Gazette de France

14 septembre 1903

Charles Maurras

        Dans un petit livre, Prétextes, qui vient de paraître à la libraire du Mercure de France, M. André Gide, fait une objection grave à la doctrine régionaliste de « l’enracinement » :
« Né à Paris d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m’enracine ? »
Ces trois lignes rappellent la célèbre entrevue du Phoque et du roi Salomon.
On n’a pas oublié que ce monarque hébreu fut le premier naturaliste de son temps et de son pays. Il venait de classer le bétail de la création : celui qui se cache sous l’onde, celui qui vole dans les airs, celui qui s'appuie sur la terre. Le Phoque se fit annoncer et, parvenu aux pieds du trône, laissa voir au fond de ses yeux l'expression d'une dignité si blessée et d'un désespoir si honnête, que toutes les certitudes du roi Salomon furent ébranlées. L'animal pathétique, plus profond, plus sommaire encore que ne devait l'être de nos jours M. André Gide ne dit que deux mots :

— Et moi ?

Il voulait dire :

— Je peux descendre sous les eaux et presser le sol de la terre : où voulez-vous, roi Salomon, que je m'aille coucher ?

L'histoire impartiale ajoute que l'objection porta. C'est à la requête du Phoque que le roi Salomon ouvrit dans ses vitrines une classe nouvelle pour les bêtes qui vivent dans deux éléments à la fois, celle-là même que les Grecs ont nommée depuis amphibie.

        M. Barrès aura-t-il l'esprit de justice du roi Salomon ? Allons-nous voir formuler par l'auteur des Déracinés un système de provincialisme amphibie qui réponde aux revendications de M. André Gide ? M. Gide ayant dit : Et moi ? il est certain qu'il faut combler ce vœu particulier ou renoncer à toute science générale.

A la vérité, sans chercher infiniment, on trouverait dans l'œuvre de M. Maurice Barrès, à la fin d’Amori et dolori sacrum par exemple, un moyen d’obtenir la résolution d'un problème qui n'effraya jamais que M. André Gide. Les angoisses du Phoque sont bien prévues dans Amori, et l'on y voit comment deux départements aussi éloignés que la Meurthe-et-Moselle et la Haute-Loire peuvent avoir coopéré à la genèse d'un Français soigneux de toutes ses racines. La lecture de ce chapitre enlèverait à M. Gide le plus délicat et le plus subtil de ses doutes sur le sujet.

Mais il en serait bien fâché. L'auteur de Prétextes est un de ces précieux qui deviennent malades dès qu’il leur faut renoncer aux mélancolies qu'ils ont élaborées à la sueur de leur front. L'intelligence saine cherche dans l’affirmation non seulement le pain quotidien mais ses plus chères friandises. L’esprit de M. Gide ne se plaît qu’à douter de ce qui est clair ou facile à élucider. Ainsi les enfants soufflent sur le verre des lampes pour y faire de la buée : mais la flamme a vite fondu ces vapeurs inutiles.

         Puisque M. Gide cherche où se « raciner », je m'en vais le lui dire avec précision. Plus que de Normandie, de Languedoc ou de Parisis, il est de la région, du Pays, de l'Etat protestant; il est de Nation protestante. Il s’en doute, il n'en est pas sûr. Je l'en prie, qu'il n'hésite plus ! L'on n'a aucun sujet de contester son loyalisme envers la France, sa grande patrie : mais sa petite patrie, c’est le Consistoire, c'est le Temple, c'est cette table de famille où la lecture de la Bible alternait avec le récit des persécutions. Il y a longtemps qu’on ne persécute plus les religionnaires. Mais la mémoire en est inscrite dans les moelles de leurs petits enfants. Les doux, (et M. Gide ne manque jas de douceur), en conservent une pointe d'acidité ; les tranquilles, de l'inquiétude sans sujet et de l'incertitude sans objet, ni raison. Il leur faut dire si, il leur faut dire mais. Ils portent en critique l'âme agitée du lièvre qui voit partout fusils, épieux, chiens et chasseurs. Incapables d'élever contre le système qu'ils examinent un système opposé, même un simple système d'objections cohérentes, l'obscur malaise qui les ronge, leur stérilité éternelle les contraignent sans cesse à murmurer, à cabaler, finalement à se détruire eux-même, à force d'appréhensions.

