La Nouvelle Revue Française

Avril 1934

 

Jean Louverné

 

Conversion ?

 

Communiste, de cœur aussi bien que d'esprit, je l'ai toujours été, même en étant chrétien. Et c'est bien pourquoi j'eus du mal à séparer l'un de l'autre et plus encore à les opposer. Il a fallu gens et événements pour m'instruire. Ne parlez pas ici de « conversion » ; je n'ai pas changé de direction ; j'ai toujours marché droit devant moi ; je continue.

André Gide, Pages de Journal

 

Un complot d'absurdités (l’Action Française faisant chorus avec Europe et avec certains surréalistes), s’efforce d'expliquer par une prétendue « conversion » les écrits récents d'André Gide.

 

Ceux qui, naguère, prêchaient précisément cette « Conversion à l'humain » cherchent querelle à « Monsieur Gide » et le renvoient à son passé bourgeois. N'est-il pas vrai, Jean Guéhenno ? D'autres, regrettant les « subtilités » de Paludes, raillent le style neuf du « néophyte » et ses arguments « éculés ». (On accepte à Candide la prose de M. de Fouquières et de René Richard... Mais qu'un écrivain tel que Gide professe un humanisme non sorbonnard, il devient aussitôt un détestable gribouilleur. Que ne s'occupe-t-il des mondanités niaises dont se soucient tant nos « élites » ?) M. Thierry Maulnier commente l'événement pour les lecteurs de la Revue Universelle. Etc...

 

Bref, la Conversion est à l'ordre du jour.

 

Comme il faut la justifier, — d'autant plus impérieusement qu’elle est plus mythique, — M. Ramon Fernandez, dont on loue la perspicacité, invente un Gide assez soucieux de ne pas se « désolidariser » des « jeunes gens d'aujourd'hui » pour jouer sottement les vieilles coquettes. Afin de donner le change sur son âge, il emprunterait aux jeunes leur enthousiasme destructeur.

 

Ces propos, et vingt autres de même farine, ne trahissent pas seulement une malveillance systématique. Ils accusent une telle incompréhension ou, à tout le moins, une telle ignorance de celui qu'ils accusent, qu'il me paraît charitable de rappeler à leurs auteurs que l'œuvre de Gide n'est pas close avec les Nourritures Terrestres, et qu'en particulier, la N. R. F, publiait le 1er octobre 1932 quelques pages d'un Journal dont les détracteurs de Gide devraient honnêtement tenir compte.

 

Messieurs de Candide et du Surréalisme, ne vous souvient-il plus d'un certain Roi Candaule ?

 

— Ah ! oui ; l'histoire d'un berger qui couche avec la femme d'un roi par la volonté du cocu...

 

— Bravo, Messieurs ! Votre mémoire est meilleure que je ne pensais, meilleure, en tout cas, que votre jugement. « L'histoire » comme vous dites, d'un pâtre amant d'une reine, voire d'une déesse, fournit à la rigueur une intrigue de vaudeville ou de mythe religieux. Ce ne fut jamais la manière de Gide. Et vous, Messieurs de Candide, auriez-vous négligé de relire Maurras qui, seul alors contre toute la critique, osait ainsi préciser la portée de « l'histoire » : « M. Gide a confié, non des symboles, mais des allusions politiques profondes à ce petit drame de philosophie naturelle. »

 

Messieurs de Candide qui ne savez pas lire, permettez-moi d'extraire, à votre intention, ces quelques lignes d'une préface... « Ce drame est né, peut-être, de la lecture d'Hérodote, peut-être aussi pourtant de la lecture d'un article où, plaidant pour la « liberté morale », un auteur de talent en venait à blâmer les détenteurs de l'art, de la beauté, de la richesse, les « classes dirigeantes », en deux mots, de ne savoir tenter l'éducation du peuple, en instituant pour lui certaines exhibitions de beauté. L'auteur ne disait point et se gardait de dire, si le peuple aurait le droit de toucher. Je pense que, trop intelligent pour méconnaître que là seulement l'intérêt de la question commençait, il savait préférer l'éluder, en sentant trop graves les suites et craignant de ne pouvoir plus  les montrer. De là naquit mon Candaule.

 

Et donc, au bout de peu de temps, ce drame naissant grandit et s'évada. D'autres questions naissaient de la première, comme ses corollaires, exactement.

 

Si Candaule, trop grand, trop généreux et se poussant lui-même à bout permet que l'ignorant Gygès voie d'abord, puis touche et partage ce qu'il apprend lentement et trop vite à goûter, jusqu'à quoi, jusqu'à qui pourra s'étendre ce communisme ? »

 

COMMUNISME ! Ce mot horrible, signe d'horreurs pires, Gide a l'audace de l'employer, non pour le maudire, non, pour le vouer à l'exécration des honnêtes gens, mais pour en définir l'importance et pour en supputer l'avenir. Ainsi, dès le Roi Candaule André Gide se posait le problème communiste.

 

Mais, de toute vraisemblance, ils n'ont pas compris les réponses du drame, ceux qui n'ont rien compris aux questions de la préface.

