L’Ermitage

[août 1901]

 

Henri Ghéon

Notes sur une renaissance dramatique (Quatrième article)

Le Roi Candaule

 

Pour écrire du Roi Candaule, l'amitié pourrait me gêner si l'auteur n'était mon ami pour cette raison, entre cent, qu'il écrivit le Roi Candaule. J'ai assisté à la genèse de cette œuvre, j'en ai salué le progrès et l'achèvement, suivi la réalisation sur une scène : j'en dois savoir parler mieux que beaucoup. Et puis, que ceux qui croiront de ma part à de la complaisance ou de l'aveuglement, y croient ; cela n'importe. Je m'abstiendrai de toute louange qui ne constate, commente, éclaire.

 

La fable, ici, ne déguise pas une idée, — une thèse encore moins. Qu'elle suscite des idées, c'est autre chose, et là-dessus je reviendrai. En vain donc, s'inquiètera-t-on de ce que l'auteur voulut dire. Comme si l'œuvre d'art jamais ne devait être que la mise en valeur artistique d'une opinion !

Mais, rien non plus ici ne déguise la fable, nul ornement, nulle variation. On imagine l’exquise fantaisie que sur un semblable sujet, Banville, par exemple eût construite, fragile, rien que de rimes, d'images, d'agrément. L'histoire de Candaule, ah ! le joli prétexte ! Comme si la beauté des mots ne risquait rien à quitter la pensée. Pour moi, je ne sais guère de plus harmonieuses phrases que celle de ce premier acte royal où s'expose l'action ; mais je défie qu'on m'en montre une qui résonne « gratuitement ». Au reste, blâme-t-on assez la nudité des autres actes ?

Ici, la fable veut par elle-même valoir, et cette chose seule importe : « Comment Candaule, roi de Lydie, en vint à donner Nyssia, sa femme, au malheureux pêcheur Gygès — et ce qui en résulta. » J'ai dit « comment » et le souligne. Par ce seul mot, la fable d’Hérodote va cesser d'être fable, et conservant son charme prendre sa vraie valeur. Il faut encore qu'elle surprenne, il faut surtout qu'elle s'impose. L'arbitraire y doit devenir nécessité, logique humaine, et cela par le seul jeu de quelques caractères. En présence de la légende, les grands classiques n'agirent jamais autrement, et c'est d'une beauté classique que rêva l'auteur de Candaule.

Que d'abord soient mis en présence tous les éléments de l'action, et rien qu'eux : un évènenement et des êtres. Que cet événement, fortuit ou volontaire — postulat premier de la tragédie — donne comme l'élan à ces êtres fictifs — dont chacun n'est encore qu'un postulat en outre. — Mais que par cet élan unique, et que le dramaturge n'a plus le droit d'aider, ces êtres se montrent, se créent, atteignent jusqu'à un paroxysme d'action, celui précisément que prémédita le poète et qui sera suivant le cas un dénouement, ou bien un centre... Et dans ce second cas que, sans intervention étrangère, la crise se résolve et l'action se ferme fatalement. Car la tragédie sera close : une simple anecdote, développée en toute logique devra pousser à bout, épuiser chaque caractère, au point que le rideau tombé on ne désire plus rien d'aucun d'eux; et en retour quelques caractères choisis, par simple contact réciproque, devront complètement et exclusivement, vivre l’anecdote posée.

Le banquet est servi, Candaule longuement, lyriquement s'explique : Nyssia se tait surtout : Gygès paraît et frappe. Mais dans ce premier acte il y a déjà tout Candaule, Nyssia toute et tout Gygès — eux et point d'autres. Car aussi, par un sacrifice classique à l'économie de l’action, voici les seigneurs de Lydie, semblables en cela, aux confidents du grand siècle, n'exister strictement ici, qu' « en fonction » des protagonistes, par eux, pour eux. Et la bague trouvée, et déchaîné Gygès — péripéties initiales — ils s'enfuient « sous la table », on n'a plus besoin d'eux.

Alors le drame se dépouille : il vivra tout entier sur les « avances » de l'exposition. Ah ! nulle crainte qu'il s'égare : la lumière le suit. Nulle crainte qu'il languisse : il partit avec des réserves. Etant donné l'anneau, la beauté de Nyssia, Candaule généreux et Gygès impulsif, que pourrait-il arriver d'autre au cours du second acte, et de plus important ? Dans sa nudité simple et sûre, et pleine cependant, je vois comme un maximum nécessaire. Il a son but, à son but il s'arrête. Mais ce but dépassé n'était-ce pas une autre action ?

