Revue Hebdomadaire

11 septembre 1937

 

Gonzague Truc

 

M. André Gide et la pureté

 

Très bien disposé pour M. Gide, décidé à passer sur sa frénésie affreuse et triste, à oublier toutes les faiblesses qu'il a avouées ou laissé voir, — croyant toujours que c’était de la force, — attaché à goûter ce style ingénieux et simple qui donne un moment l'impression d'une eau limpide, on ne peut rester longtemps cette dupe volontaire. Derrière le jour artificiel on devine la nuit immuable et sinistre : bientôt on en est enveloppé.

Les idées irritent, les sentiments désespèrent. Ce qui vraiment effraye dans cet auteur c'est l'impossibilité où il semble d'être pur. L'impureté est son essence, elle l'habite et l'imprègne, elle gît au plus intime de l'organisme et jusque dans ses os, elle vibre dans chacune de ses fibres nerveuses et corrompt ses émotions les plus naturelles ou qu'il voudrait les plus généreuses ; rien de ce qu'il a regardé ne reste intact.

On saisit mieux où gîte l'erreur ou le mal en des œuvres de petite dimension comme cette Geneviève, si courte mais si parlante, et qui, dans un ton discret, traitée avec une adresse qui va jusqu'au fignolage, fait apparaître, peut-être encore plus béante, cette double et incurable lésion de l'esprit et du cœur. M. Gide fait penser, parler, agir une jeune fille. Cela lui est arrivé plus d'une fois et plus d'une fois nous avons vu la jeunesse sortir de sa main avec cette flétrissure indélébile qui signe toute son œuvre. Cette Geneviève hait son père où elle a découvert un néant et un simulacre, se prend pour une de ses compagnes d'une affection on ne peut dire douteuse, puisqu'il n'y subsiste aucun doute, cherche ou se recherche et demande à un ami de la famille de lui faire un enfant par principe et par raison démonstrative. Telle est la forme que prend l'enfantillage chez ce moraliste à rebours.

C'est que précisément, il n'entend point que ce soit un enfantillage. Geneviève est bien à la recherche d'une raison ou d'une manière de vivre et à savoir de qui elle est fille nous devinons où elle la trouvera. Elle apparaît gidienne de nature, de propos et de comportement. Elle exècre et fuit l'innocence. Elle aspire au vrai, le vrai fût-il le mal. « Il me semble, lui fait-on dire, que certaine perfection que je me défends ne saurait être obtenue qu'aux dépens de la vérité. » Pesez cette parole insidieuse, demandez-vous ce qu'est cette vérité ; rien d'universel, d'idéal ou d'abstrait, quelque chose qui colle étroitement à la personne et ne saurait s'en séparer pour être bon à d'autres ; l'avarice de l'avare — il est des avarices de toute sorte — le vice du vicieux, si une Geneviève, un Gide avouent le vice là où ils voient pointer le désir ? La vérité est bien ainsi chose "subjective", c'est-à-dire encore personnelle ; on refusera tout ce qui n'est pas soi ou ne sert pas soi, on ne consentira nul sacrifice qui ne serve la jouissance ou ne la diffère jusque dans un monde qui ne serait pas celui-ci. Il s'agit, pour la créature, non de se résorber dans l'univers, mais d'absorber l'univers ; il n'est pas question d'un créateur.

« Tout ce qui peut aider au progrès, » lisons-nous encore, « tout ce qui peut aider l'homme à s'élever un peu au-dessus de son état actuel, doit être bientôt repoussé du pied comme un échelon sur lequel on a d'abord pris appui. » L'image n'est-elle pas fausse ou incomplète ? Ne devrait-il pas y avoir échelle là où il y a échelons ; entendez : n'y aurait-il point de valeurs permanentes ou perpétuelles dont il ne faille jamais se dessaisir et qu'on illustre au lieu de s'en illustrer : humilité, charité, discipline, et cette mort des saints ou les saints ont découvert la vie ?

Autre formule, dans le même sens que celle-ci, autre sentiment suite d'un sentiment initial : « Je ne peux ni ne veux croire aux miracles. Si la femme se lève, c'est qu'elle pouvait se lever. Elle pouvait, mais elle ne savait pas qu'elle pouvait. Il fallait cette injonction et il lui suffisait d'elle pour lui donner conscience de son pouvoir. » M. Gide ici, nous le savons trop, parle par son héroïne et apparaît dans son dernier aveu et sa naïveté, si nous pouvons employer à son propos ce mot si frais. Il est l'homme qui refuse le surnaturel, qui entend borner l'homme à l'homme et y trouver sans autre aide le secret de ses progrès et de sa perfection future, l'apôtre fervent et entièrement fidèle de ce marxisme dont la religion se fonde sur la destruction de toute religion parlant ou partant d'un Dieu.

