Le Voile d’Isis

29 juin 1892, n.79

 

Georges Montière

 

Le traité du Narcisse

Théorie du Symbole (1)

 

Au trop court article que j'avais consacré aux délicieuses « poésies d'André Walter » je suis redevable de la plus exquise des lettres ; elle se termine à peu près ainsi: « Puisque mes écrits vous plaisent, je me décide à vous envoyer mon « Narcisse » que la crainte d'ennuyer, qui me poursuit partout, m'a fait n'oser donner presque à personne ». Et la charmante brochure suivait, de vingt pages à peine, mais luxueuse, attrayante et déjà sympathique par son joli aspect.

J'ai lu. C'est l’œuvre d’un maître.

« Les livres, déclare M. André Gide, ne sont peut-être pas une chose bien nécessaire : quelques mythes d'abord suffisaient. Une religion y tenait toute entière. Le peuple s'étonnait à l'apparence des fables et sans comprendre il adorait; les prêtres attentifs, penchés sur la profondeur des images pénétraient lentement l'intime sens du hiéroglyphe. »

Et plus loin en note :

« Les vérités demeurent, derrière les Formes-Symboles. Tout être est le symbole d'une Vérité. Son seul devoir est qu'il la manifeste. Son seul péché qu'il se préfère.

Ainsi le mythe de Narcisse. »

Son cœur incertain s'interroge. Il veut connaître enfin quelle forme a son âme, et part à la recherche des contours souhaités.

Au bord du fleuve du temps, le voyageur s'arrête, « simples bords, comme un cadre brut où s'enchâsse l'eau, comme une glace sans tain; où rien ne se verrait derrière, où derrière, le vide ennui serait. »

Les mains sur le cadre, maintenant, il se penche, dans la traditionnelle posture. Et voici que, comme il regarde, sur l'eau soudain se diapre une mince apparence, toute une fuite de rapides images qui n'attendaient que lui pour être, et qui, sous son regard se colorent, visions qui selon le cours des eaux ondulent, et que les flots diversifient. Narcisse regarde émerveillé ; mais ne comprend pas bien, car l'une et l'autre se balancent, si son âme guide le flot, ou si c'est le flot qui la guide.

« Où Narcisse regarde, c’est le présent. Du plus lointain futur, les choses, virtuelles encore, se pressent vers l'être ; Narcisse les voit, puisqu’elles passent ; elles s'écoulent dans le passé. Narcisse trouve bientôt que c'est toujours la même chose. Il interroge ; puis médite. Toujours les mêmes formes passent; l'élan du flot, seul les différencie. — Pourquoi plusieurs ? ou bien pourquoi les mêmes ?C'est donc qu'elles sont imparfaites, puisqu'elles recommencent toujours... et toutes, pense-t-il, s'efforcent vers quelque chose, vers une force première perdue — paradisiaque et cristalline. »

Narcisse rêve au paradis.

 

Eden! où « tout était parfait comme un nombre et se scandait normalement; un accord émanait du rapport des lignes; sur le jardin planait une uniforme symphonie.

Au centre de l’Eden, Ygdrasil, l'arbre logarithmique, plongeait dans le sol des racines de vie, et promenait sur la pelouse autour, l'ombre épaisse de son feuillage où éployait la seule Nuit. Dans l'ombre, contre son tronc, s'appuyait le livre du Mystère, où se lisait la Vérité qu'il faut connaître. Et le vent, en soufflant dans les feuilles de l'arbre, en épelait, le long du jour, les hiéroglyphes nécessaires.

Adam, religieux, écoutait. Unique, encore insexué, il demeurait assis à l'ombre du grand arbre. L'homme ! Hypostase de l'Elohim, suppôt de la Divinité! Pour lui, par lui, les formes apparaissent. Immobile et central de toute cette féerie, il la regarde qui se déroule.

Mais, spectateur obligé, toujours, d'un spectacle où il n'a pas de rôle, que celui de regarder toujours, il se lasse. — Tout se joue pour lui, il le sait, — mais lui-même ne se voit pas. Et que lui fait tout le reste ? Ah ! se voir ! — Certes il est puissant, puisqu'il crée et que ce monde entier se suspend après son regard. Mais connaît-il cette puissance, tant qu'il ne la prouvera pas ? — Ne pas savoir jusqu'où l'on va—car c'est un esclave enfin, si l'on n'ose risquer un seul geste, sans perturber toute l'harmonie ! »

Cette harmonie l'agace. Il saisit un rameau d'Ygdrasil entre ses doigts infatués et la brise...

