Mercure de Francejuillet 1895
Camille Mauclair
J'aime Paludes, parce que
c'est le livre d'un homme qui en a assez et qu'on y voit exprimées
avec une intensité et une émotion admirablement sincères quelques-unes
des raisons nerveuses, quelques-uns des désenchantements intellectuels
et sentimentaux qui font que nous en avons assez. M. André Gide
ne s'est pas déréglé jusqu'à crier cela sur les toits, et à prendre à partie
toute la terre pour lui imputer le grief de son pessimisme : il
dit cela tout doucement et presque en souriant. Il dit comme une chose de tous les
jours le navrement du « tous les jours », et je crois bien
que depuis Laforgue personne n'avait eu cette façon exquisément désespérée
et paisiblement prête aux larmes de trahir sa lassitude de l'ordinaire
et du prévu. Par son style, que l'on sait le plus souple et le plus
simplement artiste chez M Gide, par sa composition adroite et d'un
laisser-aller inusité et savant, par la spéciosité de ses épisodes,
de son sujet même, Paludes est un livre d'exception : on
n'en voit pas d'analogues, et l'on ne s occupe guère d'écrire pour
en produire de semblables. Et pourtant Paludes est un livre
qui concerne notre pensée et notre préoccupation constante. Il touche à ce
qui nous fait souffrir. C'est l'histoire de l’homme couché : il
ne se dérange pas, il regarde autour de lui, il se distrait de petites
choses toujours pareilles. C'est Narcisse sans miroir. Il a un petit
domaine qui ne lui plaît pas, et il n'en sort pourtant point. Il aime
mieux s’y accommoder, et se figurer qu'il se l'est accommodé, il ne
s'en va pas et il ne sait même pas pourquoi. Il est là, il y reste
machinalement. C'est l'homme ordinaire, celui dont Emerson a tenté de
nous montrer la consolante grandeur immanente. C'est l'homme du laisser
faire, de l'accepté, de l’installé : c'est nous tous, dans notre
profession et notre vie quotidienne. Et le désir de la Chimère de la Tentation, « des
parfums nouveaux, des fleurs plus grandes, des plaisirs inéprouvés »,
ne tente personne de ceux à qui l'écrivain confie l'idée de Paludes. A
quoi sert ce livre ? Nous acceptons tout ce dont vous voulez vous
plaindre, lui disent-ils. Et puis d'abord, qu'est ce que vous voulez ? — Et
de fait, il ne veut rien qu'autre chose, et tout l'autre
chose que les autres lui proposent le laisserait insatisfait. Eux
s'en contentent, et s'en fabriquent le bonheur coutumier : lui,
non. Il a l'air compliqué et gobe-la-lune auprès d'eux et pourtant
c'est le simple qu'il voudrait. Il ne sait pas… « Des héros ! des héros !
et que tout le reste fût des levers de rideau ! » s'écrie
douloureusement Laforgue. Et il ne parle pas davantage. M André Gide
aussi est l'homme qui voit tout en levers de rideau, en bagatelles,
en corvées ennuyeuses, en amis trop connus, et qui ne voudrait pas
user sa vie sans voir le héros au moins, s'il ne peut l'être. Mais
il se tait comme Laforgue. Il regarde en soi même et ne dit plus rien.
Il contemple les autres gesticuler. Il est presque humilié de leur
gesticulation qui ne le contente point. Il est lui aussi l'homme couché :
et nous le sommes tous, et le héros n’apparaît pas, et tout est identique… J’aime Paludes comme tout
ce qu'écrit M. André Gide, parce que cela vient d'une âme extrêmement
fine, hautaine et souffrante, et qu'il y a éparses dans ses livres
quelques unes des choses du cœur que nous aurions tous voulu dire aux
grandes minutes passionnées de notre vie. C'est le caractère spécialement
prenant de son œuvre, qu'elle naît du dedans, intensément. C'est très
difficile, littérairement parlant, d'imaginer, de construire et d'écrire
ce petit livre apologique, et il est fait avec un charme et une légèreté que
peu d’entre nous ont connus. Mais on ne s'en aperçoit même pas, tant
on va d’un bout à l'autre avec l'impression qu'il faut ici s'occuper
non d'un talent, mais d'une âme. Je ne sais rien qui soit plus attachant
que ce caractère : c'est ce que je me figure par le mot simplicité.
Avec sa nervosité, ses violences, ses lassitudes, son ennui et son
ironie, Paludes est un livre qui dit simplement des choses simples,
les choses de l'ordinaire qui sont notre chagrin permanent, les choses
quotidiennes qui font mal...
|