La Revue universelle

1934

 

Thierry Maulnier

 

Le Collectivisme Humanitaire

 

Il y a quelques années, on discuta fort, en U.R.S.S., l'orthodoxie matérialiste de M. Henri Barbusse. Beaucoup de penseurs soviétiques reprochaient à ce dernier, non pas de défendre avec tiédeur la cause collectiviste, non pas de mettre en doute les principes marxistes essentiels, mais de s'être, pour ainsi dire, mal pénétré de leur esprit. En d'autres termes, M. Barbusse était suspect d'idéalisme. Il n'était pas un communiste scientifique, mais un communiste moral. S'il était marxiste, c'est parce que le marxisme lui paraissait répondre à des besoins spirituels, instaurer une dignité, une égalité, une justice. M. Barbusse entrait donc dans la catégorie des socialistes petits-bourgeois que Marx avait assaillis d'imprécations et d'invectives ; il admettait une position morale du problème social.

 

Depuis lors, l'intransigeance matérialiste des intellectuels chargés de la défense de l'orthodoxie officielle en U.R.S.S. semble s'être bien relâchée. Tandis que le zèle de M. Henri Barbusse était suspect, celui de Romain Rolland et celui de M. André Gide paraissent irréprochables et purs. (Il se trouve en effet que, depuis son rattachement à la IIIe Internationale, M. André Gide s'est trouvé associé, par la propagande communiste, à M. Romain Rolland ; ainsi les pires adversaires de M. André Gide auront-ils été moins durs pour lui, dans leur indignation, que ses nouveaux amis dans leur enthousiasme : les premiers se sont bornés à taxer M. André Gide, — avec quelque exagération du reste — de satanisme, de crime ou d'imposture ; les seconds ont fait pire : ils l’ont accouplé à Romain Rolland). L'adhésion au communisme de M. Romain Rolland et de M. André Gide a donc, par une faveur singulière, été accueilli avec enthousiasme, tandis que les offres de service des surréalistes étaient repoussées avec le dédain que l'on sait. Cette indulgence a de quoi surprendre. M. Romain Rolland et M. André Gide ne sont pas allés, en effet, directement au collectivisme. Ils ne lui ont été gagnés que du jour où il leur est apparu comme disposant d'une efficacité pratique susceptible de faire triompher les revendications de la morale égalitaire. Ils ont adhéré à l'U.R.S.S. comme à la seule force capable de défendre dans le monde concret l'idéalisme socialiste dont Marx s'était fait le farouche accusateur. Le marxisme est et reste pour eux, qu'ils le veuillent ou non, la doctrine susceptible d'assurer la dignité ou le bonheur à la majorité des hommes, et non pas l'expression du processus fatal par lequel la classe prolétarienne s'empare des instruments de production et du pouvoir social. L'adhésion au collectivisme d'un Romain Rolland ou d'un Gide a été décidée à la suite de scrupules de conscience, comme une solution individuelle aux problèmes de la vie et de la connaissance, comme une attitude morale (et le Journal de M. André Gide en fait foi, qui discute les avantages comparés du communisme et du christianisme). Les deux principaux écrivains français qui aient apporté au collectivisme marxiste leur secours polémique se sont déterminés à ce ralliement, non point par une rupture idéologique complète avec la civilisation intellectuelle dont ils faisaient partie, main en poussant au contraire à leur extrémité logique et à leurs conséquences pratiques les principes humanitaires et égalitaires de l'individualisme petit-bourgeois.

 

