Le Matin

[11 mai 1901]

 

Gaston Leroux

 

Théâtre de l’Œuvre Le Roi Candaule, pièce en trois actes, de M. André Gide.

 

Le Roi Candaule est peut-être un chef-d'œuvre, un très grand chef-d’œuvre. Est-ce que je sais? Est-ce que je sais ? Me voilà humblement devant le chef-d'œuvre du Roi Candaule. Si je ne trouve pas que c'est un chef-d'œuvre, l'auteur, M. Gide, me prendra pour le dernier des imbéciles ou pour le premier, c'est sûr. Mais ce n'est pas de ma faute si je ne puis apprécier comme il convient le Roi Candaule, c'est de la sienne. Dans une préface orgueilleuse, dans la plus orgueilleuse des préfaces, M. Gide nous dit : « J'ai voulu faire œuvre d'art simplement. Mais puisque aujourd'hui l'art n'est plus et que, d'ailleurs, nul n'est plus là pour le comprendre... ». Vous comprenez ? Vous comprenez que nous ne pouvons pas comprendre ?

C'est de l'art, et nul ne comprend plus l'art. C'est M. Gide qui le dit, et il le dit comme il le pense. Alors, pourquoi nous convoque-t-il à comprendre un chef-d'œuvre que nous ne comprendrons pas ?... Eh oui ! vraiment, me voilà de la plus méchante humeur du monde et contre M. Gide, qui a du talent, et contre les amis littéraires de M. Gide, à cause de leur orgueil qui n'est, hélas ! pas de l'orgueil, car l'orgueil des hommes de lettres doit être tellement immense qu'il néglige de se montrer et leur orgueil à eux devient une incommensurable fatuité, car il ne songe qu'à se faire voir.

Vers l'Œuvre, où Lugné-Poe nous donna souvent de si nobles choses, je suis toujours allé avec grande joie, et nous assistâmes là à des tentatives d'art pur qui furent parfois des triomphes, qui furent parfois des désastres, mais nous allions vers des jeunes gens qui nous disaient : « Venez, nous tentons quelque chose ! » Maintenant, ils n'ont plus ces paroles et nous sommes loin des tentatives. Ils détiennent le but; ils ont escaladé le pic suprême de l'art, si hauts, si hauts, que nous ne les voyons plus. Entre eux et nous, il y a la nue. Et ils se sont assis sur l'albe sommet, dans une sérénité immense. Ils ne connaissent plus les transes, les angoisses, les terreurs de l'effort. D'autres artistes — si tant est qu'il y ait d'autres artistes — dont les noms ont été clamés sur le monde — continueront, après des années, des années, des années d'enfantement et de douleur, à tendre vers la Beauté des bras tremblants. Eux sont venus s'asseoir d'un élan sur les genoux de la Beauté et se sont croisé les bras.

Lisez la préface de M. Gide et écoutez monter votre colère… « Incertain de l'accueil qu'on va lui faire, je puis, je dois tout supposer. Supposons même qu'on l'applaudisse. Là serait le malentendu. En voyant le bruyant succès que le public a fait aux pièces de M. Rostand, par exemple, je ne puis prétendre un instant que, si ma pièce est applaudie, ce soit pour ses mérites littéraires... Les applaudissements, s'ils éclatent, iront à ce que j'eusse suprimé de ma pièce.. »

Le reste est de ce ton, et les explications qu'on nous donne sont lasses et fugitives... On nous les laisse tomber et, humblement, nous les devons ramasser...

Voici l'œuvre qui est simple, en effet, comme un chef-d'œuvre : Le roi Candaule, qui est bon et qui aime Gygès le pauvre, est si bon qu'il lui dévoile, par bonté, la beauté de sa femme. Et Gygès, le pauvre, étreint la Beauté que Candaule, le bon, vient de lui livrer. La femme de Candaule ne peut plus se passer de l'étreinte neuve de Gygès et ordonne à Gygès de tuer Caudaule, ce qu'il fait.

Il est vrai que cette histoire est toute petite ; mais il est vrai aussi qu'on peut mettre autour de cette histoire un monde de choses, de pensées, d'idées. On peut habiller ce squelette de conceptions philosophiques, économiques et merveilleuses. C'est l'aristocratie qui fait pénétrer le peuple dans le Temple et qui lui dévoile imprudemment les mystères de la Beauté, c'est-à-dire de l'Harmonie, c'est-à-dire de la Science, c'est-à-dire de sa toute-puissance par laquelle elle commandait aux hommes, et le peuple, à son tour, s'empare de cette Beauté, par laquelle il est maître du monde... C'est encore bien d'autres choses, si nous voulons, bien d'autres choses, et le spectateur peut, autour du squelette de pièce de M. Gide, mettre tant et tant qu'il finirait bien par en faire un chef-d'œuvre.

Car, telle qu'elle apparaît en son dessin si sec, j'ai à mon tour l'orgueil d'affirmer à l'orgueilleux M. Gide, que sa pièce n'est pas un chef-d'œuvre. A ce degré de simplicité, un chef-d'œuvre n’est qu’intentionnel.

 

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