Aussi bien, par un sacrifice nouveau, l'auteur s'imposa dans le dernier acte, de simplement « liquider » l’action : parce qu’il faut que ça finisse. Brièveté toujours logique où les caractères quand même, s'indiquent jusqu'au bout, jusqu'au mot impudique d’une Nyssia émancipée :

 

Archelaüs, ce soir, nous aurons des danseuses.

 

jusqu’au brutal,

 

Recousez-le !

 

de Gygès, époux, ennemi et maître. On ne peut plus douter de leur attitude nouvelle vis-à-vis l’un de l’autre, non plus qu’au cinquième acte de Britannicus des réciproques positions de Néron et d’Agrippine. La belle leçon de « dessin » et de classicisme !

Racine dessinait d'abord ; mais peignait tout de même ensuite, encore que de couleurs discrètes et lavées. Autour des faits solidement et subtilement combinés, il répandait son éloquence modérée, exquise et lente; la pureté de la trame sous la pureté de la langue transparaissait; ce lui était du moins un voile. Ce voile discursif, l'auteur du Roi Candaule a prétendu le rejeter. C'est la première nouveauté de sa tentative. Il a rêvé aux simples gestes, aux naturelles attitudes, aux actes francs de ses héros, une beauté inhérente capable de se suffire à elle-même. Il a soigneusement évité, du moins dans la partie dramatique de l'œuvre, toute analyse ou commentaire. La tragédie, grecque ou française n'avait guère encore été que parlée. André Gide la voulut cette fois agie, tout comme un drame, sans du drame accepter les compensations. De là l'austérité d'une pièce en somme scabreuse, qui déconcerta tant de gens.

Le poète se trompait-il, tentait-il l'irréalisable? L'acte central est là, trop complet dans son raccourci pour ne répondre du contraire. Et ceux qui ont compris la valeur d'art de l'œuvre, reprocheraient presque, justement, les préparations discursives du premier acte, où s'exprime, un peu trop directement peut-être, le caractère de Candaule ; le petit prologue dit par Gygès, n'est point non plus pour les contenter à ce point de vue. Mais, quel tremplin eut pu remplacer ces discours? La faute alors en revient au sujet — excusable petite faute !

 

Oui, c'est à nous de l'affirmer, une tragédie de faits (extérieurs ou psychologiques, mais de faits bruts), une tragédie de gestes était possible. Non point sur tout sujet : sur celui-ci certainement, et, qui sait, exclusivement. Pouvait-on rétrécir, dessécher à ce point un thème d'humanité générale, banale, j'allais dire normale ? Je ne le pense pas. Je crains que des sentiments trop « admis » simples, quotidiens — et dont ne sait intéresser que la « manière » — n'eussent point supporté une semblable crase. Pour que le dessin satisfît, il lui fallait reproduire des modèles d'exception, et ceux-là même. On en viendrait facilement à dire que cette tragédie de faits ne pouvait être que le Roi Candaule — dont par cela se trouve encore accru l'aspect de nécessité artistique.

 

Au reste, Racine eut reculé devant la fable d'Hérodote. André Gide, si j'ose dire, l'a fait reculer devant lui, l'accentuant, la caractérisant davantage, la corsant, la haussant : et c'est ici tout un. Dans les Histoires, Candaule montrait la reine à Gygès — imprudence ! Dans le drame, il la donne— volontairement. Mais nous arrivons là au point essentiel du drame, à ce qui en fait la valeur profonde, — comme en fait la valeur plastique, le dessin pur — à sa nouveauté idéale, psychologique et morale, à Candaule lui-même.

 

La comédie de mœurs et le drame bourgeois ont imposé à nos contemporains une optique scénique bien arbitrairement simpliste. En entrant au spectacle, on est tenu d'admettre a priori que tous les personnages ont sur l'ensemble de la vie une opinion uniforme ; que ceci pour eux tous est bien, et ceci mal, encore qu'ils fassent l'un ou l'autre ; qu'ayant atteint ensemble au même point de culture — lequel ! — seuls des détails les séparent et donc les caractérisent, etc. Dans ces pauvres conditions, quel intérêt viendront présenter les conflits ? à quelles médiocres possibilités vont-ils forcément se réduire ? Jamais ne s'y doivent toucher, joindre, heurter deux mondes moraux différents — et dans ce heurt, quelles ressources !

