L’œuvre
29 novembre 1936
André Billy
Un écrivain peu assuré de l’audience
du public se garderait d'envoyer aux libraires trois nouveaux livres
d'un seul coup ; il craindrait que l'un d'eux au moins ne souffrît
de la préférence donnée aux autres. Ce souci vulgaire n'habite pas
l'âme d'André Gide. Il sait que Geneviève ne fera point tort
au Retour de l'U.R.S.S. et que les Nouvelles Pages de Journal profiteront
du succès de Retour de l'U.R.S.S. plutôt qu'elles n'en souffriront.
Rien de ce qui tombe de sa plume ne saurait laisser indifférents ses
admirateurs les plus tièdes. On sait qu’André Gide et quelques-uns
de ses confrères français de la génération nouvelle, notamment Eugène
Dabit, qui ne devait pas en revenir, et Louis Guilloux, dont on serait
curieux d'avoir un jour prochain les impressions, étaient allés à Moscou
pour représenter notre littérature aux obsèques de Gorki. Ç'a été pour
eux l'occasion de visiter l'U.R.S.S., où André Gide n'avait pas encore
osé aller, disant qu'il ne se reconnaissait pas digne d'un tel honneur.
Sans bien s'en rendre compte, peut-être appréhendait-il une déception.
Son espoir était si grand ! « Là-bas une expérience sans
précédent était tentée qui nous gonflait le cœur d’espérance et d'où nous
attendions un immense progrès, un élan capable d'entraîner l'humanité tout
entière. Pour assister à ce renouveau, certes, il vaut la peine de
vivre, pensais-je, et de donner sa vie pour y aider. Dans nos cœurs
et dans nos esprits, nous attachions résolument au glorieux destin
de l'U.R.S.S. l'avenir même de la culture ; nous l'avons maintes
fois répété. Nous voudrions pouvoir le dire encore. » Dans l'esprit d'André Gide, l'avenir de la
culture et celui de l'U.R.S.S. sont désormais séparés. L'écrivain demeure
fidèle à son idéal d'émancipation humaine par l'éducation de l'intelligence
et la vulgarisation scientifique, mais il ne compte plus sur la Russie
pour tracer la voie aux autres peuples. Il semble estimer au contraire
que rien n'est plus opposé à ce qui devrait être, à ce qui devrait
se faire, que ce qui est et se fait actuellement en Russie. Son livre est un acte de courage
et de haute probité sur lequel il serait fort à souhaiter que nous
prissions tous exemple. Peu importe si, comme il me l'a été affirmé,
il a consenti à amortir ça et là l'expression de sa pensée. Je suis
persuadé que sa pensée elle-même n'a fait aucune concession, que lorsque,
par exemple, il se dit convaincu que l’U.R.S.S. finira par triompher
des erreurs présentes, il en est convaincu en effet, d'une conviction
mystique, si l'on veut, mais convaincu réellement. A la réflexion,
on doit d'ailleurs reconnaître qu'une pareille conviction va en quelque
sorte de soi de la part d'un révolutionnaire pour qui le triomphe de
la Révolution universelle est article de foi, pour qui, en Russie,
comme ailleurs, la révolution finira fatalement par l'emporter un jour
ou l'autre. André Gide commence par nous dire
ce qui lui a plu particulièrement en U.R.S.S. : les maisons de
repos, les campements d'enfants, les "parcs de culture",
les écoles de village, les clubs. Partout il a vu rayonner la santé,
le bonheur, la jeunesse des cœurs, la fraternité des âmes... Et puis,
tout a coup, dès le chapitre II, changement de ton : c'est la
tristesse de Moscou, les longues attentes de la foule à la porte des
magasins, la rareté et la médiocrité des marchandises, l'insipidité des
nourritures, la laideur des vêtements : « Alors, je pense,
en dépit de mon anticapitalisme, à tous ceux de chez nous qui, du grand
industriel au petit commerçant, se tourmentent et s'ingénient :
qu'inventer qui flatterait le goût du public ? Avec quelle
subtile astuce chacun d'eux cherche à découvrir par quel raffinement
il pourra supplanter un rival ! de tout cela, l'État n'a cure,
car l'État n'a pas de rival. La qualité ? A quoi bon s'il n'y
a pas de concurrence, nous a-t-on dit. Et c'est ainsi que l'on s'explique
trop aisément la mauvaise qualité de tout en U.R.S.S. et l'absence
de goût du public. » Absence de goût et indolence, sinon paresse,
inertie de la masse. On ne sait quoi d’amorphe, d'impersonnel et de
quelconque dans l'aménagement des intérieurs comme dans l’aménagement
des esprits : « En U.R.S.S. il est admis d'avance et une
fois pour toutes que, sur tout et n'importe quoi, il ne saurait y avoir
plus d'une opinion. Du reste, les gens ont l'esprit ainsi façonné que
ce conformisme leur devient facile, naturel, insensible, au point que
je ne pense pas qu'il y entre de l'hypocrisie. Sont-ce vraiment ces