 

Voici donc.

 

Les « classes dirigeantes » reconnaissent par la bouche de Candaule que les malheurs du peuple n’ont jamais troublé leur quiétude ; et pour cause : elles se bouchent les oreilles, elles ferment les yeux, elles veulent ignorer.

 

Et « d’abord », dit Candaule, « il n’y a pas de malheureux dans mon royaume » ; affirmation d'autant plus regrettable que dans la même scène, pressé par Gygès le pauvre, le roi devra confesser son erreur :

 

                                    Eh ! quoi, sur cette même terre

                                    Comment près d'un bonheur tel que le mien

                                    Se pouvait une telle misère ?

 

Or le roi n'est pas une brute ; ni égoïste, ni jouisseur effréné. Bien mieux, c'était « une donnante nature ».

 

« Il ne s'en souvient plus », il est vrai, « parce qu'il est riche ». PARCE Qu'il est riche. Vices, défauts et manies de Candaule, vices, défauts et manies de richard.

 

Voyez Boën, l'industriel archi-millionnaire ; incapable de jouir pour soi de ses richesses, il exige que chacun le sache riche. Ainsi Candaule. Candaule a le crâne chauve, la panse de M. Arquillière-Boën et les artères en tuyau de pipe : on ne songe chez lui qu'à manger et à boire. Si Gygès ne le saignait proprement, il crèverait de congestion à moins qu'un gâtisme précoce ne le promenât sur la chaise percée. Toutes les folles idées de Boën, toutes, jusqu'à ce souhait ridicule et vraisemblable d'un Bottin publiant le chiffre des fortunes, elles ont été roulées très souvent par Candaule. S'il traîne sa femme au banquet, sans considération pour les conventions ni pour la pudeur bourgeoises, c'est qu'il « souffre trop de la connaître seul ». Son bonheur, pareil à celui de nos nantis, « puise en autrui sa force et sa violence ». Pauvre Candaule qui ne possède que lorsqu'on le « sait posséder » !

 

Goujaterie, impuissance de blasé, voilà Candaule, voilà les « classes dirigeantes ». Qualités si peu reluisantes que le roi sent la nécessité de leur redonner du lustre en les déguisant d'altruisme ! Candaule, « trop grand, trop généreux »

 

                                    croit voler à tous

                                    le bien dont il reste seul à jouir.

 

Tu as raison, Candaule ; tu es un voleur. Cet argument, dont tu espérais soutenir ta thèse indéfendable, Rousseau, Proudhon, Lénine te le retournent en grief.

 

Et Gygès aura raison de te saigner pour te punir.

 

Il n'est pas méchant, pourtant, ce pauvre bougre. En vain chercherez-vous le couteau entre ses dents ; résigné à vivoter dans sa hutte avec sa femme et ses filets, il est de ceux qui respectent les riches parce qu'ils sont trop veules pour les haïr. Nulle cupidité, nulle jalousie dans son âme serve, tandis qu'à la porte des cuisines il attend que sa femme le rejoigne après avoir lavé « les assiettes du repas des riches ». Il pousse le scrupule de sa condition jusqu'à cette précaution, dont le sens ne devrait échapper à personne :

 

                                    Puis, sans regarder trop

                                    .............. regagne

                                    la maison de Gygès le pêcheur

 

Il fait tout pour conserver la conscience de son infériorité, comme s'il savait la valeur conservatrice de ce sentiment et qu'il est « la condition première de la paix sociale ». Ignoble Barrès, sois content ; voilà un brave homme, voilà un esclave content de son sort ! Il ne veut pas « regarder trop », car s'il commettait cette imprudence, il lui faudrait voir les orgies, les courtisanes emperlouzées. Il lui faudrait se révolter. Gygès le lâche accepte sa pauvreté comme il fait l'odeur du crottin et toutes les forces qui le vexent.

 

Or Gide a choisi pour bourreau ce mouton paresseux. Il faut toute la sottise de Candaule, toute cette insolente générosité pour que le pêcheur, devenu favori, découvre au fond de soi, petit à petit, les justes motifs d'amertume qu'il essayait de se dissimuler.

 

L'obstination du roi « se poussant lui-même à bout » réussit enfin à pousser à bout Gygès lui-même : « Oui, Candaule, il y a sur tes terres plus d'un pauvre qui se couche plus d'un soir sans souper. » Toujours prête à capituler, la révolte de Gygès ne se soutient que grâce au roi qui, fort heureusement, dépasse la mesure : et puis, tu sais, je suis riche ; et puis, tu sais, je suis très riche ; et puis, tu sais, je suis immensément riche ; tu ne peux avoir aucune idée de mes richesses. « Imagines-tu ce qu'il y a d'or dans mes caves ? » Alors Gygès : « Presqu'autant qu'il en manque aux pauvres, je pense. » Par la force des choses, et comme à contre cœur, Gygès progresse rapidement ; il devient raisonneur ; quand les gens du peuple raisonnent, les couronnes vacillent sur les crânes des Candaules. Naguère encore personnage fabuleux et tabou, le roi n'est plus pour son favori qu'un individu dont les richesses équivalent exactement à la pauvreté des pêcheurs, des maçons et des terrassiers.

