La Revue universelle

15 septembre 1934

 

Henri Massis

 

Lectures

 

Vu par un camarade

 

Lorsqu'André Gide se rallia solennellement au communisme et déclara qu’il était prêt à donner sa vie pour le triomphe de l'U.R.S.S., le prolétariat français et les intellectuels du parti n’accueillirent pas sans réserve ce « transfuge de la classe ennemie ». On était curieux de savoir comment cette adhésion retentissante à la Révolution serait saluée par ceux-là mêmes qu'André Gide s'offrait à rejoindre, par ces « constructeurs de l'Union soviétique » dont il exaltait l'effort. Aussi ne lit-on pas sans un particulier intérêt les pages qu'un écrivain d'U.R.S.S., aussi représentatif qu’Ilya Ehrenbourg, vient de consacrer à l’auteur de l’Immoraliste : la part faite au souci de propagande qui les marque, elles frappent par leur lucidité, leur pénétrante connaissance et de l'œuvre et de l'homme.

 

Sans doute Ilya Ehrenbourg se garde-t-il de rabattre l'importance de l'acte accompli par Gide, et de diminuer le fait qu’« un des soutiens les plus puissants de la culture du vieux monde » soit venu à la Révolution. Il feint même d'y voir « la capitulation de la culture tout entière », — ce qui lui fournit l'occasion de vitupérer « les institutions monstrueuses d'une classe à l'agonie ». Cela dit, que la littérature soviétique exige, l'écrivain révolutionnaire cède le pas au critique qui s'applique à déceler comment l'individualiste Gide est venu au collectivisme : et c'est ici que M. Ilya Ehrenbourg mérite qu'on le suive ; car s'il ne réussit pas à nous expliquer les raisons qui ont converti André Gide au marxisme, il met à découvert les motivations profondes qui ont pu conduire ce « solitaire-né », jusqu’alors resté « son propre interlocuteur » son « seul compagnon d’existence » à exécuter un virage d’une ampleur si manifeste.

 

Le secret de cette évolution imprévue, Ilya Ehrenbourg le découvre dans le destin même d’André Gide écrivain — et ce destin, il le qualifie de « tragique ». Car en dépit de l'influence qu’il lui accorde, il juge que l’auteur des Faux Monnayeurs est loin d’avoir créé ce qu'il aurait pu créer. Sans doute en rend-il responsable l'époque qui ne lui a pas permis de produire des œuvres à sa taille. Mais il faut tout citer de la page où M. Ilya Ehrenbourg déclare que M. Gide « était né pour être le grand romancier de la société », et qu'il ne l’as pas été. « Il n'a pas trouvé de héros dignes de sa plume, dit il. Ou, bien ses personnages sont mesquins et insignifiants, ou bien ils vivent hors d'un monde réel dans la seule conscience de l’auteur. Aussi Gide avait-il foncièrement raison de dire qu’il n’avait devant lui que de l’espace et la projection de sa propre ferveur. Les passions des gens, qui l’ont entouré ne pouvaient susciter ni inspiration, ni effroi. A parler net, « l'espace » était cruellement désert. »

 

Car, si nous en croyons M. Ilya Ehrenbourg, André Gide en dépit des apparences « n’était né ni essayiste, ni critique, ni philosophe », il était cela même qu’on a contesté qu il fût, il « était né romancier » et longtemps, il a « erré en quête d'un roman ». Et de ce roman, de ces Faux Monnayeurs dont Gide disait : « J'y veux tout verser sans réserve, » son admirateur soviétique ne craint pas d’écrire : « Était-il possible qu’André Gide s’éprît de tels héros ?... Le sort des Faux Monnayeurs ne peut émouvoir personne. Mais existent-ils ces héros ? C’est un roman sur le roman et sur un romancier, mais nullement un roman sur les hommes. Des hommes, il ne s’en était pas trouvé pour une telle entreprise. Des charpentes gigantesques furent montées. L’édifice calculé pour une ville tout entière impressionnait par sa grandeur. Il fallut peupler d’une gent intermédiaire entre les ombres et les infusoires. Le livre demeure saisissant en sa hardiesse artistique, mais c’est un livre sur un livre ; aucune vie dans le désert ne s’était pas manifestée ».

 

Au sentiment de son camarade d'U.R.S.S., c'est donc pour rencontrer enfin la Vie qu’André Gide fait reposer tous les espoirs en l’expérience soviétique, c’est pour combler son néant, peupler son désert, s’ouvrir une porte sur la réalité, d’où il était exclu, n’être plus seul avec lui-même. Gide n’a-t-il pas « toute sa vie, dit-il, cherché une issue à l’immense désert qu’était cette chambre exiguë où des amis s'éclairaient à la projection du talent de Gide, cette table de travail avec ses manuscrits consacrés à Dostoïevski, à Nietzsche, aux singularités de l'amour et aux bizarreries de la justice, mais en fait toujours consacrée à l'unique héros de l'épopée sans issue : André Gide. »

 

Le passage d'André Gide dans le camp du prolétariat, d'après Ilya Ehrenbourg, s'explique donc par le fait qu'il n'a encore rien dit et que, par ailleurs, il sentait qu'il n'avait plus rien à dire ; car, ajoute le critique soviétique : « Il faut bien mentionner aussi la décrépitude des formes littéraires, la tristesse du romancier qui, après un roman sur le roman, se voit forcé de publier les matériaux de ce roman, son propre journal, ses notes et presque ses griffonnages intimes, uniquement parce que la société bourgeoise n’est plus capable de fournir une matière au travail d'un grand artiste. »

 

Voilà, selon le camarade Ehrenbourg, ce qui donne à la précieuse adhésion d'André Gide son caractère « aride, indiscutable ». Son explication nous semble des plus perspicaces qu'il appelle « faillite du monde bourgeois » ce que d'autres ont appelé « faillite d'André Gide », peu importe : le fait, c'est qu'il y a faillite ; et là-dessus M. Ilya Ehrenbourg contresigne tout ce qu'en a pu dire la critique « bourgeoise ». Mais que pense M. Gide de son nouvel apologiste ?