         On ne m’accusera pas de vous avoir peint M. André Gide en trop beau afin de le déprécier plus tard par mes citations. Non, non. Je veux qu’on dise : « — Il a de l’esprit, le garçon. Il a même de la malice... » et que l'on évalue ensuite avec précision ce que cette malice, ce que cet esprit et leurs antécédents de théologie et d'histoire ont coûté au développement normal de son intelligence et de sa raison.

         Je ne compare pas M. Gide au critique vil ou à l'innommable écrivain qui, pour mieux triompher d'un texte, le fausse et le tronque. Son caractère est sincère, sa volonté loyale, mais, qu'il y veille un peu : son esprit n'est ni l'un ni l'autre ; le premier mouvement de son intelligence est de se mettre en mesure de ne point comprendre. Une attitude négative de la pensée. Il n'est rien de plus dangereux. Non pour les autres, mais pour soi.

        Cet homme ainsi bâti, me fait, dans le chapitre même où il a posé à Barrès la question du Phoque au roi Salomon, une querelle absurde et précieuse. Absurde, on le verra. Précieuse, comme toutes les querelles où l'adversaire semble avoir un instant le dessus. Elle nous permet de compter quels sont nos amis.
Oh ! nous en avons d'excellents qui ne s'étaient jamais crus à pareille fête.

        Avec le Pèlerin passionné de Jean Moréas, la Thaïs d’Anatole France, et le Poème du Rhône, de Frédéric Mistral, les Déracinés de Barrés sont certainement l'un des livres qui m'ont le plus occupé dans cette période de la vie que l'on peut appeler la seconde jeunesse. Non content de faire un article sur les Déracinés, j'en fis deux, j'en fis trois, et des défenses et des réponses aux objections, ainsi qu'il convenait pour une œuvre où se proposait une doctrine favorite.
Comme elle a le devoir de donner la chasse aux mauvais ouvrages, la critique, il me semble, est l'auxiliaire des bons. Elle se doit de les commenter, de les expliquer et de les traduire. Le critique est un truchement, et les ignorants seuls croient que cette tâche d'interprétation est facile ou qu'elle exclut l'effort d'imaginer et d'inventer. Nul ne peut se flatter d'avoir réussi ce genre de critique, qui veut, dit notre maître à tous, dit Sainte-Beuve, une « création perpétuelle ». Pourtant on s'y applique, avec le sentiment de ne rien entreprendre d'inférieur.

         Vous savez la thèse des Déracinés : — il ne faut pas couper les jeunes Français de leurs racines provinciales. Ce qui ne signifie pas du tout qu'il ne faut pas les transplanter, ni qu'on doive leur interdire les voyages. Au surplus, l'auteur des Déracinés, si lorrain dans ses goûts, et jusque dans ses habitudes de langage, est le plus mobile des hommes et le plus vagabond. Du coin de sa terre natale, soit qu'il y fixe son séjour, soit qu'il se contente d'y revenir de temps en temps, tout homme peut apercevoir l'immensité du ciel étoilé, considérer le doux visage de la vérité consolante et se sentir le citoyen de l'univers. Les mots que je souligne sont tirés d'une lettre du plus enraciné des patriotes qui fut aussi le plus errant des pèlerins, le vieux Dante. Il les écrivait à Can Grande, du fond de son exil, et cette profession de l'universalité de l'esprit ne l'empêchait point de dater toute sa pensée du seul endroit du monde qu'il sentit bien à lui, le baptistère de Florence et son beau San Giovanni, où tout prenait pour lui d'intimes accents de haine et d'amour. J'oserai hasarder cette définition : la patrie est un point de vue. Un point de vue constant. A qui manque ce point d'où regarder le flot des êtres et des choses, manque aussi le plus ferme de la pensée.

