Le Temps

21 janvier 1937

 

André Thérive

 

On ne sait si M. André Gide est aussi satanique que le prétendent certains de ses ennemis intimes. A coup sûr il est au moins possédé par le démon de la sincérité. Il n’a pu résister dans une des Nouvelles pages de son Journal à la tentation d'un aveu cruel : « Le désistement de Tolstoï en tant qu'artiste s'explique aussi [cet aussi est une réserve de style] par le déclin de ses facultés créatrices [...]. Si les questions sociales occupent aujourd'hui ma pensée, c'est aussi que le démon créateur s'en retire. Pourquoi chercher à se surfaire ? refuser de constater en moi ce qui m 'apparaît chez Tolstoï [dès Résurrection] une incontestable diminution ? » Il nous souvient à ce propos de certaines pages de M. Bernard Grasset dans sa Psychologie de l’immortalité. On y voyait soutenir l'idée que l'artiste, sinon l’homme en général, ne donne l'existence à des choses ou à des êtres qu'au détriment de sa vie propre. Il se dépossède de sa force, il renonce à son destin personnel. Il se tue dans une certaine mesure pour acquérir l'immortalité subjective, à laquelle les gens de lettres croient bien plus naturellement que les positivistes. On pourrait donc dire que, s'il cesse de créer, c'est pour fortifier son être et retrouver son égoïsme. Mais en fait, les choses ne vont pas si simplement. Un artiste qui se mue en apôtre continue à être créateur. Il opère tout au plus un transfert de son activité, il se renoncera pour accomplir l'œuvre sociale comme pour accomplir son travail personnel. Seuls les imbéciles pourraient vraiment se retirer dans une coquille qu'ils auraient sécrétée et refuser des raisons de vivre extérieures à eux-mêmes. M. André Gide a donc tort de parler de diminution et de sous-entendre : sénilité ou décadence. On doit reconnaître à son éternelle inquiétude et à sa présente obsession politique la même grandeur qu'à des exercices plus féconds de son esprit.

Cela n’empêche que le petit roman de Geneviève qui forme une sorte de suite à Robert et à La Nouvelle École des femmes, par la filiation même du personnage avec les précédents, manque un peu de génie romancier. L'auteur ne semble pas avoir obéi à l'inspiration ou à la nécessité. Il le confesse d'ailleurs, en un petit coin de son Journal ; il écrivait tel ou tel chapitre en voyage sans croire fermement à l'obligation d'en composer la suite. Au surplus, il trouve que son sujet ne comporte pas cet élément bizarre et saisissant qui peut mettre un auteur en transe. A travers son héroïne raisonnable, et hélas ! raisonneuse, il tient lui-même à s'expliquer.

En effet nous avons du mal à concevoir la lycéenne de dix-sept ans qui tient la plume ; sa féminité est un postulat. Changeât-on son sexe, ses réactions et ses cogitations seraient encore plus vraisemblables... Je ne parle pas de la péripétie, assez froide. Geneviève, fille d'un excellent bourgeois, voit rompre de force l'amitié passionnée qui l'unissait à Sara Keller, dont le père est un peintre connu, un peu bohème. Elle voue ensuite une affection plus intellectuelle à Gisèle Parmentier, bonne élève, fille d'un philologue. Ensemble ces jeunes personnes rêvent féminisme en action, amour libre, et même mieux, libération de l'amour. La femme aura le droit de ne pas acheter la maternité par la vie conjugale ni même par des liaisons suivies... On voit assez ce que ces principes entraînent. Mais si Geneviève n'a rien d'une Clara d'Ellébeuse, elle ne veut pas non plus offrir (nous sommes en 1913) le prototype de la garçonne. Elle va "demander un enfant" à un ami de la famille, médecin sérieux, bon époux, qui l'éconduit, un peu effaré. Et plus tard elle apprend de sa mère que le vertueux docteur avait toujours eu un faible pour cette dame, et que les convenances seules ont jadis empêché l'union de ces parfaits amants.

Tel est le sujet ; la façon schématique dont il est traité gêne un peu pour en apercevoir tous les dessous. Geneviève brille certes par un art subtil, un peu gourmé, et nous laisse le soin de rattacher tous les fils de la trame qu'on nous cache. Les brefs romans que M. André Gide nous donne depuis quelques années ne se proposent pas tant d'empoigner le lecteur, de lui imposer la vision d'une réalité que, si j'ose dire, de lui mettre une puce à l'oreille. On y goûte un plaisir agaçant, celui de Tantale. L'intelligence est séduite, intéressée sans que l'imaginative soit atteinte.

Car la gravité de M. André Gide, doucereuse et flegmatique, le porte à présenter son propos comme s'il lui était absolument étranger. Il essaie même de nous le faire croire par la lettre d'envoi d'une correspondante qui est censée lui soumettre des mémoires ; or c’est la fille de la narratrice de La Nouvelle École des femmes. Il recule en quelque sorte la responsabilité à deux degrés. Et de fait le problème de la liberté sexuelle pour les femmes ne semble pas l'avoir hanté jusqu'ici. Il n'est que corollaire d'autres questions où M. Gide s'intéresse à coup sur, et surtout il dépend de la subversion générale de l'éthique que l'auteur a entreprise. "Geneviève", dans sa préface, se donne l'air de trouver la question résolue. « Du temps de la jeunesse de ma mère, une femme pouvait souhaiter la liberté. A présent il ne s'agit plus de la souhaiter, mais de la prendre. » Fort bien. Mais la fable démontre, et non sans ironie, que les principes abstraits ne s'opposaient pas seuls à la chiennerie universelle : il faut compter aussi avec des réactions individuelles, filles non pas du préjugé acquis, mais de la nature sincère... Le docteur Marchant, qui se refuse à Geneviève, n'est pas un sépulcre blanchi, un faible, un puritain : c'est un galant homme qui préserve l'idéal de sa vie, son plus bel amour, d'ailleurs platonique. Auprès de lui, notre jeune féministe paraît une détraquée et surtout une pédante. Et à la dernière page elle reconnaît qu'elle a joué le vilain rôle. L'auteur qui nous a présenté, sous forme elliptique et énigmatique, cette "confidence inachevée" peut bien nous dire que l'histoire au fond ne prouve rien et que c'est donc un roman pur, dont l'idéologie est la vaine apparence. Peut-être. Mais quelle perversité alors que de dérouter exprès le lecteur naïf !

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