La Dépêche de Rouen

 

27 juillet 1920

Serge Demidoff

 

....Ce n’est qu'un petit livre, mais d'une très fine et très délicate substance et plein de suc.

Le bon pasteur suisse qui a découvert une jeune fille aveugle, muette, abandonnée de tous, couverte de poux, ne pouvait pas prévoir, en ramenant chez lui au sein de sa famille cette informe ébauche d'humanité, qu'il allait courir les risques les plus graves.

On sait comment l'esprit vient aux filles et comment leur vient la beauté...

Celle-ci est éduquée par un pasteur débordant de tendresse et de charité chrétiennes ; il lui apprend à lire, il l'instruit ; il lui apprend à parler, elle fait des progrès étonnants ; si étonnants qu'il n'a pas besoin de lui apprendre l'amour pour qu'elle l'aime, ni pour arriver lui-même dans ses propres sentiments à la confusion que vous devinez.

Le fils aîné du bon pasteur arrive, par d'autres détours à un état passionnel analogue à celui du père, dont il devient le rival. Un petit drame de famille se développe et atteint sa période la plus aiguë au moment où le pasteur prenant enfin conscience du véritable caractère de son amour, trouve dans les ressources de la casuistique et de l'exégèse, une interprétation biblique à son usage particulier.

Mais le dénouement approche. On s'aperçoit que l'aveugle est guérissable si elle est opérée. L'opération est tentée ; elle réussit. L'aveugle voit enfin ; elle trouve la réalité plus belle qu'elle ne l'imaginait, mais plus décevante aussi. Elle comprend la jalousie de la femme du pasteur, elle comprend qu'elle a bouleversé ce pieux ménage ; elle constate enfin qu'elle aimait le père, mais en l'imaginant tel que se présente à ses yeux le fils. Elle se jette à la rivière comme Ophélie. On la sauve. Elle succombe peu après et reçoit les dernières consolations du fils du pasteur.

Notre analyse grossière ne saurait donner une idée de l'intérêt de ce petit roman, qui est écrit avec une simplicité savante et une rare habileté. Jamais Monsieur André Gide ne fut mieux inspiré. Son grand talent est à l'apogée.

Ajoutons que l'œuvre est fort bien éditée par la Nouvelle Revue Française.

 

 

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