L'Art Moderne

13 juin 1897, pp. 185-7

 

[André Ruyters]

 

Si je ne craignais que le terme ne produisît une fâcheuse équivoque, je dirais qu'un mystère léger entoure tout ce que M. André Gide écrit. Nul ne nous inspire autant que lui de défiance en nos jugements. Ce n'est cependant dans les sujets qu'il illustre, les personnages qu'il anime ou les péripéties qu'il provoque que réside cet obscur sentiment. Qui possède à semblable degré clarté et précision et qui créa jamais choses aussi naturelles, logiques et simples que ses œuvres ? Mais quelle qu'en soit l'évidence, nous ne saurions les considérer sans un peu d'anxiété. L'activité de la pensée aussi bien que la subtile ramification de la forme déconcertent ; et si pure que soit l'émotion qu'il nous donne, nous n'osons la déclarer authentique.

Ce gracieux artifice — ou mieux cette extrême pudeur — n'a pas manqué d'induire plusieurs en de déplorables erreurs. Les uns ne veulent voir en lui — et ne vous souvient-il pas de l'article qu'à ce sujet, dans une revue nationale, un naïf récemment publia — ne veulent voir en lui qu'un ironiste ; d'autres, graves et dissertants, saluent en sa personne le « prince de la métaphysique » ; il en est qui s'exclament sur sa délicatesse ; pour ceux-ci il est idéaliste, pour ceux-là symboliste. Vaines classifications ! Nous ne pourrions accepter l'une seule de ces épithètes et l'apparition des Nourritures terrestres nous semble offrir propice occasion d'éclairer cette individualité effilée, fuyante, oblique presque. Ce n'est pas que nous ne nous sentions pleins d'hésitations devant ce livre et que le léger mystère, dont plus haut je vous parlais, entre lui et nous ne s'interpose, mais les Nourritures, étant d'une portée exclusivement sensuelle, se prêtent mieux à l'exégèse que tel volume où la fluidité des allégories s'alourdirait d'une profane explication. Il y a, d'ailleurs, toujours danger de définir une œuvre : nous pouvons constater ce qu'elle dit, mais saurions-nous indiquer ce qu'en chacun de nous elle dit de plus, et ne croyez-vous pas que cela précisément soit l'important ?

Ne cherchez pas dans les Nourritures d'épisodes ou d'affabulation. Rien ne s'y particularise. Aucun détail n'y arrête : c'est un livre où l'on ne parle que de tout. « Ne souhaite pas, Nathanaël, est-il écrit à la première page, trouver Dieu ailleurs que partout. » En cette phrase, le livre entier se résume et s'incarne. Les Nourritures sont un traité de vie. Mais combien déplacée cette expression quand tout en ce frénétique ouvrage éclate de prosélytisme et que les sensibles éloquences, un instant, ne cèdent place aux dialectiques de la doctrine ! L'enseignement que prodigue Ménalque à l'attentif et anonyme Nathanaël est d'une avidité passionnée et brûlante. Assumer le plus possible d'humanité — tel est le seul axiome qu'il émette. Ménalque ne connaît que l'amour. Il perçoit la ferveur de tout contact et s'en embrase. Pour avoir éprouvé tout ce qu'il a de divin et de vivant dans les êtres, il est demeuré enivré. Désormais il ne peut plus ne pas crier la joie sacrée des choses et la communiquer à Nathanaël. Ses moindres paroles sont des exaltations. La fièvre d'être qui le dévore se résout en un constant enthousiasme et son bonheur même est un lyrisme. Chaque pleur, chaque visage, chaque aspect lui indique Dieu. Et ses extases le consument. Il circule dans une adoration sans cesse renouvelée. Rien ne peut le fixer. Il découvre en chaque beauté particulière la beauté de la totale harmonie. Et du jour où, dans les sables torrides et nus, il connaîtra la présence de la mort, tout instant acquerra dans son existence la vertu magnifique d'un bienfait. La vie lui devient « sauvage et de saveur subite » et il se prend à aimer que « le bonheur soit comme une efflorescence sur de la mort ».

A répéter et proposer les voluptés, son apostolat se dévouera. Les Nourritures terrestres sont un traité de vie. Elles apprennent à trouver le bonheur en la plénitude sensuelle. Certes, Ménalque n'ignore pas l'éminente usure de son corps et de son esprit. Mais il désire encore et avec plus de véhémence. Il se glorifie de la splendeur de ses actes. Il est dépossédé par ses souvenirs innombrables ; mais, lumineux, il se fait un orgueil de sa clarté exténuée. Son hyperesthésie même est le signe de sa force.

Démontrer l'intime participation des chapitres à l'idée centrale serait impossible. Dans cet ouvrage où il n'est question que de tout, de toutes les choses et de tous les plaisirs, de tous les êtres et de toutes les passions, il importait que, dans la moindre partie, tout fût implicitement contenu. Comment dès lors procéder à l'ordinaire analyse ? Chacun des huit livres dont se composent les Nourritures exalte, sur un mode différent, le panthéistique hédonisme. Un commun délire amoureux les relie. Le souffle qui les soulève, d'étape en étape, se fait plus pathétique. L'égoïste tentation de la sentimentalité, un instant insidieuse, se propose en « La Ferme », — Abondances — Richesses définitives — Installations — Utilisation de la sensibilité, — mais l'humide embûche est déjouée : et vers des étreintes plus étroites, plus âpres, plus positives, le livre bondit.

