La Revue des Revues

août 1903

 

Émile Faguet

Sur l’éducation des écrivains et d’autres mortels (1)

 

M. André Gide est bien intelligent. Je soupçonne que ceci, du moment qu'il est dit par moi, lui sera extrêmement désagréable ; mais je ne puis pas pousser le désir de lui plaire jusqu'à dire qu'il est un sot. M. André Gide est infiniment intelligent. Il est nerveux, il est coquet, il est prétentieux, il est paradoxal, Souvent avec pleine raison, quelquefois sans que le paradoxe soit utile ou justifié ; mais il est très intelligent. Il a le sens juste et prompt ; il va, très souvent, au centre même, du premier coup, et au point vrai et au nœud vital des questions. Il a de la largeur d'esprit, ayant beaucoup lu, beaucoup voyagé, beaucoup vu et, contrairement à l'usage de la plupart des Français ayant toujours au moins un œil dirigé de l'autre côté des frontières. Il est tout plein de Goethe, de Heine, de Nietzsche et de Dante. Il sait l'Allemagne et l'Italie, un peu l'Orient. Il aime trop les Mille et une Nuits, qui, tout compte fait, m'ennuient un peu, après m'avoir amusé à l'âge de douze ans ; mais il ne faut pas se fâcher pour si peu. Il a de l'esprit, et terriblement quelquefois. Il a du style, un style attifé et surveillé, un style qui se regarde, un style qui s'écoute parler, un style à la Fontenelle, mais enfin un style, et intéressant, et sain, en son fond, et il sait sa langue, jusque-là qu'il est redoutable à ceux qui ne la savent pas. J'ai été très frappé, dans le temps, de son Prométhée mal enchaîné et surtout de son Philoctète. Enfin, c'est un homme.

Il vient de publier un recueil d'articles sous le titre de Prétextes. Plusieurs questions y sont traitées, un très grand nombre effleurées ou plutôt égratignées, mais d'une main sûre, et nettement, proprement, comme par un homme qui se fait les ongles et qui ne néglige pas de les tailler en pointe. J'en choisirai deux qui, du reste, se ramènent à une seule, pour en causer un peu ; j'entends la question des Influences littéraires et celle des Déracinés qui se ramènent à la question générale de l’Éducation littéraire.

On s'est demandé s'il était bon de laisser les littératures étrangères s'infiltrer chez nous, et s'il n'y avait point péril à nous laisser influencer par elles (j'en veux à M. Gide d'employer ce mot, qui est admis officiellement, mais qui est atroce) et s'il n'était pas patriotique de dresser une barrière entre l'étranger et nous, à cet égard, pour sauver notre originalité, notre personnalité littéraire. C'est toujours la question de « l'unité morale de la France ». J'ai vu avec plaisir que M. Gide n'a absolument aucune de ces craintes et qu'il ne redoute pas qu'on le traite de cosmopolite parce qu'il veut que les Français sachent quelque chose. Profondément patriote et nationaliste, à d'autres égards, j'ai toujours soutenu que le chauvinisme littéraire était une absurdité. J'ai toujours dit : de deux choses l'une : ou à étudier l'étranger, vous perdrez votre originalité, votre sens propre, votre manière particulière de sentir et alors soyez-en sûrs, c’est que vous n'avez aucune originalité, aucun sens propre, aucune manière particulière de sentir ; et dès lors où est la perte? — ou bien, d'une part à étudier l'étranger vous prendrez précisément conscience de votre originalité, car on ne prend conscience de soi qu'en connaissant les autres et c'est à heurter qu'on se distingue, et c'est le non-moi qui fait comprendre le moi ; et d'autre part, ce que vous aurez pris chez les autres se convertira en vous en quelque chose de très différent, de très particulier, de très personnel, de très vôtre. N’ayez donc aucune crainte et ouvrez portes et fenêtres à tous vents et à tous pollens du dehors.

Ceci c'est de la théorie ; mais l'histoire me donne raison. M. Gide a très bien fait de citer Goethe. Si vous connaissez que qu'un de plus original, dans le vrai et grand sens du mot, que Wolfgang Goethe, il faudrait pourtant me le dire. Or, Goethe a commencé par être Allemand, en quoi il a bien eu raison et puis il a été Français ; et puis il a été Italien et puis il a été Grec ; à soixante-dix ans il s'est fait Persan. « Comment peut-on être Persan ? » — A la manière de Goethe ; c'est la bonne. Et cependant il faut bien croire qu'il était resté quelque peu Allemand puisque — et c'est là qu'il faut, je crois, chercher la preuve — puisque depuis un siècle, les Allemands se reconnaissent en lui et puisque, quand Lessing, Schiller, Herder et Klopstock vieillissent terriblement en terre allemande, lui ne vieillit pas le moins du monde.

Pour ce qui nous regarde, remarquez deux choses. Toutes nos époques littéraires les plus originales, en tout cas les plus illustres et qui ont été jugées après coup les plus françaises par les étrangers, bons juges probablement, ont été précédées par des périodes « d'influence étrangère » comme on dit et suivies d'indigence littéraire. Et, d’autre part, tous nos grands hommes et de l’aveu général les plus caractéristiques de l’esprit français sont tous pénétrés de littérature étrangère.