Nos auteurs n'ont point lu Nietzsche ; pire, ils ne l'ont point senti; car on peut sentir Nietzsche sans l'avoir lu. Le dramaturge qui naîtrait aux lettres, naturellement nietzschéen, aurait à parcourir une neuve et vaste carrière. Le monde lui apparaîtrait non plus comme une combinaison de chinoiseries sociales, mais comme le champ de bataille des antagonismes moraux. Il saurait ce qui persiste encore d'instinct au fond de l'homme, ce que des siècles de culture y ajoutèrent. Il vivrait quotidiennement le grand problème de l’instinct et de la culture que Nietzsche nous légua et que l'art seul résout, ce problème où l’humanité se résume, il toucherait aux limites de l'âme humaine, du plus profond passé à l’extrême avenir. Il pourrait en face de Gygès placer Candaule, et entre eux Nyssia.

 

Gygès est un pêcheur, un simple, un sain, un fort. Il croit en Dieu : il croit en sa femme, et la tue dès qu'il cesse d'y croire ; il a l'honnêteté de celui qui possède ; sous la pauvreté dort l'instinct.

Nyssia est une femme, formée à la pudeur, simple aussi, mais plus fine; elle croit en Candaule; quand elle n'y croit plus, elle croit en Gygès, il faut qu'elle croie : et la pudeur voile l'instinct encore.

Tous deux n'obéiront jamais qu'à des sentiments : naturels, acquis, instinctifs, bourgeois, il n'importe : à des sentiments. Mais Candaule !

Candaule est au sommet de la culture : culture sensuelle, intellectuelle et morale. Il n'est une jouissance, un sentiment ou une idée qu'il n'ait connu ou ne doive connaître. De là vient son inquiétude. Tout lui est trop facile, l'ivresse, la bonté, l'amour, la générosité : il est trop riche, trop beau, trop grand, trop large. Les sentiments de tous ne le peuvent plus satisfaire. Trop conscient, il les a trop considérés. Il est au point où les idées vont prendre vie et remplacer les sentiments, où la pensée cessant de s'abstraire va battre de la pulsation même du cœur. Candaule va penser comme on sent, d’une pensée éperdue, et la partie idéologique de l’œuvre, nullement rapportée, nullement extérieure, va ressortir au caractère de Candaule, tout à fait légitimement. Il pourra, il devra parler de son bonheur; ainsi ses discours au banquet s'excusent. Candaule encore se cherche ; il lui semble qu'en se formulant à haute voix et devant tous, il s'affirme, se trouve, se crée. L'idée du « risque » naît en lui; il suffira d'un incident, — le meurtre de Thrydo, — pour que l'acte suive l'idée. Tout l'intérêt du drame est là, — drame d'exaltation cérébrale, — dans la façon dont naît l'idée, dont l'acte suit, à la faveur de sentiments multiples.

Car le caractère du roi Candaule n’est rien moins que réductible à une formule stricte ; il y a loin de lui aux entités géométriques de M. Hervieu ; il a maintes raisons d'agir, et d'autant plus qu'il atteignit à un degré plus haut de culture. Gygès tua Thrydo ; il admire Gygès : mais il lui donne Nyssia et de cela s'admire : contradiction flagrante et volontaire. On en relèverait bien d'autres, — mais quoi, Candaule expérimente. — Ah ! ceux qui virent en lui un sadique ne se trompèrent pas plus que ceux qui le baptisèrent apôtre. Du sadisme, nulle indication dans ce chaste déshabillage. Quant à l'apostolat... Mais là-dessus je veux m'étendre.

Un apôtre, Candaule ! Mais qui veut-il convaincre ? Rien que soi-même. Un apôtre est buté, sans nuances psychologiques, tout d'une pièce, Candaule flotte. Ce n'est point par justice qu'il distribue ses biens, c'est par excès de biens, et par naturelle générosité. Il ne se prive point de ce qu'il donne. Ecoutez-le :

 

« Ne parle pas des pauvres, Gygès;

Je peux les faire riches comme des rois

Sans même apercevoir une diminution de ma fortune. »

 

Et de même il ne se croit point priver de Nyssia en la partageant avec un autre. Agit-il par pitié ? Un peu. Mais surtout, par orgueil, vanité même. Généreux avant tout, son acte extrême ne peut être qu'un acte de générosité ; Candaule pousse à bout sa vertu principale. Il s'en grise, s'en gonfle, il la délie, disant :

 

Plus haut ! parle plus haut, ma jeune pensée

Où veux-tu me mener ? admirable Candaule !

 

Il sent le risque, son désir de risquer s'en accroît :

 

Oh ! oh ! oh ! oh ! qu’est-ce que je m'en vais oser faire ?

Je ne peux plus... Candaule, tu faiblis ?