         Les objections faites aux Déracinés m'agacèrent, celles surtout qui n'émanaient point d'anarchistes conscients, mais plutôt de ces libéraux que le chant de l'Internationale effarouche et qui lisent sans sourciller La Marseillaise de la Paix. Je ne saurais souffrir ces moitiés ou ces quarts d'académiciens qui veulent, de toute leur âme étroite et peureuse, l'ordre, la paix publique, le maintien de certaines garanties nationales et qui hennissent d'inquiétude quand on leur propose, en ce cas d'assurer les communes conditions de tous ces bonheurs. M. René Doumic est un bon type de l'espèce. Il ne contesta point la thèse des Déracinés. Il y apporta des réserves qui la détruisaient. Dans un petit traité de cinquante pages sur l’Idée de la Décentralisation où l'œuvre de Barrés était analysée avec soin, je témoignai à M. Doumic l'extrême mauvaise humeur où m’avait jeté son article :

        M. Doumic dans la Revue des Deux Mondes… admet la thèse des Déracinés, mais sous la réserve suivante :
Le propre de l'éducation est d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine. C'est le sens étymologique du mot élever... En quoi ce professeur se moque de nous. M. Barrès n’aurait qu'à lui demander à quel montent un peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement. Pour rêver à la monarchie universelle et pour s'élever jusqu'à la sphère métaphysique de la cité de Dieu, Dante n'en est pas moins l'exact citoyen de Florence ; Sophocle l'athénien et Sophocle l'universel ne sont pas deux figures contraires qui s'excluent, mais bien le même personnage. Et ainsi de Goethe à Weimar, dans la mesure où il atteignit au génie classique.

         Napoléon lui-même eut besoin de fortes racines pour nous déraciner. Comme Taine l’a bien montré, il nous coupa de nos conditions ; mais ce puissant travail d'arrachement n'eût jamais abouti si sa propre personne, ses propres énergies n'eussent plongé au fond d'un passé très vivace, pays, famille, clan...

        Essentiellement la réplique était juste. L'éducation n’arrache pas l'homme à son milieu formateur. Mais, du milieu originel et sans l’en retrancher, elle l'introduit à un milieu plus étendu, à des idées plus larges, à des sentiments dont les objets sont plus généraux. L'éducation ne dépayse pas ; elle civilise, et c'est tout à fait différent.

Mais, tout en disant vrai, j'avais eu cependant le tort considérable d'imiter, un de ses procédés, M. Doumic. Il avait abusé de l'étymologie du mot élever. Je m'étais, à mon tour, permis de jouer sur la double acception de ce même terme. Mon tort était plus grave que celui de mon incomparable modèle. Il avait le droit de céder à cet entraînement naturel. Je ne l’avais point, quant à moi, qui ne cessais de répéter en cent façons, dès 1897, date de cette erreur, que, si tout bon esprit ne saurait penser sans image, on a l'étroit devoir de ne pas se laisser glisser au cours des symboles, quand on argumente ou raisonne, sous peine de tisser, en lieu d'arguments ou de raisons, de simples Nuées. Le premier jeu de mots de M. Doumic, constituait sans doute une grande reprise. Mais le dérèglement d'imagination auquel je cédais à sa suite était trois et quatre fois criminel.

