L’Autorité

[14 mai 1901]

 

La Semaine Théâtrale

 

Strée

 

La plus laide, la plus affreuse de toutes les lunes; la lune rousse, qui a fait revenir le froid comme pour attraper les lilas, a été funeste aux théâtres comme aux fleurs. Ce retard de printemps a prolongé le règne des reprises et des chapeaux allongés. Nos jolies Parisiennes contemplent avec mélancholie leurs toilettes légères qui n'ont pu briller encore. Pauvres toilettes ! Elles avaient été faites pour un beau soleil, pour voltiger aux brises, et ces brises n'ont point encore soufflé, tièdes et caressantes, et le soleil n'a point encore lui à rayons d'or.

Je n’ai pas l'intention, croyez-le bien, de vous parler des modes de la dernière huitaine. Mais je ne puis m'empêcher de constater que, si la Parisienne attend avec impatience l'heure du soleil, le chroniqueur théâtral entrevoit cette heure-là avec quelque impatience. Quand la trop classique brise du printemps sera venue, la plume du chroniqueur se trouvera fort dépourvue. Que vous dira-t-elle alors qui ne vous paraisse hors de saison, aussi démodé que les chapeaux dont je vous parlais tout à l'heure ? Hâtons-nous donc, pendant qu'il en est temps encore, de jeter un dernier regard sur les pièces de théâtre destinées à disparaître avec les froidures et les giboulées.

Le Théâtre de l’Œuvre a représenté le Roi Candaule, de M. André Gide, pièce assez curieuse, par la forme que l’auteur lui a donnée, mais qui se rapproche un peu trop servilement de la légende antique, qu'elle ne rajeunit ni par un commentaire original, ni par un détail inédit.

Ainsi, pour remplir notre devoir de critique, il nous faut remonter à Hérodote et rappeler que Candaule, roi de Lydie, avait une femme d'une rare beauté. Plus vain encore qu'épris des charmes de la reine, il voulut, en les montrant sans voiles à Gygès, un de ses gardes, devenu le confident de ses secrets, lui faire comprendre tout son bonheur. Gygès dut obéir. Mais, malgré toutes les précautions prises, la reine aperçut Gygès au moment où il quittait sa cachette ; elle l’appela, au sortir du bain, et ne lui laissa que l'alternative d'assassiner le roi ou d'être égorgé sur-le-champ. « En me regardant, dit-elle, tu t'es rendu criminel autant que le maître qui t'a ordonné cette indignité. Il faut que l’un de vous deux disparaisse. Choisis. » Gygès ne balança pas : il frappa Candaule pendant son sommeil, après quoi il épousa la reine et devint roi de Lydie.

Suivant Platon et Cicéron, Gygès était un simple berger de Lydie, ayant trouvé dans les flancs d’un cheval d’airain un anneau merveilleux qui rendait invisible celui qui le portait : Grâce à ce précieux talisman, il put pénétrer chez la reine.

Enfin, pour Xénophon, Gygès était un vulgaire esclave.

M. Gide, à son tour, en a fait un pauvre pêcheur, et c'est dans le corps d'un poisson vendu par lui aux cuisines du roi Candaule que l'anneau magique est trouvé. C’est là, je crois, la seule modification que l'auteur ait apportée à cette vieille histoire dont la modalité égoïste peut se résumer ainsi : « Si vous êtes heureux, cachez votre bonheur, et gardez-vous surtout de le partager avec vos amis. » Il est juste d'ajouter que le roi Candaule montrait un peu trop le sien.

Pour nous remettre en mémoires ces choses, M. Gide a pris la peine d'écrire sa pièce en vers non rimés; en cela, il a eu d’autant plus de mérite qu’il déclare dans la préface qu’« aujourd’hui l’art n’est plus » et que « d’ailleurs nul n’est plus là pour le comprendre ». C’est donc pour sa seule satisfaction que M. Gide s’est donné tant de mal.

Le Roi Candaule était très honorablement joué par M. de Max (Gygès), Lugné-Poe (Candaule) et Mlle Henriette Roggers (la reine) dont la beauté radieuse a paru justifier amplement l’enthousiasme du dernier des Héraclides.

Ce spectacle m’a rappelé un autre Roi Candaule qui, cependant, n’a qu’un très vague rapport avec celui de M. André Gide. Je veux parler de la jolie comédie jouée autrefois au Palais-Royal et que nous avons retrouvée avec plaisir dans le Théâtre complet de Meilhac et Halévy, en cours de publication. N’est-elle pas inoubliable, cette scène où M. et Mme Capuron, étant venus voir une pièce un peu croustillante le Roi Candaule — mettent leurs deux filles à la porte de la loge chaque fois que le dialogue des acteurs devient un peu trop vif ?

A cette époque, on écrivait des pièces pour intéresser ou amuser le public. Cela n’est plus de mode. Aujourd’hui, il faut être symbolique et savoir par cœur le nom de M. [mot illisible] C’est le progrès.

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