L’Effort

[1901]

 

[Anonyme]

 

M. André Gide a développé dans les trois actes de son drame quelques réflexions morales sur le bonheur, que M. de La Rochefoucault aurait pu condenser dans deux ou trois actes de ces formules lapidaires dont M. Jules Lemaître nous livra jadis le secret.

Ces idées morales peuvent à peu près se résumer comme suit :

Les vaniteux ne jouissent de leur félicité que dès qu'elle s'impose avec évidence à la médiocre ou à la mauvaise fortune d'autrui ; il leur importe davantage de paraître heureux que de l'être en réalité.

Nous n'aimons bien certaines choses que lorsque nous sommes exposés à les perdre. La jalousie est le piment de l'amour. (Les coquettes le savent bien).

Ou encore comme le dit excellemment M. Gide! « Il y a deux formes du bonheur ; désirer ce que l'on n'a pas et le désirant travailler à l'acquérir, voilà la première forme du bonheur, celle des pauvres; et quand on possède cela le risquer, voilà la seconde forme du bonheur, celle des riches. » (Il y a dans ces quelques lignes, soit dit en passant, toute la psychologie du joueur.)

M. Gide a donc essayé, me semble-t-il, de réaliser à la scène sous un aspect plastique quelques idées générales ingénieuses et justes. Il a tenté de nous donner dans ce Roi Candaule, sous une forme sensible, une théorie du bonheur. Ce n'est donc point une entreprise banale. Il y a ici un souci d'art incontestable. Il faut parler de cette pièce avec déférence. Et si au point de vue dramatique, au point de vue strict du théâtre, je crois devoir faire quelques réserves, il demeure bien entendu que cet ouvrage est, par ailleurs, des plus estimables...

En l'espèce l’écueil, inévitable à mon avis, était que l'on dût sacrifier l'intérêt dramatique à la théorie et l'action à la phraséologie.

Les tragiques grecs et nos classiques, avaient un grand souci de « la ligne » au théâtre. Mais ils étudiaient surtout des conflits de passions et de passions très violentes qui donnaient justement cet élément de vie absent d'un théâtre d'abstraction et de généralisation édifié sur des pensées philosophiques. Créés pour illustrer les idées morales de M. Gide les personnages de son drame devaient nécessairement négliger de s'expliquer eux-mêmes.

Telle est du moins, mon impression. Je vous la donne pour ce qu’elle vaut. Voici du reste cette fort intéressante chose :

Candaule, roi fameux pour ses richesses, a retenu à dîner ses familiers et ses courtisans. Ce banquet sera présidé par la reine qui s'y montrera dévoilée à seule fin que les invités sachent bien qu'elle a un visage charmant et que son mari est un heureux mortel.

Les invités et le couple royal échangent des propos très subtils qu'il m'a été agréable de lire dans le texte; mais qui ne dépassent guère la rampe parce qu'ils sont froids et impersonnels. Cependant on apporte une dorade ; un glouton de l'assistance en dévorant sa portion se casse deux dents sur quelque chose de dur. C'est le fameux anneau de Gygès. Le roi demande que le pêcheur Gygès qui a capturé le poisson, lui soit amené. Celui-ci se présente devant Candaule suivi de sa femme, qui s'est saoulée dans les cuisines du palais où on l'avait occupée à des besognes inférieures. Le roi interroge Gygès avec bienveillance. Es-tu heureux Gygès — Oui, mon prince, j'avais une cabane de bois sec, ma femme, l'a brûlée en faisant la soupe; mais il me reste toujours ma femme que personne ne songe à me ravir et qui est bien à moi ; car moins on a de choses et mieux on les possède. Mais un convive, pris de vin, se lève, qui désireux de prouver à Gygès qu'il s'illusionne sur la réalité de son bonheur lui dit en substance: Ta femme, demande lui donc si elle se prive de se faire caresser par les marmitons du roi Candaule...

Sur quoi Gygès prend un couteau sur la table et tue Trydo, son épouse, qui n'a soufflé mot.

Et maintenant je n'ai plus que ma misère ; cela personne ne peut me l'enlever conclut-il philosophiquement. — Tel est ce premier acte.

Ce coup de théâtre n'impressionne pas beaucoup car l'auteur, soucieux de sa thèse, a négligé de nous l'expliquer, de l’« annoncer », on est simplement un peu surpris qu'un homme pondéré comme Gygès prenne aussi aisément une résolution assez grave, en somme.