Nous ne citons ici M. Romain Rolland et M. André Gide que pour mémoire — sinon, déjà, in memoriam. — Nous avons voulu seulement faire apercevoir, par l'exemple de ces agonisants illustres, un des caractères les plus remarquables de l'idéologie d'extrême gauche en France, tout au moins lorsqu'elle est représentée par des intellectuels. Parmi les « ralliés » les plus célèbres, il n'y a pas en France de marxistes véritables. Le marxisme ne recrute ses convertis, de toute évidence, que parmi les individus soumis depuis de longues années aux influences de la pensée libérale et socialisante. Ceci est un point essentiel. Nulle part nous ne voyons les esprits amenés au marxisme par l'étude objective, scientifique, des conditions de la vie sociale et technique ; nulle part, en France tout au moins, les esprits ne vont au marxisme par les voies marxistes. Il faut que la route du marxisme soit préparée par l'idéologie révolutionnaire et libérale. Aux yeux des intellectuels français, le marxisme n'est pas autre chose que l'égalité économique, le gouvernement populaire étendu du politique à l'économique, le principe de la volonté populaire instauré dans l'ordre de l’économie. Karl Marx a eu, sans doute, grand tort d'accabler d’invectives l’idéalisme socialiste. Ce même idéalisme est encore, à l'heure actuelle, son propagandiste le meilleur. Les « découvertes » du matérialisme, la philosophie de l'histoire de Marx font moins pour déterminer en faveur du parti communiste des adhésions et des concours, qu'une idéologie bourgeoise dont nous avouerons sans difficulté, avec Marx, la sottise et la décrépitude, et qui pourtant continue à recruter pour lui.

 

Le dernier numéro paru de la Nouvelle Revue française nous confirme ces constatations d'une façon éclatante. On peut y lire en effet une lettre ouverte de M. Ramon Fernandez à M. André Gide, où le lauréat du Prix Femina 1933, sans annoncer encore son adhésion au parti communiste, se range parmi ses alliés, et déclare voir s'évanouir une à une les raisons qui jusqu'ici l'en avaient tenu écarté. On peut y lire en outre une étude de M. Jean Louverné sur la « conversion » d'André Gide, étude destinée à démontrer que M. André Gide a toujours été communiste, et qu'en passant, dernièrement, à la politique militante, il n'a fait qu'achever et parfaire une évolution depuis longtemps dessinée. Or, ces deux textes ont un point commun. M. Ramon Fernandez considère le communisme comme le seul moyen de sauver l'esprit du péril que lui fait courir la réaction capitaliste, il voit donc dans la révolution collectiviste le suprême recours de l'humanisme menacé. M. Jean Louverné s'attache à découvrir, tout au long de l'œuvre de M. André Gide, les preuves de la tâche humaniste que l'écrivain n'a pas une minute cessé de s'attribuer, et il définit cet humanisme comme un communisme anticipé. Des deux côtés, l'humanisme est ainsi considéré comme conduisant au marxisme, et en préparant les voies.

 

M. Ramon Fernandez se montre à nous attiré vers le communisme par « un certain humanisme, fondé sur la croyance que l'homme est pour l'homme la plus haute valeur, et que l'humanité ne sera point égale à elle-même tant que tous les hommes ne seront pas humains. » Il écrit encore que « le mouvement du prolétariat vers sa libération est analogue au mouvement de l'esprit vers la vérité... » que « l'intellectuel a besoin de la classe ouvrière pour se connaître lui-même complètement », que « le progrès matérialiste » signifie « l'accession à la dignité humaine, donc à la vie spirituelle, de millions d'hommes jusqu'à présent sacrifiés. » Ne cherchons point pour l'instant à montrer la dangereuse puissance d'illusion que de tels espoirs comportent. Bornons-nous à remarquer que la propriété collective des instruments de production est ici représentée comme un élément du salut spirituel du monde, comme une exigence de l'humanisme. Et donnons la parole à M. Jean Louverné.

 

Les arguments de M. Jean Louverné sont singuliers, et il fait preuve, dans sa démonstration, d'une grossièreté de pensée presque incroyable. L’articulation essentielle en est que M. André Gide a toujours été altruiste, ce qui implique que l'altruisme et le collectivisme marxiste se confondent. M. André Gide était communiste, puisqu'il plaignait en 1890 une petite servante qui sanglotait près de lui. M. André Gide était communiste, puisqu'il défendait en 1925 les noirs contre les abus du colonialisme. De ce point de vue, l'aphorisme de Nietzsche, selon lequel « l'amour d'un seul est une barbarie, car il s'exerce aux dépens de tous les autres » constitue lui aussi, sans doute, une profession de foi marxiste. M. Jean Louverné se sent bien saisi d'un scrupule, en songeant que l'humaniste, en contradiction formelle avec le marxiste, règle et décide d'après une morale : « Il est certain que telle n'est pas la voie des humanistes et qu'ils se distinguent surtout par une particulière attitude morale. » Mais Louverné ne croit pas, pourtant, que cette raison soit péremptoire : « Mais l'intérêt qu'ils (les humanistes) portent à la conscience, écrit-il, leur interdit de négliger l'outil ; car l'outil qui prolonge la main et la machine qui remplace cette main façonnent en retour le cerveau qui les a conçus. L'animal œconomicon est familier de l'humaniste. » L'humanisme conduit donc bien au marxisme. L'intellectuel se solidarise ou non avec les revendications ouvrières selon la façon dont il a posé le problème moral.