         Faut-il me chercher des excuses ? Plus j'y songe, plus je reconnais qu'il n'y en a qu'une et que le grand coupable, en tout ceci, fut un peuplier. Je ne sais pas comment se forment les rêves des autres hommes, mais il me semble que chacun de nous, pour peu qu'il ait été élevé à la campagne, doit avoir pour toile de fond, de sa pensée une ou deux rangées de beaux arbres qui dentellent un horizon. Pour ma part, la toile de fond se compose d'une belle ligne de grands peupliers déployés du levant au couchant et mêlés s'il faut être exact, de quelques ifs sombres. Tantôt droits, immobiles, purs comme des colonnes et tantôt balancés de droite à gauche par le vent du soir qui s'éveille, leurs silhouettes hautes et robustes ont obsédé mes yeux bien avant de les enchanter, dès les toutes premières années de mon enfance, et l'idée de végétal un peu vigoureux ou d'être florissant, de nature vaste et puissante, se propage toujours en moi jusqu'à cette rangée de peupliers sublimes. La comparaison un peu ridicule établie par M. Doumic entre l'éducation et le déracinement fit surgir aussitôt, par la loi des contrastes, les nobles sentinelles de mon paysage provençal et, ce caprice aidant, c'est ainsi que je mis par écrit ce qu'il eût mieux valu garder pour ma songerie personnelle et dont je fais excuse, non à M. Doumic, d'où vint l'exemple du péché, mais au bon sens, au sens commun et à cette raison dont j'avais bien sujet d'écouter la voix.

« M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un peuplier si haut qu'il s'élève peut être contraint au déracinement ».
C'est là-dessus, qu'après six années de mûre réflexion, le bon apôtre de Prétextes, M. André Gide, intervient. Il nous adresse, à voix emmiellée, ce petit discours qu'il n'a pas été seul à trouver fort ingénieux : M. Faguet y goûte des « badinages agréables ». M. Léon Blum, une polémique charmante et décisive et M. Remy de Gourmont l’une des meilleures leçons de logique, de grammaire et de convenances qu'il ait jamais lues. J'oserai affirmer à M. de Gourmont qu'il a infiniment plus de lecture qu'il ne dit et que ce n'est pas difficile.
Je copie M. Gide :
« — Non, M. Maurras, j'en suis bien désolé, mais celui qui se moque de nous ici, ce n'est pas M. Doumic, c'est vous; et pour peu que M. Doumic ne soit pas aussi ignorant en arboriculture que vous paraissez l'être, il vous aura répondu, je suppose, que le peuplier dont vous parlez, pour être beau et bien fait, n'était sans doute pas né sur le sol qu'il ombrageait à présent, mais venait tout vraisemblablement d'une pépinière, comme celle sur le catalogue de laquelle je copie pour votre édification cette phrase :
« Nos arbres ont été transplantés (le mot est en gros caractère dans le texte) 2, 3 et 4 fois et plus suivant leur force (ce qui veut dire ici : suivant leur âge) opération qui favorise la reprise ; ils sont distancés convenablement afin d’obtenir des têtes bien faites… » (Catalogue des pépinières Croux, 61e année, p. 72).
Ignorez-vous aussi l’opération qu'en culture, on appelle le repiquage ? Permettez que, pour vous, je copie encore ces phrases instructives :
« Dès que les plantes ont quelques feuilles, on doit, selon les espèces et les soins qu'elles exigent ou les éclaircir ou les repiquer.
         Le repiquage est de la plus haute importance pour la plus grande majorité des plantes. — Et en note : Toutes ces plantes pourraient à la rigueur être repiquées. (Vilmorin-Andrieux. Les fleurs de pleine terre. p. 3). »
Ou repiquer ou éclaircir. Voici l’affreux dilemme que vous proposent vos savants co-partisans, MM. Croux et Vilmorin-Andrieux. Renoncez à chercher vos exemples dans leur domaine... »

         Cette leçon de jardinage... — mais parlons mieux, cette leçon d'arboriculture a fait mon bonheur. Si j'avais été libre de suivre mon penchant, j'aurais pris le train de Provence pour chercher quelque part dans Marseille, où l'on me dit qu'il s'est retiré, mon vieux jardinier Marius que nous ne quittions pas d'une ligne, mon frère et moi, quand le vieil homme reportait, d'une planche sur l'autre, ses verts plançons de seboulas. M. André Gide a découvert le repiquage dans le traité de M. Vilmorin-Andrieux et la transplantation dans le catalogue des pépinières Croux : c'est probablement faute d'avoir su regarder le Languedoc, la Normandie et le Parisis. Ses yeux d'enfants n'ont jamais vu ni l’un ni l'autre ni le troisième.