Qui donc alors ferait jamais cela si ce n'est toi ?

 

Candaule fera ce que ne feront jamais d'autres. Et si, à cet instant précis — et rien qu'à cet instant — il y a sacrifice — sacrifice de la pudeur de Nyssia, — ce n'est plus, déjà plus par pitié pour Gygès ; sa misère d'hier est déjà oubliée : c'est par soif du péril et par désir vaniteux d'affirmation ; mais cette vanité est belle.

 

L'action principale, on le voit, a lieu dans le cerveau de Candaule ; chaque réplique ajoute un trait à son complexe caractère ; on ne le connaît bien qu'à la fin du deuxième acte; il suit le drame extérieur, et en accentue perpétuellement l'intérêt. Gygès et Nyssia motivent les répliques et l'action seconde est entre eux et Candaule, l'action seconde seulement. Aussi n'insisterai-je point sur le retentissement du crime. Pour expérimenter, il n'eut point fallu à Candaule des « sujets » d'instinct primitif et de morale bourgeoise comme sont Gygès et Nyssia ; contre lui, aussi bien se devait retourner l'expérience. Pourquoi faut-il qu'il la regrette ?

C'est peut-être le seul reproche que mérite le caractère : de se démentir à la fin. Artistiquement la tirade dernière à Phèdre: (« Ces palais, ces festins me doivent maintenant appartenir à moi tout seul, » etc.) est défendable : elle fait contrepoids et donne plus de relief au meurtre. Psychologiquement elle est « possible », mais, je le crains, fâcheuse. Candaule se montre alors bien humain, « trop humain » pour avoir été jamais « le danseur de corde », dont parle Nietzsche au début de Zarathoustra. Candaule avait le droit de sentir naître en lui un peu de jalousie. — « Vilaine passion » — mais à condition de la taire aussitôt : il pouvait choir, mais non se repentir après la chute. Aussi bien tout le dernier acte est à Nyssia et Gygès, que voici « par delà le bien et le mal », grâce à leur seul instinct et aux événements, comme le roi Candaule était auparavant « par delà le bien et le mal » à force de richesse, de bonheur, de générosité et de culture.

 

Bien d'autres choses encore seraient à dire sur le caractère du roi Candaule, trop complexe pour qu'une analyse l'épuise et sur les idées qu'il évoque. Pièce d'exaltation cérébrale, ai-je dit ; sur l'œuvre règne la pensée, pensée moins de l'auteur que du héros central. De Candaule elle naît, elle émane, rayonne, gagne les autres personnages, les contraint à exprimer toujours le peu d'« idée » que comporte tout sentiment ; elle crée une véritable atmosphère où respirent Gygès, Nyssia, les courtisans. Et celui-là dira :

 

Que celui qui tient un bonheur, qu'il se cache.

 

et celle-ci :

 

Ah! mais, il faut pourtant bien

Que l'un de vous deux soit jaloux

 

et d'autres :

 

Si ton bonheur était une amitié

Tu ne parlerais point de la risquer.

 

etc.

Mais écoutez Candaule :

 

— N'est-ce pas qu'il n'est digne que des pauvres

De se préoccuper d'être heureux ?

— ...Chaque bien nouveau que l'on possède

Entraîne son nouveau désir de l'essayer

Et posséder pour moi c'est expérimenter

— ... Pour plus de bonheur l'homme s'use

Quand il est pauvre à désirer...

... Risquer, c'est l'autre forme du bonheur,

Celle des riches...

 

Qu’on n'y voie point la signification de l'œuvre, mais sa matière; à retrancher cette matière, l'œuvre ne perdrait point son sens, mais sa valeur, sa beauté, mieux : sa vie ; elle cesserait d'être. La pensée vit en elle, nourrit les caractères, aggrave les conflits, gonfle les périodes... Et je ne louerai point une langue autre part admirée, pure et neuve, nombreuse, rare, plastique, et qui de la scène s'impose, comme du livre.

Drame social ? pourquoi? — Drame philosophique? — Drame. Un soir, au Théâtre de l'Œuvre aura été jouée une pièce d’art concis et de vie profonde — et dont la pensée fut le seul ressort. Dans un cadre de tragédie étroit et traditionnel, ainsi les limites humaines de l'art scénique se reculent.

 

P.-S. — M. de Max fut un Gygès merveilleusement, sobrement plastique. M. Lugné Poe composa gravement, et sans peut-être assez de joie tragique, le rôle ardu du Roi Candaule. Mlle Roggers créa une Nyssia très noblement pudique. Et somptueux fut le festin.

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