gens-là qui ont fait la révolution ? Non, ce sont ceux-là qui
en profitent. Chaque matin la Pravda leur enseigne ce qu’il
sied de savoir, de penser, de croire. Et il ne fait pas bon sortir
de là. De sorte que chaque fois que l'on converse avec un Russe, c'est
comme si l’on conversait avec tous. » Persuadés qu'ils sont heureux,
ils sont donc heureux : « Leur bonheur est fait d’espérance,
de confiance et d'ignorance. » L'U.R.S.S. donne, certes, le spectacle
d'un extraordinaire élan vers l'instruction, « mais cette instruction
ne renseigne que sur ce qui peut amener l'esprit à se féliciter de
l'état de choses présent. » Ce que l’on discute seulement, c'est
de savoir si ceci ou cela est « dans la ligne » ou n'y est
pas. Et malheur à celui qui chercherait à pousser plus loin ! « Rien
plus que cet état d'esprit ne met en péril la culture. » Conformisme
et ignorance, et aussi infatuation et jactance. L'habitant de
l'U.R.S.S., à qui l'on ne dit rien de ce qui se fait de bien au dehors,
est convaincu que le moindre progrès accompli sous ses yeux est unique
et sans précédent et que son pays tient la tête dans tous les domaines ;
d'où son sourire de scepticisme et de supériorité quand on lui affirme
que Paris a comme Moscou des tramways et un métro. » André Gide
nous parle d'ouvriers russes refusant de croire qu'il y ait des Écoles
en France ! En U.R.S.S., des classes sociales
privilégiées se reforment, les instincts bourgeois reparaissent. On
a restauré la famille, l'héritage, le legs, le lucre, la propriété,
mais on n'a pas supprimé la pauvreté : « Il y a des pauvres.
Il y en a trop. J'espérais pourtant bien ne plus en voir, ou même plus
exactement : c'est pour ne plus en voir que j’étais venu en U.R.S.S.. » Revenant
au conformisme souverain qui a façonné tous les cerveaux russes sur
le même modèle, Gide conclut, et c'est la phrase la plus dure de son
livre, celle qu'il a vraisemblablement le plus hésité à maintenir : « Je
doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fût-ce dans l'Allemagne de
Hitler, l'esprit soit moins libre, plus courbe, plus craintif (terrorisé),
plus vassalisé. » Et de citer des traits effarants du culte officiel
et obligatoire rendu à Staline. Gide aborde ensuite le problème
de l'art conçu comme expression suprême d'une société, d’un peuple,
d'une création (Homère, Sophocle, Shakespeare), ou au contraire comme
une force d'opposition (Bossuet, Molière, Voltaire, Chateaubriand,
Hugo, Claudel). Il y aurait bien des réserves à faire sur ces deux
listes. Non-opposant,
Shakespeare ? Opposant, Bossuet ? Toujours est-il qu'en U.R.S.S. Gide espérait
découvrir enfin l'accord parfait de l'art le meilleur et de l'âme populaire.
Or, il s'est entendu dire ceci : « Voyez-vous, un artiste,
chez nous, a d'abord à être dans la ligne. Les plus beaux dons,
sinon, seront considérés comme du formalisme. Oui, c'est le mot que
nous avons trouvé pour désigner tout ce que nous ne nous soucions pas
de voir ou d’entendre. Nous voulons créer un art nouveau, digne du
grand peuple que nous sommes, etc. etc. » L'interlocuteur de Gide,
un peintre, parlait à voix de plus en plus haute ! « Mais
quelques instants plus tard il vint me retrouver dans ma chambre, et, à voix
basse cette fois : — Oh, parbleu, je sais bien... Mais on nous écoutait
tout à l'heure et... Mon exposition doit ouvrir bientôt. » Le communisme est-il responsable
des erreurs de l’U.R.S.S. ? Non, répondent les communistes,
puisque le régime actuel de l'U.R.S.S. n'est pas le communisme. Et
il apparaît en effet à tout esprit non prévenu que le procès que fait
Gide à l'U.R.S.S. est le procès de l'U.R.S.S. plus que celui du communisme.
Mais alors pourquoi nos partis révolutionnaires s'obstinent-ils à se
solidariser avec le stalinisme ? Le livre d'André Gide
pose implicitement la question. Elle ne pourra être longtemps éludée.
Le débat devra être porté, dans toute son ampleur, devant l'opinion. Geneviève est un petit roman, un petit
récit, linéaire et délié, dans le goût classique où André Gide, psychologue
et moraliste, trouve sa forme de prédilection. La leçon m'en demeure
obscure. Je l'ai relu deux fois, et avec plaisir, mais sans parvenir à discerner
si l'auteur inclinait vers Geneviève (accomplissement de la destinée
féminine dans la liberté), ou vers sa mère (subordination et abnégation).
A être franc, les dernières pages de Geneviève dégagent pour
moi, style mis à part, un vague parfum d’Henry Bordeaux, mais il n’est
pas possible que je ne sois pas victime d’une illusion olfactive.
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