 

S'il était sage, Candaule mettrait un terme, au moins provisoire, à sa manie d'exhibitionnisme ; aussitôt son pouvoir mystérieux reprendrait force. Mais Candaule est fou : non content de faire participer Gygès à sa monstrueuse fortune, il se hasarde à lui révéler le plus précieux de ses trésors, la beauté de la reine, s'imaginant par cette ultime largesse réduire les réticences de celui dont il veut à tout prix obtenir l'amitié.

 

                                    De mon amitié, tu doutes encore

 

La réponse de Gygès est terrible.(1)

 

 

                                    Tant que ce sera toi qui donneras toujours,

                                    Oui........

 

Aussi, peu de temps après, Gygès le pauvre tue Candaule.

 

Qui pourrait éluder la leçon ?

 

Donc Gygès tue Candaule. Quel Candaule ? Le roi ou l'époux de Nyssia ?

 

Beaucoup voudront sans doute que ce soit le second. Ne serait-ce que pour ruiner cette argumentation. Nyssia deviendrait une Hermione (encore un méfait de la littérature !) ; elle ordonnerait le meurtre par amour et par amour, Gygès obéirait (2). Eh bien, non ! Si Nyssia pousse Gygès à tuer, si elle en fait son amant, c'est qu'elle apprécie en lui l'homme du peuple ; n'en doutez pas ; écoutez-la plutôt après cette nuit qu'elle croit avoir passée dans les bras de son mari :

 

                        De cette nuit, Seigneur, je me sens presque lasse

                        Ah ! Seigneur, votre amour m'est plus beau que le jour.

 

Or le « Seigneur » a nom Gygès, hier encore pêcheur ; la reine vient de le sacrer roi, la reine en qui s'incarnent Science et Beauté. Elle vient d'avouer que la Science et la Beauté savent se complaire avec les gens du commun, les communistes, en quelque sorte. Et Gygès entend cette confession, cette déclaration d'amour non équivoque ; le « Seigneur » désigné refuserait l'offre qui lui est faite ? Il repousserait Nyssia ?

 

                        et nobles joies de la charité, et qui, de plus, leur vaudront le Paradis.

 

On ne lui laisse pas le loisir de méditer ; on lui glisse un poignard dans la main. La science et la beauté valent bien un coup de couteau, puisqu'elles ont autorisé quelques balles de mitrailleuses.

 

Non, Gygès ne tue pas le mari de Nyssia. Qu'y gagnerait-il ? L'amant a toujours raison, surtout lorsqu'un anneau magique lui permet de berner l'époux (le conjoint) sans embarras et sans danger. Le mari assassine souvent son « rival » ; en supprimant le mari, l'amant se priverait du repoussoir indispensable à son prestige. Meurtrier passionnel, Gygès compromettrait son amour.

 

Ainsi ne peut-il tuer le mari de sa maîtresse. Il exécute un capitaliste dont il a entrevu l'existence criminelle. Ce « meurtre » d'un membre des « classes dirigeantes », je veux le considérer comme un symbole dramatique de la lutte de classes ; peut-être, aussi, comme un exemple.

 

Le « crime » de Gygès est donc politique. Toutefois, le désintéressement absolu sans lequel il n'est point d'exécution politique honorable ne saurait être exigé de ce pêcheur. Son éducation négligée (à qui la faute ?) lui serait une excuse suffisante. Certes il ne se contente pas de juger Candaule ; il prend sa place. Encore à sa décharge doit-on rappeler qu'il a été prié de régner. J'entends les bonnes âmes ironiser : « Vous voyez bien que dans tout prolétaire sommeille un apprenti bourgeois ; déjà lorsqu'il gagnait péniblement sa vie en vendant des poissons, Gygès consentait à posséder peu, pourvu qu'il possédât « seul » ; sa femme morte, il regrette les nuits où, lorsqu’il disait « Trydo » elle répondait « Maître » ; il nous paraissent donc très naturels et très justement observés, cet exclusivisme du nouveau roi et son désir de garder sa Nyssia pour soi. Mais, assurément, du dernier bourgeois. »

 

— Hé, dites-moi, ne faut-il pas que le pouvoir appartienne à quelqu'un. Gygès le donne aux travailleurs. (En face de Nyssia, incarnation des valeurs spirituelles, il personnifie la masse entière du prolétariat.) Désormais, au lieu de se répartir entre quelques privilégiés, l'autorité dictatoriale est concentrée sur la tête de Gygès. Vous qui trouvez excellent que six cents capitalistes tyrannisent dix millions d'hommes, vous n'admettez pas que ces dix millions d'hommes traitent durement les six cents profiteurs d'hier.

— Ces classes dirigeantes constituaient une élite…

 

— Vous mentez, et Nyssia, en ordonnant à son amant de la débarrasser du roi, dénonce l'usurpation des classes soi-disant destinées à gouverner. J'accorde qu'au début de sa dictature, Gygès s'abandonne à divers excès, et qu'il force Nyssia à conserver son voile ; ne l'en accusez pas, mais vous plutôt, qui l'avez tenu dans l'ignorance.

