The Weekly Critical Review

30 juillet 1903

Rémy de Gourmont

Les Transplantés

Au mot qu'a imaginé M. Barrès, « les déracinés », il faudrait, je pense, en opposer un autre, qui exprimerait la même idée matérielle, et une idée psychologique toute différente, les transplantés. On emploierait l'un ou l'autre selon que l'on parlerait d'un homme à qui le changement de milieu a été mauvais, ou d'un homme qui a trouvé une nouvelle vigueur par le fait même de sa transplantation en un terrain nouveau.

Cette insinuation m’est suggérée par la lecture de quelques pages d'un livre, modestement intitulé Prétextes. L'auteur, M. André Gide, peu connu du public des journaux, est l'un des jeunes écrivains les plus estimés et les plus écoutés du monde littéraire, l'un de ceux qui comptent, l'un de ceux dont l'opinion a une valeur, non pas marchande, mais philosophique. Esprit très logique, il a été choqué de la thèse de M. Barrès, en tant que thèse absolue. Il reconnaît que le déracinement est défavorable aux natures faibles, qu'il est bon que la plupart des hommes vivent et meurent là où ils sont nés ; mais il croit que la transplantation est heureuse pour les forts et qu'elle les fortifie encore.

Au cours d'une polémique à ce sujet, M. Charles Maurras, qui est pourtant, lui aussi, une intelligence de haute valeur, avait eu la malheureuse inspiration d'écrire : « M. Doumic, dans la Revue des Deux-Mondes, admet la théorie des Déracinés, mais sous la réserve suivante : Le propre de l'éducation est d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine. C'est le sens étymologique du mot « élever ». « En quoi, ajoutait M. Maurras, ce professeur se moque de nous. M. Barrès n'aurait qu’à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement. » Il est dangereux, lorsque l’on n’est pas très familier avec les choses de la nature, avec les travaux de la campagne, d’appuyer sur des comparaisons champêtres, rurales, horticoles ou forestière. M. Gide l’a bien fait voir à M. Maurras et à M. Barrès lui-même.

Ce haut peuplier dont vous parlez, leur dit-il, est précisément un exemple de transplantation. Il y a tout à parier qu'il n'est pas né là où vous le voyez : les arbres nés sur place sont assez rares dans la nature cultivée. On s’est aperçu, en effet, que plus un arbre est transplanté, pendant sa jeunesse, plus il acquiert de la vigueur, plus vite il atteint une taille respectable, mieux ses racines prennent la terre, mieux poussent sa tête et ses branches. Et ceci est tellement vrai, tellement connu, tellement banal que, poursuit M. André Gide, les marchands de jeunes arbres, les pépiniéristes, notent sur leurs catalogues de vente les « déracinements » qu'ils ont fait subir à leurs plants.

« Nos arbres, dit textuellement un de ces catalogues, ont été transplantés deux, trois, quatre fois et plus, suivant leur force, opération qui favorise la reprise ; ils sont distancés convenablement, afin d'obtenir des têtes bien faites. »

Quand il s'agit, non plus d’arbres, mais de petites plantes, on emploie le mot « repiquer. »

« Dès que les plants ont quelques feuilles, dit un arboriculteur fort connu, M. Vilmorin, on doit, selon les espèces et les soins particuliers qu'elles exigent, ou les éclaircir ou les repiquer. Le repiquage est de la plus haute importance pour la grande majorité des plantes. Toutes les plantes pourraient à la rigueur être repiquées. »

Voilà une des meilleures leçons de logique, de grammaire et de convenances que j'aie jamais lues. Cela m'enchante, parce que cela est simple, net, franc, et scientifique.

Sans doute M. Barrès peut répondre que les hommes ne sont ni des peupliers, ni des laitues, et que ce qui convient à des végétaux ne leur est pas nécessairement favorable. Soit, mais il ne fallait pas nous donner les peupliers mêmes comme des enracinés modèles, alors qu'ils sont justement des déracinés, — ou des transplantés.

M. André Gide aurait pu fortifier sa réfutation par quelques considérations historiques et montrer que tous les hommes illustres ont presque toujours, en tout temps, en tout pays, été des transplantés. Presque aucun des grands écrivains français n'est né à Paris, par conséquent n'a évolué dans son milieu natal. Paris, qui semble si riche en hommes, est, en réalité, un milieu presque infécond. Il n'est peuplé que de transplantés ; il est gouverné par des transplantés ; ses grands commerçants aussi bien que ses grands artistes sont des transplantés. Ils viennent de partout, même de l'étranger. Et tel qui brille à Paris, ou qui y a réussi, aurait végété dans sa province natale, pareil, en effet, à ces vilains arbres qui n'ont jamais été transplantés et qui poussent de travers, la tête tordue, sur le bord d'un chemin.