On ne quitte point le surnaturel sans être rejeté à la nature et il se pourrait que ce fût là l'explication finale de M. Gide. On ne se refuse pas à Dieu sans se livrer à soi et à ces forces de soi, pires et plus inflexibles que celles du monde physique ; on ne supprime pas Dieu, encore, sans s'instaurer à sa place en une divinité dérisoire. Nous avons suivi la démarche de cette jeune fille qui a voulu concevoir le monde à son image ou le façonner à son usage. M. André Gide n'a pas fait autre chose. Nous lui avons reproché de s'être nourri sans trop de choix de nourritures seulement terrestres. Rassasié, il désire que chacun de nous participe à ce banquet et songe à un univers égalitaire, rationnel et sympathique où un sage emploi des facultés de l'homme suffirait à assurer son bonheur : le rêve, empiré, de Rousseau.

Il est bon d'être flatté, il est beau d'être affranchi. Dans une double erreur sur soi et sur les choses, jointe au prestige d'un talent incontestable, nous avons le secret de l'influence de M. Gide. Il propose que tout serve et que tout cède à la joie, que s'abaissent devant les appétits les antiques barrières ; que la société comme la divinité mette les pouces, que la discipline ne figure plus qu'un heureux arrangement de la jouissance, que chaque aurore soit celle d'un soleil nouveau. Le moyen de résister ?...

On oublie seulement que la vie, par sa fin comme par sa nature, s'accommode assez mal de ces vues optimistes, que la mort ne lui donne guère l'allure d'une telle ivresse et que le désir n'est pas le bonheur. Le christianisme, que l'on combattait avec une âpreté si opportune, disait d'autres choses là-dessus.

Il disait que la Nature n'était naturellement ni le bien, ni le beau, ni le vrai ; que la raison restait impuissante et qu'il y avait une concupiscence. Ce n'était peut-être pas réjouissant ; cela permettait du moins de voir l’existence telle qu'elle est et de ne pas se tromper sur les remèdes ; cela explique, dans l'œuvre que nous étudions, une anomalie singulière.

D'où vient en effet que cette œuvre gidienne qui veut être joie, lumière, enthousiasme, s'avère, dès qu'on s'y avance un peu, non point seulement languissante et morbide, mais triste, lourde, sans air et sans horizon, enfin désespérante ? Comment l'art de l'artiste ne parvient-il pas à la relever et à la soutenir ? Ne serait-ce qu'elle faiblit dès le principe ?

Non, ni la nature inanimée, ni la nature animale, ni la nature humaine ne se suffisent ; et, à les considérer ou à les abandonner à elles-mêmes, on les découvre indifférentes ou cruelles, fatales et promptement dégénérées : le Russe Solovieff ne les définit-il point un "processus de corruption" ? La nature consciente en face d'elle seule se retrouve, en effet : fades velléités, fausseté, insatiabilité dans le mal seul, égoïsme atteignant son plus haut point dans sa vertu la plus haute, dans l'amour : la voilà. Qu'en espérer ? Cette faible lumière de l'intelligence prévaudra-t-elle contre des ténèbres impénétrables, cette sympathie débile contre ces appétits irrésistibles, ces joies passagères contre l'immanence et l'imminence de la mort ? Où irons-nous, que serons-nous s'il n'y a pas révélation, rachat ?

Les nier, n'est-ce point s'enfoncer délibérément dans la laideur, dans la terreur et le désespoir ? Or c'est bien là ce qu'on nous propose. Cette Geneviève, revenons-y, cette petite fille suffisante, féroce, méditant une libération totale, dressée contre les autres, non contre soi, ne songe pas à diriger sur elle son oeil critique, veut ignorer que toute société est faite de contraintes, et n'a cure du prodigieux mystère qu'elle incarne. Elle reste insensible aux raisons profondes des disciplines qu'elle exècre, abusives et vite odieuses ou dangereuses, elle n'en discerne point la nécessité fondée sur notre infirmité congénitale ; elle admire sans la comprendre sa mère qui succombe en exerçant des fonctions d'infirmière ; elle se croit au seuil de la vie et n'assiste qu'à l'ouverture d'une faillite, une faillite avant commerce.