 

Gide n'a donc pas éludé la question que « l'auteur de talent » avait trop habilement évitée. Par la faute de Candaule, Gygès le résigné finit par admettre que la révolte — que la révolution — est pour lui le seul moyen d'échapper à la sujétion à laquelle tout le condamne. Le mécénat, dont les classes dirigeantes essayent le pouvoir démoralisateur, va contre les intérêts du Mécène ; tout le monde, heureusement, ne cultive pas la lâcheté aussi attentivement que Virgile : la reconnaissance est le pire des vices, lorsque, sous prétexte de gratitude, l'obligé trahit ceux dont il a partagé le sort et dont il oublie les misères.

 

Par le meurtre de Candaule, Gide donne à Gygès le droit de « toucher » Nyssia. Tant mieux, puisque toutes les valeurs vraies s'en réjouissent et que la jouissance de la reine prouve le bien fondé des prétentions du prolétaire. Qu'elles ne se leurrent toutefois pas inconsidérément, cette Science, cette Politique, cette Morale. Accoutumées à se prostituer dans leur milieu bourgeois, (voilà ce que signifie la présence de la reine au banquet) elles devront renoncer aux saturnales lorsque Gygès sera leur maître. Le premier mouvement d'enthousiasme passé, Nyssia la putain se repent de s'être donné un « seigneur » aussi intègre ; elle refuse de baisser son voile. Prends garde, Nyssia ! Gygès n'a point de vile complaisance. Tu l'as voulu quand tu n'écoutais que ton plaisir ; tu ne le rejetteras plus maintenant que, lasse déjà de joie et de propreté, tu désires à nouveau te salir : il saura bien t'en empêcher, par la violence s'il le faut. Votre bonheur à tous les deux exige cette dureté.

 

Nous savons, par conséquent, que lorsqu'ils lèvent leurs coupes au « bonheur de Gygès » les courtisans agissent en courtisans ; nous savons, nous, que Gygès n'est pas encore heureux nous savons aussi qu'il le sera.

 

*

 

L'amour d'un seul est une barbarie, car il s'exerce aux dépens de tous les autres. De même l'amour de Dieu.

F. Nietzsche, Par delà le bien et le mal.

 

Oui, mais Gygès n'a pas collaboré au plan quinquennal, il n'a pas même commenté Marx ; il n'appartient à aucune équipe de choc. PAR CONSÉQUENT, le Roi Candaule ne s'explique pas, ni le discours prononcé par Gide au meeting de l'A.E.A.R.

 

Pharisiens ! maniaques du rituel et de l'orthodoxie, qui excommuniez un fidèle coupable d'avoir posé le pied droit au lieu du gauche sur la première marche du temple ! Ne vous suffit-il pas qu'animé d'intentions pures il arrive au début de l'office ? Et quand la cérémonie eût commencé sans lui, la belle affaire !

 

En vérité, aucun ouvrage antérieur à Candaule ne traite de la loi d'airain ou des contradictions inhérentes au régime capitaliste. Toute la virtuosité d'un scolastique ne réussira point à transmuter la Tentative Amoureuse en Essai sur la nationalisation des instruments de production. Que m'importe, et que Gygès, lorsqu'il exécute Candaule, n'obéisse pas aux directives des Commissaires du Peuple. Il tue Candaule ; c'est l'essentiel.(3)

 

Le style du Traité du Narcisse n'évoque pas fatalement celui des tracts antimilitaristes ; et pourtant, dès son premier livre, André Gide préparait son discours de Bullier. Aussi loin que les documents nous permettent de remonter, « chaque acte » de sa vie est « en quelque sorte une préface ou une annonce de ceux qui vont suivre ». Chaque geste, chaque ligne le rapprochent de l'homme, et d’« Œdipe ». Il renouvelle la tradition interrompue en France depuis Diderot.

 

Que désire l'humanisme, sinon peupler la terre d'individus fiers de leur nature d'hommes, conscients de leurs responsabilités humaines, et décidés à résoudre par des moyens humains tous les problèmes posés à leur réflexion aussi bien qu'à leur activité. L'humanisme ainsi conçu, ainsi vécu, en quoi diffère-t-il essentiellement du communisme ?

 

— Il s'en sépare au moins par la méthode, direz-vous ; « Économique d'abord » et « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », voilà les mots d'ordre du communisme ; « L’impérialisme », « agression contre l'U.R.S.S. », « Social fascisme », ses mots de passe ; par la lutte de classes il poursuit son miragineux idéal de puritanisme athée compliqué d'égalitarisme, qui...

 

— Soit. Je vous laisse la responsabilité d'un aussi carnavalesque portrait du communisme, pour en venir au fait capital : il est certain que telle n'est pas la voie des humanistes et qu'ils se distinguent surtout par une particulière attitude morale. Tous, Montaigne ou Diderot, Gide ou Goethe, sont préoccupés de moralisme. Même lorsqu'ils s'intéressent à l'outil de l'homme, l'outil les intéresse moins que l'homme. Mais l'intérêt qu'ils portent à la conscience leur interdit de négliger l'outil ; car l'outil qui prolonge la main et la machine qui remplace cette main façonnent en retour le cerveau qui les a conçus. L'animal œconomicon est familier de l'humaniste.

