La Jeunesse Nouvelle
octobre 1920 Carlo de Mery
« Si
vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péchés. » Cette parole
du Christ est le fond de la pensée d’André Gide et son livre en est
le commentaire. Un pasteur protestant a recueilli Gertrude, une humble aveugle,
dont la grand-mère impotente est morte. Le bienfaiteur s’est voué à l’instruction
de l’infirme, très arriérée. L’expérience est pénible mais en dépit
d’une opposition sourde qu’il rencontre chez les siens, spécialement
chez Amélie, sa femme, le pasteur obtient d’étonnants résultats. Étrange
déviation; peu à peu, le protégé et la protégée s’aiment et se l’avouent
un jour que Jacques, le fils du pasteur, a demandé à son père d’épouser
Gertrude. On éloigne Jacques. Mais voici qu’un médecin soutient que
Gertrude est opérable. Le pasteur s’aperçoit qu’il aime Gertrude d’amour ;
pourtant il n’a pas le courage de s’en défendre. L’infirme, opérée,
a recouvré la vue, elle voit son péché et qu’elle aime Jacques, plutôt
que le pasteur ; désespérée, elle se jette à l’eau et meurt. Sur ces événements, que nous raconte le pasteur lui-même
dans son journal intime, se greffent des dissentiments ménagers entre
le pasteur et son épouse relativement à l’exercice de la charité et
des divergences religieuses entre Jacques et son père au sujet de la
notion de péché telle qu’elle résulte des Évangiles et de l’épître
de Saint-Paul aux Romains. M. Gide ne m’en voudra pas de relever dans son œuvre deux
confusions ; la première porte sur le sens de la parole évangélique
citée au début de cette chronique ; l’aveuglement ne supprime
pas le mal, il n’empêche que de le voir. Si culpabilité il y avait — ce
qui n’est pas incontestable — et j’y reviendrai — elle existait avant
que Gertrude eût recouvré la vue. A moins que M. Gide ne soit — je
pense plutôt le contraire — de l’avis de Diderot qui, dans sa Lettre
sur les aveugles, estimait, pour des motifs d’ordre philosophique,
la morale des aveugles « si différente de la nôtre ». La seconde est plus grave. Les sentiments de Gertrude et
du pasteur sont-ils vraiment de l’amour ? La distinction n’a pas été faite
assez clairement entre cet amour qui est l’affection et celui qui est,
outre cela, l’attirance charnelle. Il semble étonnant, en effet, que
Gertrude, inexpérimentée et possédant uniquement de la vie les notions
lui communiquées par le truchement de ses éducateurs, dise un jour
au pasteur : « Vous savez bien que je vous aime » et
ajoute : « mais on n’épouse pas une aveugle ». Que les nécessités du récit légitiment cette confusion, celle-ci
n’en est pas moins invraisemblable. Il ne pourrait exister ici entre
le pasteur et la jeune fille que, d’une part, le respect et la légitime
affection d’une élève pour son bienfaiteur. Et quand Gertrude disait : « je
vous aime », il n’y avait pas à s’y méprendre. Cet amour devient
trop brusquement coupable. Personnellement, je me refuse à y voir la
moindre culpabilité jusqu’à l’échange de certain baiser assez artificiellement
amené. Ce geste est superfétatoire et rien ne le motive, sinon les
exigences du récit plus peut-être que la solitude morale du pasteur
au milieu d’une famille distante. Sans ce geste, l’affection du pasteur
est rien que naturelle, mais, lui accompli, elle est coupable même
aux yeux de Dieu ; il n’y a plus à tergiverser et le pasteur est
osé de dire qu’il « n’accepte pas de pécher, aimant Gertrude ».
Tout dépend de la façon dont il aime. N’est-il, au reste, pas invraisemblable, cet amour d’un protestant
prévenu et scrupuleux que sa charité porte, il est vrai, à des excès
que lui reproche son épouse mais que sa charge même devrait inciter à plus
de circonspection et à éviter un rôle rendu plus déplaisant par la
différence d’âge ? Et cependant le roman d’André Gide est pur, d’une pureté qui
rend singulièrement artificiel le péché et la tentation de suicide
de Gertrude, convertie au catholicisme récemment ; ici aussi il
y a des incompatibilités et un défaut d’unité regrettables. Dirai-je maintenant quel plaisir m’a procuré la lecture de La
Symphonie pastorale ? Le caractère d’Amélie est le mieux
dessiné et très vrai. André Gide a, pour marquer la conception étriquée
qu’Amélie a de la vie, ces [manque la fin de l’article]
|