Nous avons dit que le très grand art de M. Gide ne parvenait point à colorer toujours une existence sombre à la fois et insipide, et qui ne se hausse à la joie que par un enthousiasme forcé où il entre une sorte de désespoir. Nous admirons beaucoup le talent de M. Gide. Il a des réussites comme celle-ci : « ... Chez lui, le geste ou la parole précédait toujours l'émotion ou la pensée, de sorte qu'il restait toujours en retard et comme endetté sur lui-même » ; il en a d'autres, moins heureuses et qui trahissent non point, Dieu merci, le pédantisme ou la scolarité, mais une sorte de recherche un peu magistrale : « A vrai dire, je n'avais jamais analysé les composantes de ma résolution... » On n'a point ici la sensation de la vraie maîtrise ou du génie parce que ces hautes vertus ne comportent pas une certaine chose qui est là et en comportent une certaine autre qui n'y est pas.

Revenons à notre réserve première. Cette œuvre s'écarte de la pureté parce qu'elle n'apporte ni aménagement ni dédommagement dans l'existence et qu'elle s'y enfonce avec le désir de l'épuiser sans y rien trouver d'autre qu'elle-même, sans accepter hors de nous-mêmes aucun motif d'une exaltation de nous-mêmes. L'impureté est essentiellement la contamination de l'esprit par la matière ; elle est aussi la volonté d'un esprit particulier, amoureux de cette matière, curieux de n'en rien laisser perdre, ne souffrant point que rien lui en échappe qu’il n'ait marqué de son contact, de sa malice, de son insuffisance, de son infirmité même ; elle s'avoue enfin un désir de souillure universelle, un besoin de tout abaisser à la mesure de sa bassesse, de tout flétrir de sa flétrissure et devient par là une forme ou un ton de l'orgueil. Les personnages de M. Gide sont les héros de cette épopée à rebours. Ils se chargent au lieu de s'alléger, ils penchent vers la terre, ils aspirent toujours à plus de terre ou, s'ils se dépouillent, ce n'est point pour tenter un essor vers le ciel, mais pour plonger plus libres en leur nudité blême aux flots impurs.

La pureté selon la nature les fuit comme la pureté selon la grâce. Ils font horreur au chrétien ; ils n'eussent pas agréé au païen et nous doutons que Socrate se fût satisfait de leur dialectique. Si l’antiquité peuplait de dieux la terre, la mer, l'espace, c’est qu’elle ne se contentait non plus d'elle-même, qu'elle cherchait a se compléter — en s'oubliant — car dans l'idéal qu'elle concevait ainsi, elle prétendait réaliser précisément l'idée pure dans l'abstraction de la chair. Même quand elle se tenait à la vie, à la lutte, à l'administration du temporel, elle dépassait la personne, domptait l'égoïsme et assurait des fondations qui survécussent au fondateur. Ses héros s'affirmaient par le sacrifice d'eux-mêmes, non des autres ; ses criminels voyaient dans le crime un moyen, non une fin, et, loin de s'y délecter, n'y consentaient qu'avec répugnance. Alcibiade n'eût pas eu plus de goût pour Lafcadio que le maître dont il était l'indigne disciple.

La sensibilité de M. Gide est une sensibilité romantique et sa conception du monde, du monde moral, une conception optimiste : autre double erreur qui fait ce cet écrivain un des types les plus représentatifs et l'illustration dernière de l'homme moderne. Il marche à la révolte, voulant soumettre le monde et l'inconnu même à l'appétit individuel ; il s'abandonne à la plus folle confiance, faisant de cet appétit la mesure du bien ; il plonge l'univers dans l'anarchie ne reconnaissant que l'ordre ou le désordre personnels.

La source et la forme suprême de l'impureté, c'est l'orgueil. L’Impur absolu a été cet orgueilleux absolu qui, avant la naissance des âges, voulut ne devoir qu'à lui-même sa propre perfection et suscita la création d'un monde qu’il devait lui appartenir de souiller. Ainsi toute impureté est de Satan. Ce n'est pas la première fois que, parlant de M. André Gide, nous sommes amené à parler du Diable. Ce n'est point tant une image et une plaisanterie...

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