Toutes nos grandes époques littéraires ont été précédées d’une période d’influence étrangère. La Pléiade s'était mise à l’école de l'antiquité et de l'Italie ; l'école de 1630 s'était mise à l’école de l'Espagne ; l'École de 1660 sous l’influence de Port-Royal s’était remise à l'école de l'Antiquité ; la littérature du XVIIIe siècle s'était mise à l'école de l'Angleterre, la littérature de 1830 s'était mise à l'école de l'Angleterre, de l'Allemagne et un peu de l’Italie. Toute grande époque littéraire française a été précédée d'une période d'études où l'on pratiquait les étrangers.

Et je dis de plus que toute grande époque littéraire française est suivie d'une période plus ou moins longue où il y a appauvrissement et dépérissement. Après la Pléiade vient la période 1600-1625, qui est très faible ; après le beau mouvement cornélien, la période des précieux et burlesques, 1640-1660 ; après l'École 1660, la période 1700-1720, très pâle ; après le grand mouvement littéraire du XVIIIe siècle, la pitoyable littérature de 1790-1815.

Et qu'est-ce à dire ? Je n'en sais rien ; mais ceci peut être qu’une génération littéraire naît de celle qui a étudié la littérature du dehors ; et que d'elle naît une troisième génération qui, parce qu'elle sort d'une brillante époque, croit qu'elle n'a rien à apprendre au dehors et vit sur la génération qui l'a précédée. 1° vingt années de curiosité et d'étude ; 2° vingt années de forte action ; 3° vingt années de paresse, d'infatuation, de conviction qu'il n'y a plus rien à apprendre et que l'on n'a qu'à imiter, c'est-à-dire à imiter les illustres prédécesseurs. — Et le cycle recommence.

Et les choses ne vont pas avec cette rigueur et cette précision ; mais il me semble qu'elles vont à peu près ainsi.

Et je dis aussi que nos génies les plus originaux, les plus caractéristiques du génie français, aux yeux des étrangers et aux nôtres, ont été précisément ceux qui se sont les plus pénétrés d'autre chose qu'eux et d'autre chose que ce qu'ils trouvaient dans leur pays. Passons sur Ronsard, qui, à mon avis, n’est pas original, ou l'est bien peu. Mais Corneille est imbibé d’espagnol et de latinisme. Le plus grand poète de l'École de 1660 est La Fontaine, curieux, fureteur, Italien, très Italien, un peu Espagnol, et Latin et Grec et presque médiéviste. Après lui Racine, plus Grec que Latin, ce qui est une originalité à cette époque, et qui sait (il l'a dit) l'espagnol et l'italien. Au XVIIIe siècle l'homme le plus caractéristique de l'esprit français est en même temps l'homme le plus instruit et nourri de littérature étrangère, l’homme qui sait l’anglais, qui sait l’italien, qui lit sans cesse dans l’italien et dans l’anglais, et qui est comme à l’affût de tout ce qui se passe à l’étranger ; c’est Voltaire.

Hugo et Vigny sont assez ignorants, je le reconnais; mais Lamartine, si ignorant que l'estime Sainte-Beuve, fut, cependant nourri de Pétrarque, et Musset passait son temps à lire de l'italien et de l'anglais, sans compter son cher Jean-Paul Richter.

Voilà des exemples qui ne sont pas vides de toute autorité.

Ce qui fait qu’on ne s'entend pas sur cette affaire c'est, comme toujours, que l'on confond deux choses très différentes, ou plutôt que l'on a l'esprit préoccupé à la fois de deux choses très différentes : l’étude et l’imitation. Parce que l'on redoute, avec raison, que les écrivains n'imitent, on voudrait qu'ils n’étudiassent point, ou tout au moins on les voit avec appréhension s'enquérir. Il faut faire la distinction, voilà tout. Il faut dire : « n’imitez jamais, n'imitez rien, n'imitez personne. » Et il faut dire aussi : « étudiez tout, particulièrement ce qui vous plaira, sans doute ; mais encore ce qui ne vous plaira point, pour vous assouplir, pour être heurté aussi et pour prendre conscience de vous au contact de ce qui est bien votre non-moi. » Le péril est nul et l'avantage est grand.

Pourquoi le péril est nul ? Parce que ceux qui, par étudier seront amenés à imiter, sont des imbéciles et de ceux-là l'étude, en effet, détruira l'originalité ; seulement leur originalité n'existait pas. Perte nulle.

Et, au contraire, ceux qui ont quelque chose en eux, il n’est pas possible qu'ils le perdent. Seulement, à étudier, ou ils s’enrichiront ou ils le dégageront fortement, et peut-être les deux. Tout profit.

Oui je crois bien que l'étude des littératures étrangères fait une sélection. Elle rend imitateurs ceux qui ne sont pas fortement doués et par conséquent elle les annihile. Elle enrichit ou elle aide à se dégager et à se saisir ceux qui sont forts et par conséquent elle les fortifie. Si l'étude tue les médiocres et fortifie les forts, elle fait une sélection admirable. Jamais on ne tuera assez la médiocrité. Et je crois bien qu'il en est ainsi. Vivent donc les professeurs de langues vivantes !