Préliminaire biologique, en un premier tome, le sujet se prépare et se dispose. La théorie se dégage. Un sentiment d'attente et d'élastique disponibilité appelle les éventualités. « Nathanael, que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir, mais simplement une disposition à l'accueil. Attends tout ce qui vient à toi, mais ne désire que ce qui vient à toi. Ne désire que ce que tu as... Comprends qu'à chaque instant du jour tu peux posséder Dieu dans sa totalité. Que ton désir soit de l'amour et que la possession soit amoureuse... car qu'est-ce qu'un désir qui n'est pas efficace ? » Des objets rencontrés et aimés, bientôt, les rayonnements spirituels affluent. Une palingénésie a transformé la vision de la face de l'univers. « Il y a un grand plaisir, Nathanaël, à déjà tout simplement affirmer : Le fruit du palmier s'appelle datte et c'est un mets délicieux. » Ménalque contera sa vie et ses pèlerinages émerveillés. L'amour ruissellera. Ailleurs, ce sera la Ferme, ses tièdes vapeurs, ses émollientes douceurs. Les violences de Lynceus frémiront. Il y aura d'inexprimables pâmoisons. La mort, aride et sèche, par les plaines lybiques, apparaîtra. Elle donnera un sens nouveau à l'existence. L'amour se haussera à de la reconnaissance. Et la volupté se fera paroxysme.

Il me déplairait de procéder à de plus minutieuses réductions. La perfection formelle d'une œuvre croît en raison de la difficulté qu'on éprouve à en reconstituer le plan psychologique. Au surplus, les Nourritures étant une œuvre de didactique morale au moins autant que de littérature, n'est-ce pas à la morale qu'il convient avant tout de s'attacher ? Ce livre est nettement a-moral. L'idée du bien et du mal est abolie. L'auteur qui a écrit jadis : « Toute ma vie j'aurai tendu vers une un peu plus grande lumière » aujourd'hui déclare qu'« il ne croit plus au péché ». Il n'est qu'un devoir, c'est d'arriver au lyrisme de l'adoration. Le mérite ne subsiste davantage. L'existence n'est-elle pas elle-même une sorte de récompense fervente ? Le panthéistique hédonisme, déjà cité, guide et amène tous les actes. Ne croyez pas cependant qu'en la Canonique d'Épicure tout le système se résolve. Par la seule formule qu'il s'autorise, « Assumer le plus possible d'humanité », il se rattache au spinozisme. Pour Spinoza, la vie parfaite n'est-elle pas celle qui se perpètre en Dieu et dont tous les désirs, unanimes, se réduisent à cet unique : posséder Dieu. La plénière action de sens qu'indique notre auteur comme le mode de bonheur naturel vous semble-t-elle différente de cette pratique idéale ? Mais que vous dire du prosélytisme dont brûle l'œuvre, qui la purifie et rachète ce que l'un y pourrait trouver de trop brutalement sensuel ! Lisez l’« Hymne aux étoiles », par quoi se termine le bouquin, vous en reconnaîtrez le sensible paradigme et saurez que ce prosélytisme n'est que l'obéissance passionnée à la vocation.

De quelle utilité ne serait pas ici un développement et combien n'eût-il pas été avantageux, condensant en cet endroit le triple aperçu de la doctrine, des faits et de l'esprit, d'en faire observer la subtile cohésion ! Certaines considérations eussent nécessité de lucides paralipomènes que la disposition de cette courte étude ne me permet pas. Je n'ai pu qu'indiquer substantiellement et avec prudence, car les gloses souvent décontenancent un livre.

Que vous dirai-je enfin de la forme ? Le style n'est-il pas ici élément second ? D'interpellation directe souvent, il s'élargit parfois en de soudaines élévations. Philosophique presque au début, il ne tarde pas à s'allumer et la croissante exaltation du sentiment l'induit à une graduelle effervescence. Les descriptions peu à peu s'altèrent. L'émotion halète et s'entrecoupe d'exclamations. Il est des moments où la phrase semble se gonfler d'un inexprimable sanglot d'extase ; ailleurs, elle se démembre, éclate et les mots y brûlent comme étincelles, des comparaisons troublent comme un loucher : « Les Arabes vêtus de blanc y circulent et des enfants qui me semblaient beaucoup trop jeunes, dis ? pour connaître déjà l'amour. (Il y en eut dont les lèvres étaient plus chaudes que les petits oiseaux couvés). »

Sans doute ce livre inquiétera et contrariera nombre de personnes qui, ayant arrêté sur un écrivain un définitif jugement, n'en prétendent plus changer et croient à une déchéance ou à une abjuration dès qu'une œuvre s'éloigne de l'arbitraire domaine intellectuel qu'ils imposent. Mais le lecteur attentif, qui sut établir la filiation des Cahiers d'André Walter, du Voyage d'Urien et de Paludes, n'hésitera pas à découvrir en Les Nourritures terrestres le nécessaire aboutissement, l'épanouissement de la force que, sous ses créations diverses, André Gide affirme. Comprimée ici et restreinte, emportée là et évertuée vers l'héroïsme, statique et se détruisant elle-même, ailleurs, dans Paludes, elle exigeait une intégrale manifestation ; saluez-la — admirable — en les Nourritures et sachez que, si vous n'aimez pas ce livre — vous n'avez jamais connu celui que vous crûtes aimer.