La Revue Blanche
mai-juin-juillet-août 1901 t. XXV, p.148-150
Romain Coolus
Ces jours derniers,
l’Œuvre, dont M. Lugné-Poe met un soin intelligent et pieux à
maintenir les traditions déjà vénérables, nous a donné au Nouveau-Théâtre
une représentation du plus haut intérêt, avec le Roi Candaule,
drame en trois actes de M. André Gide, le subtil auteur du Voyage
d'Urien et de Paludes. Déjà, d'après deux essais antérieurs
qui n'affrontèrent point la scène, Philoctète et le Prométhée
mal enchaîné, nous pouvions nous faire une idée de la forme très
particulière d'art dramatique que semblent avoir élue les
préférences de M. Gide. Son théâtre — ou plus exactement l'ensemble
des monologues, dialogues et conversations qui constituent pour lui
le développement d'une action dramatique — se plaît à mettre en lumière,
autour d'une légende très simple, très accréditée et d'une signification
unanimement accessible, les divers aspects d'un problème psychologique
et moral, les points de vue opposés, parfois contradictoires, qu'il
suscite et qui peuvent se dresser, en opposition, voire en conflit,
telles des personnalités scéniques. Ce sont de véritables drames idéologiques
d'un intérêt aussi élevé et durable que les débats mêmes dont ils sont
l'illustration dramatique, et ces débats sont éternels. Rien dans la
littérature contemporaine, depuis les drames et les dialogues philosophiques
de Renan, ne nous avait évoqué avec plus de bonheur le souvenir merveilleux
des dialogues de Platon, qui furent les premiers et demeurent les moins
périssables des drames idéologiques. En est-il de plus angoissant, jusqu'en
sa mise en scène même, que le Phédon ? de plus enchanteur,
jusqu'en son décor, que le Phèdre ? de plus captivant
et de plus subtilement passionnant que le Banquet ? Comme s'il
eût voulu nécessiter cette évocation analogique, M. Gide s'est plu à
entourer ses protagonistes de comparses commentateurs empruntés aux
dialogues mêmes de Platon, Phèdre, Sébas, Archélaüs, Philèbe, Simmias,
etc…, et tout le drame se déroule autour de tables chargées de vins
royaux, les vins d'où naît l'ivresse philosophique par quoi se révèlent
jusqu'en leurs plus secrètes réserves les pensées profondes des convives
ainsi que le proclame magnifiquement Candaule :
L’ivresse ne
manifeste en nous Que ce que nous
portons en nous-mêmes. Pourquoi craindrait
celui Qui n'a rien
que de noble à montrer ? L'ivresse...
fait rendre à chacun Ce que souvent
par excès de pudeur il cachait.
Le Roi Candaule
est un drame platonicien sur le bonheur. Candaule ne conçoit
pas qu'on jouisse vraiment d'un bonheur qui n'est pas partagé ou au
moins dont le détail et la qualité demeurent ignorés d'autrui. C'est
en vertu de cette position philosophique, qui n'est d'ailleurs que la
transposition idéologique d'un goût natif, d'une vocation spontanée,
en un mot d'une
manière d'être psychologique, qu'il dit par exemple à Pharnace :
« Je croirais voler à tous le bien dont je reste seul à jouir » ;
et à Nyssia, sa femme, dont il adore la beauté prestigieuse et qu'il
a forcée à se dévoiler en public, précisément pour que tous connaissent
le trésor dont s'enrichissent ses nuits d'amour :
Pour moi... Mon bonheur
semble Puiser sa force
et sa violence en autrui. Il me semble
parfois qu'il n'existe Que dans la
connaissance qu'en ont les autres Et que je ne
possède Que lorsqu'on
me sait posséder.
