Le Journal

[10 mai 1901]

 

Catulle Mendès

 

Théâtre de l'Œuvre. – Le Roi Candaule, drame en trois actes, de M. André Gide.

 

M. André Gide que plusieurs œuvres ont déjà rendu illustre dans un groupe formé de quelques personnes, fait jouer, au Théâtre de l'Œuvre, le Roi Candaule, drame en trois actes. Dans une préface, écrite d'assez bon style, M. André Gide après avoir fait remarquer qu'il ne peut prétendre un instant à un succès dû à des mérites littéraires, auprès d'un public qui a fait un bruyant succès aux pièces de M. Rostand, déclare que, « aujourd'hui, l'art n'est plus », et que, « d'ailleurs, nul n'est plus là pour le comprendre ». M. André Gide, évidemment, se calomnie, par excès de modestie, en affirmant que l'art n'est plus ; mais, puisqu'il pense que nul n’est plus là pour le comprendre, je me garderai bien de porter aucun jugement sur le drame en trois actes qui a été joué hier soir au Théâtre de l’Œuvre ; et je me bornerai au compte rendu que mon devoir de critique quotidien m'impose.

Le roi Candaule, miraculeusement riche, donne des fêtes, montre des danseuses à tout un peuple de parasites, et veut que tout le monde soit heureux dans l'acceptation de ses bienfaits. Seul, Gygès, pauvre pêcheur, n'est pas heureux, et, bien loin d'être d'accord avec le roi sur ce point qu'il faut partager son bonheur avec tous ceux qui n'ont point de bonheur, tue sa femme, très vivement, parce que, saoule, elle fut un peu serrée de près par des convives en belle humeur. Bien différent de cette façon de considérer les choses du lit conjugal, le roi Candaule après avoir recueilli le pauvre pêcheur Gygès, et l’avoir revêtu de robes somptueuses, et l'avoir grisé de vin de Chypre (c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire), lui montre, par affabilité, la reine Nyssia, toute nue et la lui donne, plus nue encore, s’il est possible, — parce qu’il veut que personne, dans tout le royaume d’opulence et de joie, ne soit privé d’aucune joie. Et il pousse à l’extrême son ardeur à rendre heureux. Mais, furieuse d’avoir été vue sans voiles, et d'avoir été possédée sans droit, par un inconnu, Nyssia ordonne à Gygès de tuer Candaule ; c’est la fin de la pièce. Comme vous le voyez, ce n'est pas autre chose que la vieille histoire du roi Candaule, agrémentée de quelques souvenirs de Timon d’Athènes et du Tricorne enchanté ; avec cette différence que, si Candaule montre sa femme au monde et la donne à Gygès, ce n'est pas par ostentation de la beauté, mais par miséricorde pour tous ceux qui sont privés de la beauté. Je dirais peut-être, — si la préface de M. André Gide ne m'interdisait toute apprécition, — qu'il y a, avec quelque ridicule en la réalisation scénique, un peu de grandeur, en effet, et même une beauté, dans le rêve vaincu du pauvre, roi Candaule. Mon droit va-t-il jusqu'à dire que la pièce, mise en scène avec quelque éclat, — mais oui, avec un éclat peu connu au théâtre de l'Œuvre, — a été très mal jouée ? Ah ! les piteux comédiens ! et les nulles comédiennes ! Seul, M. de Max, très pittoresquement « Esope » dans le prologue, très « Diogène » sous les haillons du pêcheur, et très royal en robe d'usurpateur, a montré quelque lyrisme héroïque. Mais ai-je le droit de dire cela ? M. André Gide dit nettement qu’il n’y a plus personne pour cormprendre l'art ; et j'aurais peur de nuire à M. de Max en le louant.

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