Il y a quelques années, M. Havelock Ellis avait eu l'idée ingénieuse d'esquisser une géographie intellectuelle de la France. C'est un travail des plus difficiles, surtout pour les époques anciennes, faute de documents précis sur les familles. La carte de M. Ellis était cependant bien intéressante, car il avait écrit le nom des hommes illustres non pas toujours au lieu même de leur naissance, mais dans la région d’où leur famille était réellement originaire. Cette première constatation suffirait à elle seule à établir l’utilité de la transplantation humaine : presque tous les hommes de génie ou de grand talent, en effet, non seulement sont des transplantés, des individus qui, nés dans le midi, par exemple, ont évolué dans le nord, mais —remarque d’une importance extrême — ils appartiennent à des familles qui sont, elles-mêmes, des familles de transplantés. Descartes est né à La Haye, en Touraine, et cependant nous dit M. Ellis, il n'est pas tourangeau, il est breton. Et où a-t-il vécu ? Partout, excepté dans son pays d’origine et dans son pays natal : en Allemagne, en Danemark, en Hollande, en Suède.

Victor Hugo est né à Besançon de parents transplantés, l'un de Vendée, l'autre de Lorraine. La famille de Malherbe, né à Caen, était pour une part, d'origine provençale. Balzac naquit à Tours d’un père venu de Périgueux et d'une mère parisienne. Calvin, qui prospéra à Genève, venait de Picardie. Verlaine sortait d'Arras par sa mère et des Ardennes par son père. La famille de François Coppée, né à Paris, était originaire de Mons ; Racine avait du sang flamand dans les veines.

On pourrait poser en principe que l'homme supérieur, outre qu'il n'accomplira sa destinée que par la transplantation, est presque toujours le fils d'une famille de transplantés.

C'est un fait, un fait pur et simple, et qu'il serait absurde de vouloir ériger en méthode. On ne peut pas produire à volonté des hommes supérieurs et d'ailleurs cela ne saurait être le but de la vie. Il ne faut conseiller ni le déracinement ni l’enracinement : il faut laisser faire. Sans doute il est bon qu'il y ait dans un pays une masse indéracinable, solidement attachée au sol ; cette masse existe en France. Elle est constituée par toute la partie de la population des campagnes que la terre peut facilement nourrir. Ceux-là ne se déracineront pas, n'ayant aucun intérêt à le faire. Ils se reproduiront sur place, comme les arbres des forêts sauvages, et ils végèteront tranquillement pendant de nombreuses générations. Ces masses sont les pépinières naturelles où la civilisation vient, de temps en temps, chercher de jeunes plants, qu’elle repique, qu'elle élève, qu'elle dresse, qu'elle fortifie, s'ils ont assez de santé pour subir cette opération grave. S'ils succombent, le mal n'est pas grand : d'autres les remplacent.

Comme le dit fort bien M. André Gide, s'il ne fallait pas permettre aux hommes de se déraciner, il ne faudrait pas non plus leur permettre de s'instruire, car « toute instruction est un déracinement par la tête. » Et il ajoute : « Plus l'être est faible, moins il peut supporter l'instruction... L'instruction, apport d'éléments étrangers, ne peut être bonne qu’en tant que l'être à qui elle s’adresse trouvera en lui de quoi y faire face ; ce qu’il ne surmonte pas risque de l'accabler. L'instruction accable le faible. »

Malheureusement, il est difficile de distinguer, pendant l'enfance et même pendant la jeunesse des hommes, les faibles d'avec les forts. L'on se trouve, ici comme partout, devant une question insoluble. Toute mesure prise en faveur des faibles entrave les forts dans leur développement ; toute mesure prise en faveur des forts écrase les faibles. Les uns et les autres étant presque également utiles, les uns par leur nombre, les autres par leur intelligence, le cas est des plus embarrassants. M. André Gide n'a pu le résoudre ; il émet des doutes, ce qui, du moins, est sage :

« Instruction, dépaysement, déracinement, — il faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun ; on y trouve danger sitôt que ce n'est plus profit ; et que les faibles y agonisent, c’est ce que montrent Les Déracinés ; mais pour préserver du danger le faible, nous aveuglerons-nous sur le profit du fort ? »

Il faudrait peut-être laisser dormir ces questions insolubles. Quand on les réveille, elles mordent et nous communiquent, par leurs morsures, le venin de l'inquiétude. Il reste, cependant, que M. André Gide a raison sur un point. De ce que les sept Lorrains du roman de M. Barrés ont eu tort de venir à Paris, puisqu'ils se sont tous plus ou moins noyés, il ne s'en suit pas qu'un huitième Lorrain, aura tort de suivre leur exemple. Car ce huitième Lorrain, ce sera peut-être un Barrès.

Ainsi finit par un compliment cette dispute où M. Gide a montre qu'il savait voit à la fois l’envers et l'endroit des choses, ce qui est toute la philosophie.

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