 

Il faut bien confesser que Gide confère au problème moral une importance que l'idéologie marxiste se refuse à lui attribuer. « Question sociale ? — Certes ; mais la question morale est antécédente » ; hérésie abominable, professée en 1897. Vingt-cinq ans plus tard, André Gide persévère : la précellence appartient toujours à la morale, le second rang à la « question sociale » (4). Vient enfin la politique.

 

Que cet aveu d'hérésie ne vous réjouisse donc pas, Messieurs de Candide et du Surréalisme au service (?) de la Révolution. Par ce refus d'accorder une importance primordiale aux débats de pure politique, Gide vous échappe, bourgeois de toutes pantoufles et de tous uniformes ! Maçons, papistes ou gallicans, votre unique souci concerne la forme du gouvernement. Disciples inavoués et parfois inconscients de Maurras, vous vous hypnotisez sur la trinité républicaine ou sur le baptême du Dauphin : vous vous réduisez au rôle de citoyens ou à la condition de sujets :

 

                        VIVE LE CANTON DE LANDERNEAU !

                        VIVE LA RÉPUBLIQUE !

                        ... et vive le roi, à bas la république

                        et vive le roi, la gueuse on la pendra !

 

Cependant, les chômeurs attendent l'embauche et les prostituées le client.

 

Gide, lui, n’a pas commis cette faute contre l'homme. Avant donc de se déclarer pour le prolétariat, il s'était désolidarisé de la bourgeoisie. Quiconque la combat lutte déjà au profit du prolétariat.

 

Quand ce serait sous l'étendard de la morale, quand ce serait au nom d'une morale « individualiste ».

 

« N'est-ce pas une morale individualiste qui poussa Barrès au racisme et à l'Echo de Paris ? »

 

— En êtes-vous à confondre un homme avec un pantin ? Lorsqu'il paraît s'aduler avec la complaisance la plus complice, ou se dissoudre en sensations tarabiscotées, Gide s'éprouve et se juge. « Les souples muscles de mon corps, les voluptueux détails de mes sens me sont plus délicieux à activer que les ressorts, pourtant subtils, de mon esprit » (1900). Mais également « cette analyse perpétuelle de mes pensées, cette absence d'action sont la chose du monde la plus assommante » (1893). L'amour que se voue Barrès est sans réserves ; à la fois veau d'or et adorateur du veau d'or. A l'individualisme gidien, à cette culture du moi, l'égotisme barrésien s'oppose comme un culte du moi.

 

Barrès professe le catholicisme : imagerie d'Épinal, saints, bergères, bienheureux et gardes-champêtres. Cette religion compose facilement avec l'autolâtrie, pourvu que celle-ci s'abstienne de discuter : qu'est-ce qu'une idole de plus à la droite du Père ? Quelle sincérité au delà de la confession, quelle charité plus intime et plus efficace que l'aumône ?

 

Le protestantisme, du moins, répugne aux bondieuseries saint-sulpiciennes, il n'écrase pas le fidèle sous une obéissance irréfléchie. Exaltant l'effort de critique personnelle, il devient ce que Fouillée pressentait qu'il deviendrait, « une religion illimitée, donc indéfinie, donc indéfinissable, qui ne saurait pas, le jour où le libre examen lui apporterait l'athéisme, si l'athéisme fait partie de lui-même ou non ». En 1897, André Gide recopie un fragment de cet « excellent article » ; s'il l'estime « excellent », n'est-ce pas qu'il en a vérifié la justesse ?

 

On ne peut donc opposer le cas Barrès. La nature de Gide, beaucoup plus généreuse que celle de « l'homme qui se croyait libre » a trouvé dans le protestantisme un obstacle à cet « égotisme » dont les champions du Lorrain (?) jugent décent de masquer son égoïsme.

 

Gide n’a rien tant méprisé ni détesté que ce vice, si respectablement spécieux qu'en puissent être les mobiles : « Songer à son salut ; égoïsme. Le héros ne doit même pas songer à son salut. Il s'est, volontairement et fatalement, dévoué jusqu'à la damnation pour les autres ». (Journal, Février 1890). Ce texte est antérieur à la publication des Cahiers d'André Walter. En voici un autre, contemporain des Nourritures. « L'égoïsme est haïssable de toute façon. Je m'intéresse de moins en moins à moi-même ». Et voici enfin, l'explication de ce détachement : « Si je suis moins, c'est aussi que je m'intéresse plus aux autres » (21 octobre 1897).

 

Qui donc, maintenant, se conférera le droit de révoquer en doute la sincérité du huitième livre des Nourritures ? « AUTRUI… importance de sa vie. Lui parler... ».