« C'est fait,

...Une imperceptible fissure d'abord, un cri, mais qui germe, s'étend, s'exaspère, strident, siffle et bientôt garnit comme une tempête. L'arbre Ygdrasil flétri chancelle et craque; ses feuilles où jouaient les brises, frissonnantes et recroquevillées, se révulsent dans la bourrasque qui se lève et les emporte au loin, — vers l'inconnu d'un ciel nocturne et vers de hasardeux parages, où fuit l'éparpillement aussi, des pages arrachées au grand livre sacré qui s'effeuille.

Vers le ciel est montée une vapeur, larmes, nuages qui retombent en larmes et qui remonteront en nuées : le temps est né.

Et l'homme épouvanté, androgyne qui se dédouble, a pleuré d'angoisse et d'horreur, sentant, avec un sexe neuf, sourdre en lui l'inquiet désir pour cette moitié de lui presque pareille, cette femme tout-à-coup surgie, là, qu'il embrasse et qu'il voudrait reprendre, cette femme qui dans l'aveugle effort de recréer un être parfait et d'arrêter là cette engeance, fera s'agiter en son sein l'inconnu d'une race nouvelle, et bientôt poussera dans le temps un autre être incomplet encore et qui ne se suffira pas.

Triste race, qui te dispenseras sur cette terre de crépuscules et de prières, avec la vision quelquefois dans l'extase, du Paradis perdu et que tu rechercheras partout : race où naîtront pour te consoler, des prophètes et des poètes, qui se souviendront d’un Eden et recueilleront pieusement les feuillets déchirés du Livre immémorial où se lisaient les vérités qu'il faut connaître. »

 

« Si Narcisse se retournait, il verrait, je pense, quelque verte berge, un ciel peut-être, l'Arbre, la Fleur, quelque chose de stable enfin, et qui dure, mais dont le reflet, tombant sur l'eau, se brise et que la mobilité des flots diversifie.

Quand donc cette eau cessera-t-elle sa fuite? et reposée enfin, stagnant miroir, dira-t-elle en la pureté pareille de l'image, — pareille enfin, jusqu'à se confondre avec elles — les lignes de ces formes fatales — jusqu'à les devenir enfin.

Quand donc le temps, cessant sa fuite, laissera-t-il que cet écoulement se repose ? Formes! formes divines et pérennelles! Qui n'attendez que le repos pour reparaître, ô quand, dans quelle nuit, dans quel silence, vous recristalliserez-vous ? »

 

« Narcisse cependant contemple de la rive cette vision qu'un désir amoureux transfigure: il rêve. Narcisse solitaire et puéril s'éprend de la fragile image ; il se penche, avec un besoin de caresse, pour étancher sa soif d'amour, sur la rivière. Il se penche et soudain, voici que cette fantasmagorie disparaît ; sur la rivière, il ne voit plus que deux lèvres au-devant des siennes, qui se tendent, — deux yeux, les siens, qui le regardent. Il comprend que c'est lui, — qu'il est seul — et qu'il s'éprend de son visage. Autour, en azur vide, que ses bras pâles crèvent, tendus par le désir à travers l'apparence brisée, et qui s'enfoncent dans un élément inconnu.

Il se relève alors, un peu ; — le visage s'écarte. La surface de l'eau comme déjà se diapre et la vision reparaît. Mais Narcisse se dit que le baiser est impossible, — il ne faut pas désirer une image; un geste pour la posséder, la déchire. Il est seul. — Que faire ? Contempler.

Grave et religieux il reprend sa calme attitude : il demeure — symbole qui grandit, — et, penché sur l'apparence du monde, sent vaguement en lui, résorbées, les générations humaines qui passent. »

 

J'aimerais à citer, comme conclusion, le chapitre — que je signale entre tous — où l'auteur du « Traite de Narcisse » étudie la mission du poète ; mais, craignant la longueur, je me contenterai de reproduire une note de la fin.

« Nous vivons pour manifester. Les règles de la morale et de l’esthétique sont les mêmes.

Tout représentant de l'idée tend à se préférer à l'idée qu'il manifeste — se préférer — voilà la faute. L'artiste, le savant ne doit pas se préférer à la vérité qu'il veut dire : voilà toute sa morale — ni le mot, ni la phrase à l'idée qu'ils veulent montrer : je dirais presque que c'est là toute l'esthétique.

Les doctrines de renoncement ne prêchent pas autre chose.

L'artiste et l'homme vraiment homme, qui vit pour quelque chose, doit avoir fait d'avance le sacrifice de lui-même. Toute sa vie n'est qu'un acheminement vers cela.

Et maintenant que manifester ? — On apprend cela dans le silence. »

 

Si les lecteurs de l'Initiation ont pénétré l'ésotérisme de ces admirables pages, ils reconnaîtront le juste droit avec lequel M. André Gide déclare au début de sa brochure : « Il n'est pas besoin de préface. Je n'écris ça que pour ceux qui ont déjà compris. »

 

(1) Une brochure petit in-8. par M. André Gide. En vente à la librairie du Merveilleux.