Ceux d'entre nous qui, moins abondamment partagés, eurent une seule patrie purent toujours, si elle était bonne, riche et riante, se contenter de croître pour s'initier en détail à toutes les habitudes de la campagne. L'étonnement naïf que fait paraître M. Gide en nous révélant repiquage et transplantation leur est, sans aucun doute, absolument étranger ; mais si cette émotion merveilleuse leur manque, ils sont aussi gardés d'introduire dans le langage d’aussi honnêtes gens que MM. Emile Faguet et Remy de Gourmont, ou même M. Léon Blum, qui, tout juif, passe pour galant homme, une confusion ridicule entre transplantation et déracinement. A la place de M. André Gide, écrivain délicat, critique difficile, on ne se consolerait pas de la mésaventure.

        En doute-t-il ? J'en doutais aussi ! pour ma part. J'en doutais par l'excès de la bonhomie qui m'est naturelle. Comment, me disais-je, un esprit d'une telle sécurité dans la censure peut-il faire une erreur de ce poids et de cette [sorte] ?… Je me suis adressé non à un Manuel non à un Catalogue, mais à quelqu'un de ces grands amateurs de jardinage qui allient les plaisirs de leur art à la haute culture intellectuelle. L'antiquité connut plusieurs de ces philosophes rustiques, et Virgile a chanté l'un d'eux qui vécut vieillard à Tarente. Le mien habite un coin de Bourgogne, dont les vertes prairies me paraissaient tout à fait propres à l'éducation du bel arbre qui fait le sujet du débat.

— Je ne plante point de peupliers, me répond ce Sage, mais je vis littéralement au milieu de peupliers. C'est la culture principale de ce coin de vallée arrosé d’un ruisseau.

Donc j’ai appelé en conseil maître Michel, mon jardinier, habile profès que vous connaissez et lui ai posé la question :

— Comment élève-t-on le peuplier?

— Il y a deux manières d’élever le peuplier à répondu maître Michel.

Pour la première, tous les trois ou quatre ans, au printemps, on ébranche ces peupliers destinés à la charpente. On met à part les plus belles branches, de la grosseur du poignet, de trois ou quatre mètres de haut. On les rebat, puis on les met dans l'eau, ensuite on les plante en bon terrain, isolés si l’on n'en veut que quelques-uns, en pépinière, si l'on travaille pour la vente. Ces grosses branches s’appellent des plançons.

Au bout de trois ou quatre ans, à l'automne, on les relève...
— On les déracine ?
— Ah ! mais non. On les relève bien soigneusement, car, vous savez, la racine c'est tout.
— Mais, poursuit mon correspondant...
(On me saura gré, je l'espère, de donner cette lettre dans son texte complet. Elle est toute semée de ces vieilles et fortes locutions du métier champêtre, qui gardent de très anciens parfums de notre langage. Comme cela nous change du vocabulaire savant ! ou de ces pâles mots usés ! ou des termes trop neufs qui luisent d'un éclat si faux !)
— Mais de jeunes peupliers plantés un peu trop près les uns des autres ?
— On les arrache pour les replanter.
— On les déracine ?
—Mais non. On creuse tout au tour, afin de respecter les racines, pour leur faire le moins de mal. On en conserve le plus possible, surtout des radicelles munies de leurs petits suçoirs. Les peupliers arrachés, on les met en place, en les espaçant de deux, trois, quatre mètres, selon l'usage auquel on les destine.
— Très bien. Voyons la seconde manière.
— Il s'agit de belles espèces, des peupliers, destinés aux jardins et aux parcs de luxe. Au printemps, on enlève sur des peupliers de choix des branches d'une année de la grosseur du pouce, munies d'un bon talon. On rabat l'extrémité, on les pique en terre, en pépinière, [mot illisible] près des autres. Au bout d'un [an] quand ces boutures ou quillettes ont des feuilles et paraissent bien pourvues de racines...
— On les déracine ?
— Mais non ! Où éclaircit le plant, c'est-à-dire qu’on enlève à volonté les plants les plus forts pour en faire des arbres de dix, ou les plus nombreux et les plus délicats pour les repiquer en rayons moins serrés, afin de permettre aux racines de se bien développer.
— Et [mot illisible] on expédie ?
— On enveloppe les racines avec beaucoup de soin pour qu’elles ne gèlent ni ne [meurent] en route… »