Pourtant en l'espèce le premier mouvement a été le mieux inspiré puisque le Roi Candaule plus indulgent encore que les jurés du procès Cornulier, loin de punir le meurtrier, le comble de richesses, en fait son meilleur ami, lui donne un collier de perles et se propose de le faire coucher avec la reine Nyssia, une fort jolie femme un peu menue pour une reine orientale, mais enfin, pas mal (Mlle Roggers du Gymnase dont je vous avais déjà dit un moi a propos du Domaine de Besnard). Vous ne devinez pas peut-être pourquoi le roi Candaule tient tant que ça à être ridiculisé ; car il demande cela à son ami Gygès comme un service personnel ? Mais cela est expliqué dans la pièce ; c'est même le nœud de la pièce. Le vaniteux Candaule veut que Gygès ait une notion très exacte des qualités physiques de la reine Nyssia et par conséquent de son bonheur conjugal et il emploie le moyen le plus persuasif. L'anneau trouvé dans le ventre de la dorade a la vertu de rendre invisible celui qui le porte à son doigt. Candaule introduit Gygès dans la chambre de Nyssia, couche la reine et disparaît cependant que Gygès s'approche du lit royal. A ce moment le rideau se baisse. Nous l'avons tous regretté, d'autant plus que Mlle Roggers ayant fait tomber sa robe nous est apparue serrée dans un pudique sarrau de grosse toile qui cachait... Au fait, que cachait-il ? Un mauvais plaisant disait près de moi « qui ne montre rien n’a rien! » Propos inconsidéré, j'aime à le croire ; mais enfin qu'est-ce qui peut me persuader du contraire ? ... Ah ! je connais certaine actrice (parmi bien d'autres) qui n'aurait pas perdu une si belle occasion de s'exposer... à la critique.

Quoiqu'il en soit, il parait que Gygès s'est tout de même très bien conduit, puisque Nyssia rencontrant le lendemain le Roi Candaule sur la terrasse du palais lui dit en substance : « Souffrez que je vous remercie, roi Candaule. Vous ne fûtes jamais aussi éloquent. Cette nuit est la plus belle de ma vie. » « Il n'y a pas de quoi ! » dit Candaule subitement jaloux et inquiet. Puis il s'élance à la recherche de Gygès. Mais Gygès, invisible et présent a écouté ce propos, il apparaît à la reine et lui avoue toute la supercherie. « L'homme éloquent c'est moi. Je suis toujours prêt à vous en donner des preuves palpables. » La reine pourrait tout arranger en prenant Gygès pour amant ; mais femme, pleine de préjugés antiques, la combinaison du ménage à trois ne lui agrée point. Aussi prie-t-elle Gygès de tuer Candaule... Gygès obéissant et toujours invisible, frappe son bienfaiteur et règne sur la Lydie et sur la belle Nyssia.

Un épisode imprévu a égayé cet acte sanglant. Un philosophe moins pudique que Mlle Roggers, a étalé aux yeux du public deux mollets massifs, charnus d'une indécente crudité, couverts d'une végétation piliforme abondante et drue. Le jeune acteur peut invoquer quelques précédents pour s'excuser. Il arrive que des artistes cherchent à se créer une personnalité par des moyens de ce genre. Cela n'ajoute rien à leur talent quand ils en ont et ne leur en donne point quand ils en sont dépourvus. Du reste les orientaux s'épilant depuis la plus haute antiquité; un maillot couleur chair, cachant cette intempestive floraison aurait donné mieux l'impression de la réalité que la réalité même. J'ai remarqué à ce propos que les femmes surtout ont salué de jolis rires nerveux cette indiscrète exhibition. Se mêlait-il à ces rires une légère teinte de sadisme? Oh ! c'est bien possible. Peut-être était-ce aussi parce que l'on rit plus volontiers d'un ridicule si l'on ne s'y sent pas exposé soi-même...

... Enfin, il faut cependant louer beaucoup M. Gide, esprit sagace et subtil, honnête homme, amoureux fervent de belles lettres, qui sur des idées générales a édifié trois actes sans doute un peu languissants mais d'un art consciencieux et nouveau et d'une écriture si distinguée. Malgré tout le talent de M. de Max, j'ai eu beaucoup plus de plaisir à lire ce Roi Candaule qu'à le voir représenter. Car, malgré tout, de belles idées développées en un bon style ne suffisent point au théâtre. Mais il faut prendre les bonnes choses comme elles sont. Et l'auteur le plus disert du monde ne peut donner que ce qu'il a. Et même, au point de vue scénique, c'est, tout de même, plus sérieux que du Rostand, je vous en donne ma parole, parce que ceci est de l'art et non du truc, de la pensée et non des mots, du beau langage et non du faux clinquant enfin... enfin une œuvre et pas un produit...

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