 

Qui donc osera encore considérer cette formule comme un caprice de dilettante blasé cherchant par égoïsme à élargir un moi qu'il finit par sentir étriqué ? Les Nourritures, où le lecteur superficiel découvre un bréviaire d'hédonisme, prêchent au contraire une « forme nouvelle de dévouement » (Lettre à A. R., 31 oct. 1897).

 

Il vous plairait que Gide s'abominât afin de mieux aimer les autres. Pourquoi une doctrine d'amour appellerait-elle de la haine ? « Le moi est haïssable, dites-vous. Pas le mien... Si j’aime mon moi, ne croyez pas que j'en aime moins le vôtre » (1897). Bien mieux, c'est dans la perfection de l'amour de soi que Gide a découvert l'amour d'autrui ; je ne crois pas qu’il faille, avec M. Léon Pierre-Quint, expliquer le passage d'un « individualisme égocentrique » à la « morale évangélique du don de soi ». Ni égocentrique, ni évangélique, la morale de Gide est celle d'un humaniste « les caractères individuels sont plus généraux, (j'entends plus humains) que les caractères ethniques. Il faut comprendre : l'homme, en tant qu’individu, tente d'échapper à la race. Et sitôt qu'il ne représente puis la race, il représente l'homme ». Est-ce là l'égocentrisme ?

 

Ce ne fut point non plus la charité évangélique qui pencha André Gide sur les malheurs des pauvres. Le vrai protestant, comme le vrai catholique, doit envier aux miséreux leurs loques et leurs ulcères (d'autant qu’il s’offre par cette occasion un prétexte pour ne pas soulager leurs infortunes. L'aumône et l'amour, arrachant ces bienheureux à leur sainte détresse, leur ôteraient le bénéfice de leur pauvreté). La charité consiste, j’imagine, à torturer le prochain ici-bas pour lui donner un titre à l'éternelle félicité. Gide, ce mauvais chrétien, n'envie pas la misère. Ayant appelé l'éternité sur la terre pour la concentrer dans l’instant, il sait trop que les gueux n’ont pas sujet de se réjouir de leur destinée terrestre et cependant il ne peut les leurrer d'une mensongère promesse de béatitude posthume. Parce qu'il affirme l'identité de l'éternel et de l'éphémère, il affirme que le pauvre bougre, misérable à chaque instant, est misérable dans l'éternité : il ne le jalouse pas ; il se contente de le plaindre : « Mon cœur tressaille de pitié, oh ! d'une pitié infinie à toutes les tristesses que je rencontre. Si j'eusse été seul, je l'aurais embrassée, cette petite servante qui sanglotait près de moi » (1890). Il s'excite au travail en contemplant le « labeur des pauvres », mais il n'aspire pas à la situation de clochard. Ce goût malsain de la pauvreté, que les morales religieuses tâchent d'entretenir dans les foules pour le salut des puissances dominatrices, empêche naturellement ceux qui en sont affligés d'accorder au problème du chômage et à celui des salaires en Chine toute l'importance qu'ils méritent. Pour servir les pauvres il faut absolument avoir horreur de la pauvreté-vertu-cardinale (5), et traiter l'évangélique bobard du mauvais riche comme une invite à la résignation, comme une duperie dont la victime est en définitive le malheureux Lazare. Grâce à Gide, le chômeur sait désormais ce qu'il doit répondre à l'éternel voleur des énergies : « Tu me proposes un fauteuil capitonné, du caviar, et le spectacle de ta face rayonnante ; donne-moi plutôt du charbon ou du pain pour l'éternité, c'est-à-dire aujourd’hui même. »

 

Cette « charité »-là, c'est la justice. Gide relègue au grenier des vieilleries bourgeoises l'ersatz d'amour avec un bandeau sur les yeux et du coton dans les narines que les bien pensants appellent « charité ». Il réclame l'avènement de la justice selon Nietzsche, le règne de « l'amour avec des yeux qui voient », des yeux qui voient les taudis de la zone.

 

Convenez que l'individu Barrès était inachevé ; ses investigations n'ont pas dépassé les couches provinciale et nationale de son moi ; elles n'ont pas atteint l'homme. L'individualisme de Gide, plus radical, coïncide pour cette raison avec l'humanisme.

 

Soit, dira-t-on, faute de pouvoir contredire. Mais cette assimilation de l'humanisme au communisme, ce passez-muscade essentiel, nous ne saurions l'accepter. L'accord paradoxal de deux doctrines malgré tout antinomiques dissimule mal un « moyen d'agitation individualiste ». Sous couvert de socialisme, l'individualisme se sert de la société à ses propres fins ; elle représente pour lui « l'unique façon de rendre possibles beaucoup d'individus ». Et Nietzsche ne se trompe pas qui, dans la Volonté de puissance, accuse cette doctrine de mettre « un sermon altruiste au service de l'égoïsme individuel ».