        En somme poursuit mon correspondant, relever, dépiquer, repiquer, replanter, même arracher sont des opérations qui n’ont rien de commun avec le déracinement. On ne déracine que des arbres morts ou ceux qu'on sacrifie. Appeler déracinement le repiquage ou le relèvement, « c'est absolument comme si l'on disait qu'on déracine un jeune Français quand on l'envoie à l'école, au catéchisme la messe, au lycée et chez les grands-parents à l'époque des vacances. »
De fait, ce n’est ni l'école ni le lycée qu'avait attaqués l'auteur de Déracinés : c'est un certain enseignement à l'école et une certaine philosophie au lycée, la doctrine qui déracina, dissocia et décérébra tant d'esprits : le kantisme universitaire, la morale et la politique de Rousseau.

        J’ai promis que mon correspondant serait philosophe. Entendez la fin de sa lettre :

— J'expliquai alors à mon jardinier ce qu'on appelle maintenant, selon la juste et forte expression de Barrès, un déraciné. Je dis comment la mauvaise éducation d'un lycée de l'Etat renforcée par la détestable philosophie du professeur Bouteiller avait jeté sept jeunes Lorrains hors de leur province, sur le pavé de Paris où quelques-uns s’étaient perdus, deux d’entre eux étant allés jusqu'au crime. J'expliquai que cette éducation avait chez ces jeunes gens tranché la racines qui les attachaient à leur Lorraine, croyances, biens de famille, attachement au sol et à sa culture, religion des morts dont plusieurs furent des héros ; ces jeunes gens (pas tous) ne s'étaient repris qu'en raison de ce qu'ils avaient gardé de leurs racines morales (par exemple le petit propriétaire rural Saint-Phlin vite rentré au pays). Ceux-là sont revenus à la vie morale comme notre passiflore gelée durant le grand hiver de 1894 : n’a-t-elle pas repoussé, l’année suivante, grâce à un œil unique resté sur un fragment de racine que la rude saison avait respecté ?

— Je comprends, répliqua maître Michel : ces jeunes gens-là étaient des peupliers qu'on avait envoyés à Paris mal emballés, de sorte que les racines exposées à l'air ont séché pendant le voyage. »

        On élève donc le peuplier. On fait son éducation. Jamais un jardinier ne contraint le peuplier qu'il élève au déracinement. Un peu de réflexion, moins que cela, le soin de la propriété des mots qu'il emploie, aurait épargné à l'auteur des Prétextes une sotte querelle avec les conséquences qu'elle entraîne pour lui et dont voici, je pense, la plus grave de toutes : cette querelle contribue à le faire connaître.

         Son esprit, son talent, son tour d'imagination sont d'une coquette achevée, ils perdent donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être soufferts qu'à la faveur d'une pénombre officieuse et d'un propice clair-obscur. Au plein jour, il devient trop facile de démêler le rythme constant d'un jeu pareil. C'est un jeu de mots régulier, dont le point de départ consiste à se tromper, mais à se tromper de grand cœur, sur le sens même et la portée de la thèse qu'on veut combattre. C'est ainsi que M. Gide procède avec Lemaître, sur le sujet du nationalisme littéraire, comme il a procédé avec Barrès et avec moi, sur le sujet des Déracinés.

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