L'Idée libre
t. II, mai-juin-juillet 1901,
pp. 129-31
Henri Vandeputte
Le chroniqueur
en pantoufles […] Saviez-vous
qu'avant André Gide, Meilhac et Halévy eussent écrit un Roi Candaule
? Comédie légère, finement écrite, qui fait sourire — digne lever
de rideau de Froufrou, petit chef-d'œuvre des mômes sympathiques
académiciens... Les deux Rois
Candaule — vous vous en doutiez ? — ne se ressemblent guère. Tandis que
Meilhac et Halévy s'amusent et nous amusent de la mésaventure d'un bourgeois
qui, venant voir avec ses filles Le Roi Candaule, pièce scandaleuse
et à succès, les fait sortir de sa baignoire aux passages scabreux —
gratifiant d'oranges l'ouvreuse pour qu'elle veille sur ces vertus !
— et ne réussit qu'à les faire peloter par des jeunes gens sans vergogne.
Gide s'intéresse et nous intéresse, jusqu'au ravissement, à la mésaventure
de son trop généreux roi, qui, souffrant de connaître seul la beauté
de la reine, la dévoile au pêcheur Gygès, son ami, et fini par être
cocufié, tué et remplacé par celui-ci. Naturellement,
je préfère l'œuvre de Gide. Je n'ai cité le premier Candaule qu'à
titre purement documentaire. Belle est l'œuvre
de Gide, autant que charmante. C'est un petit drame platonicien, a dit
excellemment M. Romain Coolus, qui est un critique parfait — le seul
avec Maurras qui nous plaise. Comme dans Le Banquet, en effet,
les personnages ici incarnent un problème philosophique. Ils l'incarnent
avec beauté, harmonieusement. Gide, dont
l'ironie cache la sagesse (maints sages, et des plus agréables, furent
des ironistes), s’en sert dans sa dernière œuvre avec une discrétion
incomparable, grâce à laquelle nous admirons plutôt un drame qu'une
comédie, et un drame qu'on pourrait appeler classique, si le mot n'avait
été banalisé. Disons un mot
de l'évolution de Gide. Lorsqu'il écrivait Les Nourritures terrestres,
Gide réapparaissait comme un pasteur de poètes. Bien qu'il s'en
défendît, et, malgré lui, sans doute, il faisait de la propagande...
par le traité. Les temps étaient gidiques. Il sera notre Goethe, proférait
quelqu'un. Et nous nous préparions à lui donner raison. Parce que la
pensée du jeune maître, conforme à nos aspirations, éclatante, enthousiasmante,
marchait devant nous comme un pasteur devant le troupeau. Moi, particulièrement,
sans en avoir été influencé plus qu'un autre, j'étais obsédé de Gide.
Souvent, je l'ai comparé au Muichkine de mes sublimes lectures. Tandis que
je lisais et aussitôt après avoir lu L'Idiot, j'avais tellement
foi en l'existence du Prince, que je le croyais à chaque instant sur
le point de m'apparaître, — au coin de la rue, derrière la porte, partout.
C'était comme une maîtresse qu'on désire rencontrer. Mais oui, cela,
et davantage encore. Muichkine habitait
mon esprit, ma conscience. Spectateur et juge de tous mes actes, de
toutes mes pensées. Extraordinaire ange gardien de mon âme. André Gide
dans ma vie, trois années durant, joua un peu le même rôle. Je vivais
avec lui au fond de moi-même, à certaines heures, comme avec moi-même.
Tant il est vrai qu'il n'est pas de jeune homme sans confesseur ! —
N'ai-je pas tort de raconter cela ? Or, Gide m'a
quitté ; il nous a quittés ; insoucieux de Goethe, volontairement, il
s'est privé de ce genre d'illustration. À partir de Philoctète, il
ne fut plus qu'un poète, même à nos yeux. Ses œuvres, plutôt objectives,
décourageaient le suiveur. — Eh ! tant mieux ! Vive Gide ! — Est-ce
que vous n'avez pas aimé Philoctète, Le Prométhée mal enchaîné et
l'admirable Roi Candaule, autant que Les Nourritures terrestres
? Est-ce qu'il n'est pas toujours l'intelligence la plus fine et
la plus séduisante de notre époque ? […]
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