La Nouvelle Revue
française
1er juillet 1921
Valery Larbaud
Cette nouvelle édition de Paludes va
permettre au grand nombre de lecteurs qu'André Gide s'est acquis depuis
la publication de La Parte étroite, de faire connaissance avec
la plus importante de ses œuvres antérieures aux Nourritures terrestres. Nous venons de la relire, — dans
notre vieil exemplaire du Mercure de France, — après vingt années écoulées
et avec « toute cette cynique et sombre connaissance de ce qui
arrive et de ce qui doit arriver, avec toute l'expérience et toute
la méfiance, et toutes les désillusions amassées » (1) au cours
de ces vingt années : une sévère épreuve à faire subir à un livre écrit
il y a vingt-cinq ou vingt-six ans, et par un jeune homme. Eh bien, notre toute première impression
a été que, d'abord, pour être daté de 1896, Paludes ne date
guère (et pourtant Dieu sait dans quelle espèce de charabia prétentieux
il était de mode d'écrire alors, et de quels dangereux exemples Gide était
entouré !) — et ensuite que, pour être l'ouvrage d'un homme de
moins de vingt-cinq ans, il témoigne d'une remarquable maturité d'esprit.
Même, nous avons eu le sentiment que, lors de notre première lecture
(vers l'époque de notre majorité légale), un certain nombre de choses
avaient dû, faute de maturité chez nous, échapper à notre attention ;
par exemple, des passages comme celui-ci : « Hubert n'a rien
compris à Paludes ; il ne peut se persuader qu'un
auteur n'écrive pas pour distraire, dès qu'il n'écrit plus pour renseigner.
Tityre l'ennuie ; il ne comprend pas un état qui n'est pas
un état social ; il s'en croit loin parce qu'il s'agite. » Les
observations d'ordre général contenues mais non directement exprimées
dans ces phrases se suivaient de trop près pour que nous eussions le
temps de nous y arrêter. Et pourtant, nous savions déjà si bien que
la poésie n'a pour fonction ni de renseigner ni de distraire, et nos
pensées ordinaires planaient, alors, à tant de lieues au-dessus de
tout état social ! Mais c'est que la vie ne nous avait pas encore
appris à découvrir dans les livres ces formules algébriques où les
moralistes ont su la condenser : nous ne suivions plus. Mais à quoi
bon essayer de retrouver l'état d'esprit dans lequel nous étions, nous
les jeunes contemporains d'André Gide, à l'époque où nous avons lu
pour la première fois Paludes ? Qu'il nous suffise de dire
tout de suite que cette seconde lecture, plus attentive, plus reposée,
plus critique, nous a été encore plus agréable et même, oui, plus profitable
que la première. C'est un livre charmant. Pour la
désinvolture, l'aisance distinguée, l'élégance dans le laisser-aller,
je ne trouve à lui comparer — parmi ses contemporains — que les livres
de Jean de Tinan, et pour la vivacité et le bonheur du dialogue, que
ceux de Mme Colette. Tout y marche si allègrement qu'on
ne cesse guère de sourire, et parfois même on ne peut s'empêcher de
rire tout haut, comme à ce passage, d'une absurdité exquise : « Tu me rappelles ceux qui
traduisent : "Numero Deus impare gaudet", par :
Le numéro Deux se réjouit d'être impair, et qui trouvent qu'il a bien
raison. Or s'il était vrai que l'imparité porte en elle quelque essence
de bonheur, — je dis de liberté — on devrait dire au nombre Deux :
mais, pauvre ami, vous ne l'êtes pas, impair ; pour vous satisfaire
de l'être, tâchez au moins de le devenir. » A ces qualités s'ajoute une espèce
de malice, ou de taquinerie, à laquelle André Gide ne devait jamais
complètement renoncer dans la suite, et qui est une des caractéristiques
de son style. Cette malice, plus abondante ou plus visible dans Paludes que
dans aucun autre livre de Gide, se manifeste tantôt par la recherche,
pour le plaisir de les franchir, des obstacles que présente la syntaxe,
tantôt par une manière aisée et naturelle d'être difficile et de paraître
artificiel, tantôt enfin par des caprices déroutants, comme celui qui
l'a fait placer tout à la fin de son livre, en post-face, ce qui en
est réellement l'argument, la préface et l'explication : « Il fallait, resongeant de
là-bas à Paris, à cette agitation sur place, à cette localisation du
bonheur, à cette myopie des fenêtres, à ces contrôles du plaisir, à cette
interception du soleil..., il fallait certes que lui-même [l'auteur]
en fût loin et depuis longtemps, pour songer même à en sourire... ... Il trouva du même coup ridicule également
le contrôlé, le contrôleur, celui qui veut lever les contrôles, et
celui qui ne sait pas y échapper. » Tel est en effet le « sujet » de Paludes, qui
est, bien plutôt qu'un roman, une comédie morale, et dont la donnée
initiale, la situation, est beaucoup plus près du théâtre que de toute
autre forme littéraire. Paludes est l'histoire d'un monsieur
qui est en train d'écrire un livre intitulé Paludes, et qui
en parle à tout le monde, et qui le soumet, à mesure qu'il l'écrit
ou l'imagine, au jugement de ses amis et connaissances. Or, les deux
seuls ouvrages (à ma connaissance) qui ont une donnée analogue, sont The
Rehearsal, et The Critic de Sheridan. Et c'est comme une
comédie qu'il faut lire Paludes. Une des surprises de notre re-lecture
a été le personnage d'Angèle. Nous ne l'avions pas aussi bien discerné,
la première fois. Peut-être parce que Gide s'est amusé à le dessiner,
pour ainsi dire, en silhouette blanche sur un fond de hachures. Mais qu'il est bien venu !