 

Nous n'avons pas l'intention de dénoncer longuement les paralogismes, les erreurs qu'une pareille argumentation suppose. Il est fait parfois un étrange usage de la pensée. Ce qui nous importe ici, c'est, dans le cas de M. Fernandez comme dans le cas de M. Louverné, la bizarre confusion établie entre l'humanisme et l'humanitarisme. Confusion fréquente aujourd'hui, et d'une singulière bassesse. L'humanisme, glorieux souci d’accéder, pour des esprits choisis, au raffinement des intuitions et des instincts, à la richesse de l’expérience, à l'admirable lucidité de la conscience que suppose la plénitude de la destinée humaine, a été contaminé par la sotte ambition de faire profiter l'espèce tout entière de biens spirituels qui n'ont de sens et de vertu que s'ils sont réservés à un petit nombre, et par l'espoir, somme toute ignoble, d'un impossible et haïssable nivellement de conditions et des esprits. L'humanisme, et la hautaine défiance qu'il comporte à l'égard de soi-même et d'autrui, s'est ainsi confondu avec les plus viles complaisances à l'égard de l'homme, avec les mythes les plus grossiers des cultes modernes, culte de l'humanité, culte du progrès. Ainsi ont été oubliées et méprisées les nécessités aristocratiques qu'impose tout humanisme véritable ; l'humanisme, aux yeux de beaucoup, ne tend plus à la réalisation la plus parfaite des virtualités individuelles dans l'ordre de la connaissance, de la méditation, de l'action, mais à une sorte d'égalité des conditions, des biens et des esprits dans le médiocre, à l'égalité du bain-douche et de l'école du soir. Cette magnifique libération peut séduire certains. L'étrange et le significatif sont que l'espoir en ait conduit certains intellectuels au marxisme.

 

Le recrutement intellectuel du marxisme — et c'est là un des caractères les plus significatifs du mouvement — ne doit donc pas autant qu'on pourrait croire à une formation nouvelle, à une formation matérialiste des esprits, définitivement libérés des vieilles valeurs bourgeoises, du bien et du mal des morales traditionnelles, de l'idéalisme. Le marxisme, tout au contraire, ne trouve des adhérents que parmi des esprits formés et préparés par l'idéologie démocratique et révolutionnaire dont il n'est que le terme et le logique aboutissement. Ses succès lui sont moins assurés par le matérialisme dialectique que par l’égalitarisme humanitaire qui a depuis le dix-huitième siècle, abaissé les esprits au point que l'on sait.

 

Les mythes humanitaires et égalitaires, et avec eux le marxisme, ont exploité, somme toute, la décomposition et l'abâtardissement partiels des deux grandes traditions spirituelles d'Occident. La morale humanitaire a en effet deux sources, les deux sources dont la pensée civilisée tout entière est issue : l'humanisme de la Renaissance et la tradition chrétienne. Le socialisme est né, et a vécu, de la déchéance subie, dans certaines de leurs parties, par le christianisme — grâce à la Réforme — et par l'humanisme — grâce à la Révolution. L'idéologie démocratique est une conclusion tirée — conclusion absurde, contraire à l'esprit même de l'humanisme aussi bien que du christianisme — d'une part de la morale évangélique de la charité, d'autre part de l'universalisme intellectuel des humanistes. La démocratie d'abord, le marxisme ensuite sont au confluent de ces deux décadences. Ce que l'homme a créé, en fait de valeurs, de plus grand, de plus noble et de plus difficile se trouve exploité aujourd'hui par la philosophie la plus basse et la plus vulgaire de l'histoire de la pensée. Cela suffit à démontrer que l'accord entre l'humanitarisme social et le matérialisme marxiste n'est point un effet du hasard. Cet accord est plus profond encore : une analyse du marxisme même nous le montrera.