Cri de Paris

[12 mai 1901]

 

[Anonyme]

Au Nouveau-Théâtre

 

M. Jean Rameau, qui est une sorte de douanier littéraire, n'aura plus, cette fois, à jeter le cri d'alarme : le théâtre de l'Œuvre a joué un écrivain français. Soirée doublement heureuse : elle a été une occasion d'applaudir le nom d'André Gide et nous a privé d'un nouvel article patriotique de M. Jean Rameau.

Autour de l'auteur de Paludes, dans les couloirs, tous les habitués des anciens mardis de la rue de Rome, tous les amis de Monsieur Mallarmé. Hélas ! Monsieur Mallarmé n'est plus; les jeunes poètes qui l'entouraient jadis sont devenus maintenant des messieurs sérieux et graves et quelques-uns ont abandonné les Muses ou ont été abandonnés des Muses — ce qui revient à peu près au même.

De grands changements sont survenus dans les mœurs littéraires : les soirées de l'Œuvre, elles-mêmes, ne sont plus ce qu'elles étaient autrefois. Elles ont perdu leur pittoresque. Les redingotes vert-pomme, les hautes cravates romantiques, les chevelures fatales, les bandeaux à la Botticelli, les séances houleuses où l'on apostrophait Sarcey et où l'on acclamait les tirades anarchistes, tout cela a disparu. Dans les couloirs, les théories d'esthètes ne se pressent plus autour des Maîtres ; il n'y a plus de Maîtres et il n'y a plus d'esthètes. Les grands critiques passent inaperçus. Où est la belle Mina, qui promenait, avec impudeur, ses seins glorieux et sa croupe généreuse, et où les reines de Saba, et où cette extraordinaire maîtresse de poète qui vint un soir à l'Œuvre, déguisée en Cléopâtre, les pieds nus dans les sandales ?

Rappelez-vous les conférences de Tailhade et l'audace tranquille avec laquelle il malmenait la foule et les pontifes du journalisme, au milieu des cris, des protestations, des bras agités en l'air.

On accompagnait ensuite M. Mallarmé jusque chez lui. Chemin faisant, il parlait, sur ce ton souriant et discret qui était d'un si grand charme, et lorsqu'on le quittait, et que longtemps après, on se rappelait ses paroles, chacune d'elles apparaissait dans la mémoire subtile et profonde et avec un sens mystérieux que d'aucuns ne pénétraient jamais. On retrouvait toujours, plus tard, dans quelque revue ou dans un article de journal, ces conversations de minuit. Et M. Mallarmé en était enchanté, car il avait le don de l'ironie et il savait semer à propos les richesses de son esprit.

Dans les loges, lorgnette à l'œil, maintes habituées des spectacles de l'Œuvre, admirent, en connaissance de cause, la plastique de M. de Max. Il est drapé dans de belles étoffes de soie, ses bras et ses pieds sont nus et il s’est collé, au menton, une barbiche de chasseur à pied. Lorsqu'il se précipite sur le lit où repose la reine, il le fait avec une si fougueuse ardeur qu'on regrette — encore qu'on sache parfaitement qu'il ne se passera rien —de voir tomber le rideau. Au dernier acte, lorsque la reine déclare que cette nuit d'amour a été la plus belle nuit qu'elle ait connue, M. de Max, malgré une mimique savante et qui simule le ravissement, ne peut s'empêcher de sourire.

Les portes du Casino sont fermées et un gendarme en défend l'accès. On se presse dans les couloirs ; c'est une cohue impénétrable et que domine, de loin, la haute taille de Henry Bauer. Soit que le geste lui soit familier, soit pour rappeler son portrait du Salon, M. Paul Escudier appuie à la hanche sa main de blanc gantée, cependant que M. Frédéric Febvre, dont l'habit noir affecte légèrement la forme de l'habit à la française, arbore au plastron de la chemise deux petites médailles en or qui sont les portraits du Tsar.

M. René Maizeroy, poudré à frimas, tient à la main, comme un trophée conquis sur l'ennemi, une haute canne à tête d'aigle. L'Empereur peut venir ; M, Maizeroy est là.

M. Lintilhac, qui est à la fois critique dramatique, professeur en Sorbonne et chef du cabinet de M. Leygues, s'avance majestueux, solennel, imposant. On lui demande son avis sur la pièce. Il hoche la tête, ferme les yeux et prend la mine de quelqu'un dont chaque parole est un oracle.

— Vous lirez mon article ! Vous verrez... Vous verrez...

Mais quel est donc le comédien dont les jambes ont fait sensation dans la salle ? Des jambes recouvertes d'un poil si dru, si épais, qu'elles en paraissaient toutes noires. M. Félix [Dumuel], dont la gravité se [complaît si bien aux ] mots d’esprits – il en a d’excellents – s’est écrié [finement] :

— Poil aux pattes !

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