Quelle gentille Française, quelle aimable petite femme de Paris !
Nous n'avions pas su voir, autrefois, que c'était précisément ce fait
d'être quelconque qui lui donnait toute sa valeur, son caractère
national et local : la grâce et l’affinement, sans plus. On comprend
qu'André Gide lui ait été fidèle, et qu'il lui adresse encore de ces
lettres, qu'elle lit, nous pouvons en être sûrs, comme la Serena Bruchi
de W. S. Landor, « depuis le commencement jusqu ' à la fin ». Nous nous demandons aujourd'hui,
en 1921, comment il a pu se faire qu'un livre si amusant, parfois si
drôle, et si franc de maniérisme et d'esprit de coterie, et qui contient,
avec un certain nombre de personnages divertissants ou sympathiques
(entre autres « notre jeune ami Tancrède ») un type de jeune
femme si réussi, n'ait pas donné immédiatement à André Gide, auprès
du public, la situation qu'il n'a obtenue qu'après L'Immoraliste et La
Porte étroite. Mais c'est là une question qui se pose et se posera
toujours, à propos de beaucoup d'autres livres, tout au long de l'histoire
littéraire : comment se fait-il que les ouvrages les meilleurs
et les plus importants ne sont reconnus, à leur apparition, que d'une
partie si restreinte du public qui lit ? En ce qui concerne Paludes, on
peut répondre : que ce livre était trop en avance sur le goût
moyen de l'époque où il parut ; qu'au point de vue esthétique,
il s'écartait trop définitivement du Réalisme, dont les formules étaient
familières au public, et de l'école du roman psychologique encore en
pleine floraison (c'était plutôt aux contes philosophiques du XVIIIe siècle qu'il fallait remonter si
on voulait absolument trouver à Paludes quelque ancêtre). Mais
surtout, ce livre traitait, poétiquement, de certains problèmes qui
n'avaient encore commencé à préoccuper qu'un petit nombre d'esprits,
et seulement parmi les très jeunes gens. Et il donnait une solution à ces
problèmes. En effet, « le contrôleur, le contrôlé, celui qui veut
lever les contrôles, et celui qui ne sait pas y échapper » sont également
ridicules et font les frais de cette jolie comédie. Mais n'est pas
ridicule celui qui échappe aux contrôles malgré lui, parce qu'il ne
peut pas ne pas y échapper, parce qu'il ne peut pas faire autrement, — celui
qui, dès qu'il est libre, sort de Paris parce qu'il est comme aspiré par
les gares, entraîné par les grands « rapides », — celui qui échappe
aux contrôles parce que c'est sa destinée, et qui, ou bien ne s'aperçoit
même pas qu'il y échappe, ou bien regrette d'y échapper et s'en excuse,
et pense que « c'est mal ». C'est à ce dernier que va la
sympathie d'André Gide, parce qu'il y a dans ce personnage un conflit
dramatique qui l'intéresse, et l'intéressera toujours ; et c'est
essentiellement ce qu'un jeune critique espagnol, M. Marichalar, appelait
récemment « le paludisme d'André Gide ». Avec ce personnage-là finit
la comédie, et une autre histoire commence : celle des Nourritures
terrestres.
(1) Trivia, de Logan Pearsall Smith, traduit par Ph.
Neel.
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