La Revue sentimentale

n° 13-14, avril-mai 1897, pp. 144-9

Les livres

 

A.-C. Verseleur

 

M. Gide nous avait précédemment donné, héroïque dans Le Voyage d'Urien, ironique dans Paludes, une double monographie de l'inhibition, ce mal de l'âme moderne ou prétendue telle. Il nous montrait la liberté, cette « possibilité des contraires dans un acte délibéré » ainsi que la définit M. Renouvier, devenue tout à coup, après la destruction des dogmes et des devoirs, un instrument si difficile à manier. L'infini des possibles, que rien ne retenait plus, poussait en broussailles dans le champ de la pensée, enrichi de trop de lectures, de trop d'engrais artificiels. On n'avait plus la force de sarcler, d'émonder, de choisir, et les herbes de l'impuissance envahissaient peu à peu le terreau. Ça et là, dans Les Nourritures Terrestres, M. Gide jette un coup d'œil en arrière, sur ces landes stérilisées qu'il abandonne. « Que te dirais-je ? tout choix est effrayant, quand on y songe ; effrayante une liberté que ne guide plus un devoir. » Et plus loin : « La nécessité de l'option me fut toujours intolérable : choisir m'apparaissait non tant élire que repousser ce que je n'élisais pas », etc...

À chaque étape du Voyage d'Urien, à travers les paysages de rêve, frémissait le besoin, encore indistinct, de s'évader à tout prix, hors de ces « petits loyers » où l'impuissance de notre âme est maintenue. A chaque instant, la pensée captive cognait aux barreaux, aux vitres, prête à faire éclater toutes barrières, cités, religions, mais retombait épuisée, les ailes cassées par l'action. Un tel état d'âme rappelle la nostalgie romantique, et le bohémianisme, sa conséquence logique, est quelque peu frère du spleen qui chasse de paysage en paysage, de sensation en sensation, l'Anglais errant dont Byron est le type. Mais l'écriture subtile de M. Gide rend le côté nocturne, indéfini jusqu'à lui, de ce mal de vivre, et ses analyses, ébauchées dans la ténèbre des émotions imprécises, du rêve diffus, se colorent de joie à l'aspect de la sensation enfin révélée dans la lumière.

L'évasion s'achève dans Les Nourritures terrestres. Il y a là, sur l'attente, quelques pages, les plus remarquables du livre, peut-être. « Comme les chrysalides et les nymphes, je dormais ; je laissais se former en moi le nouvel être que je serais, qui ne me ressemblait déjà plus. Toute lumière me parvenait, comme au travers de couches d'eaux verdâtres. » Elle est venue, enfin, la crise aiguë, la maladie, la douleur vive qui émancipe la liberté ; il s'est éclairé, ce sentiment d'une plénitude de vie, perçu jusqu'alors en de rares visions, vite obscurcies.

Et le héros de ce livre — où il n'y a personne, — de ce poème de la sensation, voit les écharpes de rêve qui flottaient devant ses yeux se déchirer. Il oublie le passé. M. Gide, précisant ici quelques pages, demeurées énigmatiques, du Voyage d'Urien, nous montre la ruine de toute science livresque, de ces dogmes contradictoires qui systématisaient notre pensée et notre action et, venus d'autrui, nous empêchaient de sentir et d'accomplir la vie. Quelle joie soudaine du Héros à brûler ce qu'il a adoré, à voir se dérouler le printemps et la volubilité des phénomènes, à s'agenouiller en toute ferveur, vers Dieu, dont la présence se révèle infinie dans chacune de nos sensations !

La joie de goûter par tous les sens à toutes les nourritures terrestres, d'étancher sa soif à toutes les sources, se traduit par moments en des formules d'effréné sensualisme. « Nathanaël, ne distingue pas Dieu de ton bonheur. » Dieu, c'est la volupté d'être, de sentir, de jouir à chaque instant. C'est l'efflorescence du désir satisfait, renaissant en fleurs d'amour toujours plus vastes, jusqu'à couvrir le monde. Plus d'arrêt au carrefour. L'option de la voie est immédiate, brutale, inhésitante, et nulle délibération intellectuelle ne la précède. Le plaisir est de rencontre. Jouis, jouis sans trêve du moment. Que ta chair se fasse poreuse pour absorber plus de sensations, de satisfactions « belles comme les rires de l'été ».

Il faudrait remonter jusqu'aux Cyrénaïques pour trouver une telle explosion de printemps, une exaltation pareille de la vie, de la joie de rencontre, et cette langue nouvelle, où se déploie la gamme des voluptés émerveillantes de la nature, sonne étrangement, auprès des accents de cet égotisme méthodique et calculateur, auxquels nous accoutuma la précédente génération.

C'est la régression du glacial Épicure, cultivant son moi, se réfrénant ou s'exaltant tour à tour suivant un système, au bouillant Aristippe, jeté éperdument dans la vie, à poignées pleines portant à ses lèvres gourmandes le fruit des sensations, sans souci de l'indigestion et de la dyspepsie qui le conduiront au coma, et du coma dans la mort.

Il est vrai que l'idée de mort passe de temps en temps, avec le souvenir des Décalogues abolis et des commandements de Dieu qui prétendent restreindre nos nourritures terrestres, mais la mort n'est que le fond noir du tableau, elle sert à mieux mettre en relief l'éblouissante lumière de la vie.

« Nathanaël, je te parlerai des instants. As-tu compris de quelle force est leur puissance ? Une pas assez constante pensée de la mort n'a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie. Et ne comprends-tu pas que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour ainsi dire sur le fond très obscur de la mort. »

Le volume entier est un recueil de ces instants. Nous voyons défiler tour à tour des sources et des jardins, des crépuscules et des aurores. Au Monte Pincio, un effet de lumière diffuse, puis à Amalfi, sans transition, une nuit de lune. Les plus belles visions — qui entrent presque matériellement dans la nature — sont, me semble-t-il, celles du désert. Cette monographie du bohémianisme se déploie ainsi, à travers les actions et les sites les plus divers, sans autre fil que l'amour de Dieu et la ferveur de l'adorer, de l'atteindre sous toutes ses formes, en tous lieux, puisque « toute créature l'indique ».

M. Gide a-t-il fait sortir des limbes de l'avenir cette âme qu'il nomma Nathanaël ? Assurément, et elle jaillit de son livre, précise ainsi qu'il l'a voulue. Elle sera, elle est déjà un instant de la pensée contemporaine. Il ne faut pas que cette âme demeure immuable. Son créateur le déclare lui-même : « À présent, jette mon livre, émancipe-t-en. Quitte-moi, quitte-moi ! » M. Gide, continuant « la lente courbe qui dessine l'évolution de sa vie », d'après ses propres paroles, va à d'autres pensées, fécondatrices de nouvelles âmes, peut-être à cette Invisible Réalité qui, par instants, frémit sous la superficialité de la sensation. Mais son livre actuel nous demeurera précieux pour la formule de vie qu'elle met en œuvre, pour les pressentiments de cet avenir que Lynceus entrevoit du haut de la tour. « Que dis-tu de la nuit, que dis-tu de ta nuit, sentinelle ? — Je vois une génération qui monte et je vois une génération qui descend. Je vois une énorme génération qui monte, qui monte tout armée, tout armée de joie vers la vie ! »

 

[La chronique s'achève avec six lignes consacrées aux Sept Lueurs d'Elohim, « une heptalogie de M. Edgar Baës ».]