Candaule est
bon, généreux, accueillant à toute misère; il veut que son bonheur rayonne
infiniment autour de lui et n'accepte pas d'être heureux seul, pas plus
qu'il ne se satisfait d'être heureux pour lui-même. Il veut qu'on le
sache heureux et il veut rendre heureux. C'est un homme raffiné, à qui
répugne l'égoïsme naturel et qui se ravit d'être optimiste et s'exalte
d'être compliqué et s’admire ; car il s'admire profondément d'être bon,
d'être rare, d'être compliqué, de ne pas croire en Dieu, d'avoir des
idées exceptionnelles. « Admirable Candaule ! » se dit-il !
Et, plus loin, quand il force Gygès à contempler Nyssia dans sa nudité :
Je fais une
chose admirable!
et enfin, plus loin encore :
Candaule, tu
faiblis ? Qui donc alors
ferait cela si ce n'est toi ?
Ce caractère
de Candaule est une véritable création psychologique et M. Gide, avec
un art surprenant, a su nous en présenter les aspects multiples, des
plus dignes d'admiration aux presque ridicules. A coté, ennemis-nés
du candaulisme, destinés à se comprendre, à se prendre, à s'épouser
et à régner ensemble (car cette fantaisie philosophique interprète de
l'histoire, et Gygès, assassin de Candaule, fit monter au trône de Lydie
la dynastie des Mermnades), à côté de ce roi trop civilisé, trop compliqué,
trop optimiste sont Nyssia et Gygès, Nyssia, sa femme, Gygès le pêcheur,
deux êtres très simples, très élémentaires, très frustes, nécessairement
égoïstes, étant très près de la nature, donc nécessairement partisans
d'une conception inverse et adverse du bonheur, celle du bonheur pour
soi, du bonheur à soi, bien à soi, rien qu'à soi. Nyssia souffre
violemment d'être montrée en public par Candaule. Elle ne le cède point
à l'imprudent époux : « Il est certains bonheurs que l'on
tue plutôt que de les pouvoir partager... » ; et,
quand il lui pose cette question :
Que pensez-vous
de mon bonheur ?
elle répond prophétiquement : « Qu’il
est pareil à moi, mon seigneur... Je veux dire que je crains qu’il ne
fane à rester découvert. » Aussi est-elle
la vraie femme de Gygès, de ce Gygès qui tua d’instinct sa première
femme, Trydo, parce qu'elle l'avait trompé et qui tuera Candaule son
bienfaiteur et ami, parce qu'un ne peut pas être deux à posséder le
même bien, parce qu’on ne partage pas le bonheur et que Nyssia
n'est plus qu'à lui, dès l'heure où elle fut à lui. Aussi, dans un très
beau geste finale qui enveloppe toute la pièce et en ramasse le sens
épars, à peine l'a-t-elle choisi pour époux-roi que Gygès ramène violemment
sur le visage de Nyssia le voile gardien qu'en avait écarté la folie
prodigue de Candaule :
Gygès
(hostilement, vers Nyssia). Ce visage si
beau, madame, Je croyais qu’il
devait rester voilé ? Nyssia
(méprisante). Voilé pour vous,
Gygès. Candaule a déchiré mon voile. Gygès
(très brutalement lui ramène un pan de vêtement sur le visage). Et bien !
recousez-le !
Cette œuvre est une très belle œuvre et neuve et
elle atteste de M. Gide un don de création des plus rares. Il faut savoir
le plus grand gré à M. Lugné-Poe de nous avoir fourni l’occasion de
la connaître. Nous insistons vivement pour qu’on en lise la brochure
qui vient de paraître aux Editions de La revue blanche. Ce noble
et puissant livre ravira tous les esprits élevés que hante le souci
philosophique des problèmes essentiels dont s’inquiète, depuis toujours,
l’humanité indécise et affolée du besoin d’être heureuse. Disons pour
terminer que l’œuvre de M. Gide a été remarquablement présentée au Nouveau-Théâtre
par les soins de M. Lugné-Poe, qui interpréta lui-même d’une façon fort
curieuse et captivante le rôle de Candaule. M. de Max fut un Gygès excellent
et Mlle Roggers une Nyssia d’une séduction heureuse.
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