 

Or, il semble que la lettre à Angèle du 10 décembre 1898 (deux ans seulement avant le Roi Candaule) fasse le procès du socialisme au nom des droits de l'individu exceptionnel. « Une théorie qui chercherait à produire le plus grand nombre possible d'individus diminuerait chacun pour tous et tendrait à se rapprocher du socialisme. Tous individus, plus d'individus ! Ah ! pour l'amour de moi, pas d'individualisme ! » Il semble, mais quiconque relit la lettre s'aperçoit que Gide y condamne l'individualisme systématique, les champions du grand homme à tout prix, les partisans du héros en série (6). L'humanité ne doit pas se composer de quelques héros écrasant une multitude amorphe, veule et bestiale. La contrefaçon d'humanisme à laquelle nous nous sommes accoutumés achoppe nécessairement à cette question des élites. Diderot témoigna parfois une fâcheuse indulgence pour les incartades du prétendu ou soi disant génie. Qui m'empêchera de me décerner le titre de héros, afin de m'autoriser à profiter des prérogatives que j'ai attribuées à cette qualité ? Au moment où le juge d'instruction oppose cet argument aux rêveries de Raskolnikov, je suis sans contredit avec le magistrat.

 

Gide ne pouvait pas ne pas se poser le problème des élites. Lorsqu'il lisait Carlyle, aux environs de 1890, il « s'irritait » et se « passionnait » à la fois. Comment n'être point touché de cette « braverie morale » encore qu'un peu « hargneuse ». Il s'irrite cependant : le culte du héros ne le satisfait pas. Méditant alors la prière de Pascal sur le bon usage des maladies, il note que les fondateurs de religions et beaucoup de pasteurs de peuples ont puisé dans leur névrose ou leur débilité le plus vif de leur force ou le plus secret de leur don. Voilà pourquoi « Sparte n'eut pas de grands hommes. La perfection de la race empêcha l'exaltation de l'individu ». Peu de temps après Candaule, Gide commente dans son Journal, une fois de plus cette « fameuse question spartiate ». « Si la Grèce, parmi ses artistes, ne compte aucun Lacédémonien, n'est-ce point parce que Sparte précipitait aux oubliettes ses enfante chétifs ? On voit en effet, que les plantes les moins robustes donnent souvent les plus belles fleurs. Oui, mais cette santé parfaite obtenue par une éducation frugale a permis aux Lacédémoniens de créer « le canon masculin et l'ordre dorique ».

 

Vingt mille beaux éphèbes valent-ils un seul Phidias, un seul Périclès, un seul Platon ? Gide ne se prononce pas, mais il ne dissimule point son admiration pour l'ordre dorique. Son humanisme, qu’on taxe souvent d'anarchique (MM. Massis et R. Fernandez) a très rapidement conçu la nécessité de l'État, et l'obligation de servir l'État. En 1897, il écrit à propos des Déracinés : « faute d'être appelées par de l'étrange, les plus rares vertus pourront rester latentes, irrévélées pour l'être même qui les possède, ou n'être pour lui que cause de vague inquiétude, germe d'anarchie ».

 

Puisque, d'autre part, « ce n'est pas en se banalisant, mais en s'individualisant, que l'individu sert l'état » (1909), un million d'hommes bien formés valent mieux qu'un million de brutes délibérément abruties par une « élite » profiteuse.

 

« N'encouragez jamais les grands hommes et pour les autres, découragez, découragez ! ». Afin que ceux-ci, au lieu de gaspiller leurs forces à des tentatives démesurées, consentent à devenir enfin ce qu'ils sont, des hommes, tout simplement. Des individus utiles à la collectivité, capables d'agir et de s'enthousiasmer. Saül, qui se croit « étonnant parce que compliqué », qui se vautre dans son indécision, qui ne sort de son apathie que pour se lancer à tête et à colonne perdues, dans des impulsions « immotivées », Gide l'a condamné à mort. Lanciné par son désir vague, fantoche désorienté qui « s'agite dans les ténèbres », Saül, tétanisé par l'arrivée de David, abandonne la partie avant que les jeux soient faits. La leçon d'énergie après celle de justice.

 

Tel est le miracle gidien : pas de délectation morose, pas de pessimisme, ce fils taré des individualistes. La mauvaise foi fielleuse de M. Massis n'aura jamais raison des textes : « Horreur du pessimisme — Mais le dilettantisme, qui sait ? — Fi donc ! » (Dialogue avec l'interviewer, 1905). Ni pessimisme, ni dilettantisme.

 

Qu’en 1905 André Gide ait refusé de « s'asseoir » ; qu'en 1925, en revenant du Congo, il ait pris soin de séparer son point de vue de celui d'un « certain parti politique anticapitaliste », qu'importe dans le présent débat ? Nous n'avons pas prétendu démontrer que Gide fut membre du Parti Communiste lorsqu'il écrivit son Roi Candaule. Mais que, « de cœur et d'esprit » il fut toujours un communiste.

 

*

 

« Du passé, faisons table rase. »

(air connu)

« Table rase, j'ai tout balayé. »

A. Gide

 

Nous aurions pu interroger l'œuvre entière de Gide et dresser un bilan détaillé de sa pensée. M. Léon Pierre-Quint l'a fait dans un livre que ces Messieurs de Candide auraient profit à méditer. Nous aurions pu montrer que lorsqu'il critique la famille, Gide ne se borne pas à en révéler les petites ou grandes saletés, et qu'il la repousse en bloc a priori. Nous aurions pu citer ses opinions sur l’affaire Dreyfus, et les textes de Philoctète. Sur la patrie et le nationalisme ; sur la colonisation et sur Dieu, nous aurions pu réunir vingt pages de réquisitoire prises dans les articles de l'Ermitage, dans Œdipe ou dans le Voyage au Congo.

