la dans votre bibliothèque, à côté de Dominique et des œuvres de Maurice de Guérin ; le coin des belles âmes pures et sérieuses, des âmes de séminaristes.

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