 

Mais il se trouverait toujours quelqu'un pour objecter qu'il s'agit là d'un « détour fort peu orthodoxe », fort peu marxiste, que Moscou n’est pour Gide qu'un « recours », le seul « efficace » contre l'église romaine et qu'en somme, « il sent moins en communiste qu'en protestant français ».

 

C'est pourquoi nous avons préféré, afin qu'une fois pour toutes la querelle fût vidée, consulter les premiers documents sur la pensée gidienne et particulièrement le Journal, les Feuillets et les Réflexions qui enrichissent les premiers volumes de l'édition complète que la N.R.F. commence à publier. La sincérité de ces notes brutes ne risque pas d'être altérée par les nécessités de la mise en forme dramatique ou par le dynamisme autonome d'un caractère imaginé. Il en ressort que la « ligne générale » de Gide n'a jamais dévié. Cette apparente « gratuité » de l'œuvre et l'aisance avec laquelle on y saute de l'effusion lyrique aux raisons mallarméennes, de la chronique badine au drame biblique, ne peuvent tromper que les sots. La feuille du marronnier a cinq lobes inégaux : personne ne l'accuse d'inconséquence ni de palinodie, pas même M. Massis. Le Voyage d'Urien n'a pas plus d'importance, je suppose que L’Immoraliste, les Faux-Monnayeurs, l'École des Femmes et le Journal.

 

« Ne parlez pas ici de conversion ! », ni de « détour ». Parlez à la rigueur de grâce suffisante non encore efficace.

 

Mais n'oubliez pas qu'à l'époque des Cahiers d’André Walter, les dés étaient déjà jetés. Gide avait misé sur l'homme. Tantôt diffuse et implicite, tantôt (le plus souvent) précise et explicite, sa pensée, acharnée à sauver l'humain, s'acheminait vers la seule doctrine politique obstinée au salut de l'homme. Elle ne s'est pas égarée en « détour peu orthodoxe » : elle a suivi une route dangereuse que peu ont le courage de suivre jusqu'au bout. « Droit devant soi », sans défaillance, Gide a marché. Si bien qu'il a rejoint ceux qui étaient partis par la voie la plus courte.

 

L'avenue Victor-Hugo et l'avenue de la Grande Armée se confondent place de l'Étoile sans que l'une ou l'autre se soit détournée de sa ligne ; sans que l'avenue Victor-Hugo se soit convertie en avenue de la Grande Armée, ou celle-ci en celle-là.

 

 

(1)    Terrible, car en voici l'écho dans les Feuillets (N. R. F. du 1er mai 1933)

« Il y a plus de joie à donner qu'à recevoir. » Parbleu. Et c'est bien là le plus abominable. Une des pires souffrances et dégradations de la misère, pour qui n'est pas incapable d'amour, c'est de devoir toujours recevoir, de ne pouvoir jamais donner.

« Même cette parole du Christ (rapportée par Paul : Actes XX) le capitalisme en profite, qui réserve aux seuls riches les belles et nobles joies de la charité, et qui, de plus, leur vaudront le paradis. »

 

(2) Hermione aspire autant à la royauté qu'au sexe de Pyrrhus. Nyssia règne. S'il fallait à tout prix la rapprocher des héroïnes livresques, je la comparerais à Lady Chatterley ou à Belle de Jour : elle jouit par le peuple qu'elle ignorait. Gygès le mâle satisfait ses désirs de femme saine, écœurée des raffinements déliquescents auxquels Candaule l'a dressée.

 

(3) Dans l'article compréhensif qu'il a consacré à « André Gide et l'U.R.S.S. » (Mercure de France du 15 août 1933), M. Lucien Duran note en particulier :

« Pour parler des variations d'André Gide, il faut vraiment n'avoir pas le goût de l'essentiel. »

Il me plaît d'y trouver la même affirmation et le même grief.

 

(4) Le fait que la question sociale soit classée après la question morale ne prouve pas que Gide n'y prête qu'une attention relâchée. Car, la politique elle-même, qu'il rejette en troisième lieu :

« ... la politique, Monsieur. Eh ! comment ne s'y intéresser point. Elle nous guette de toutes parts, et nous presse. Déjà, sans le vouloir et sans le savoir, on en fait. » L'Ermitage (janvier 1905).

 

(5) « Je hais la pauvreté à l'égard de la douleur », écrit Montaigne, cet autre humaniste qu'on veut à toute force maquiller en chrétien. Mais on peut chercher à supprimer l’indigence sans respecter la richesse. Gide « s'excuse » de sa fortune, et n'estime que la « permission » qu'elle lui donne d'un travail « libre » et « forcené ».

 

(6) Voir aussi l'article sur les Déracinés (1897).