La question des déracinés n'est pas très différente. C'est encore une question d'éducation. Querelle de M. Barrès et de M. Gide à ce sujet. Il ne faut pas déraciner, dit M. Barrès, autrement dit, il ne faut pas amener à Paris les petits Lorrains et les jeunes Gascons malgré le goût de ces derniers pour la chose et encore que la chose ne leur réussisse pas trop mal. Il faut laisser la plante humaine dans son terroir, là où elle recueillera les sucs nourriciers et fortifiants qui lui sont propres, qui sont pour elle, qui sont prédestinés à son usage.

C’est assez mon avis. Mais cette question en implique et, pour ainsi parler, en recouvre une autre. L'éducation proprement dite, l'éducation nationale, qu'elle soit donnée, d'ailleurs, par un religieux ou par un laïque, l'éducation donnée à un Languedocien par un monsieur qui vient de Paris ou de Normandie ou de Lorraine, cette éducation est bel et bien un déracinement. Elle coupe les racines locales et elle leur en substitue d'autres, ou plus exactement, si tant est qu'une métaphore puisse être exacte, elle pratique une greffe.

Cela n'est pas douteux et la preuve, dans l'espèce, c'est que Maurice Barrès accuse très formellement son Boutellier d’avoir été le premier à déraciner les jeunes Lorrains qui figurent dans le roman les Déracinés.

Il faudrait donc instruire localement, donner une éducation de caractère local.

Point du tout, s’écrie M. Gide. L'éducation est précisément un déracinement, au moins relatif, au moins partiel, et elle doit être un déracinement ou elle ne sera pas grand'chose. Élever c’est parfaitement déraciner, faire vivre dans une atmosphère plus large que celle où l'enfant est né, le dépayser. Là-dessus badinages, agréables, du reste. M. Doumic parle : « Le propre de l’éducation est d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine. C'est le sens étymologique du mot élever ». — M. Maurras répond : « A quel moment un peuplier, si haut qu'il s'élève, peut-il être contraint au déracinement. » — M. Gide réplique : « Mais, monsieur, précisément ! Consultez les pépiniéristes. Un arbre, pour être fort, doit avoir été déraciné et replanté plusieurs fois pendant son enfance. Cette opération favorise la reprise ».

Pépiniéristes à part, je crois que c'est MM. Doumic et Gide qui ont raison. L'éducation forte ne doit pas être locale, elle doit être nationale ; elle doit jeter de l'air général, de l'atmosphère générale dans le petit monde provincial, régional, départemental. Elle est donc bien, sinon un déracinement, du moins dans le sens très précis du mot, une dépaysation ; oui, elle ne déracine pas précisément, mais elle dépayse et c'est précisément ce qu'elle a à faire.

Et, tout à fait comme tout à l'heure, elle est, en cela, très favorable aux forts et assez dangereuse pour les faibles. De bons Lorrains elle fait des Français qui, du reste, demeurent bons Lorrains ; de Lorrains un peu faibles et qui ont besoin de toutes leurs racines pour se soutenir, il y a bien un peu à craindre qu’elle ne fasse des déclassés.

« Et tant mieux ! » dit M. Gide, qui est profondément Nietzschéen et qui veut avant tout que les forts se fortifient. Ici j'hésite un peu. Ce n'est pas la même chose que tout à l'heure. En littérature, que les médiocres soient anéantis, c'est excellent, ce n'est qu'excellent. Mais quand il s'agit de cité, c'est autre chose. Que des citoyens médiocres, mais qui seront très utiles dans leur petite ville, dans leur petite région, bien encadrés par les habitudes héritées et bien solides sur leurs racines ancestrales ; que ces citoyens soient annihilés, c’est précisément ce qu'il ne faut pas, ce qu'il ne faut nullement et ce qui serait désastreux.

Donc si je suis pour que l'éducation des hommes de lettre soit telle qu'elle détruise les faibles et fortifie les forts, je ne suis pas du tout pour que l'éducation générale, l'éducation national en fasse autant.

— Alors que faites-vous de l'éducation nationale ? Vous la condamnez ?

— Je ne m'y crois pas forcé et je ne suis pas épouvanté de la grandeur ni de la complexité du problème. C'est une question de mesure et de doigté. Il faut tout simplement être prudent et adroit. Il faut dépayser sans déraciner, ou plutôt aérer sans dépayser ; et c'est à quoi il me semble qu'il ne faut que de l'adresse et de la prudence. « D'abord il ne faut jamais mépriser devant le provincial le pays dont il est. Outre que ce ne serait pas poli, ce serait inepte. Il faut, ensuite, pousser, en général, à la décentralisation, à l'amour du pays local, à la fidélité au terroir, puisqu’il y a bien assez de raisons qui pousseront vers le centre ceux qui auront quelque chance d'y réussir, et même les autres. Et enfin il ne faut ouvrir les portes du centre et indiquer et frayer vers lui le chemin que pour un très petit nombre de sujets évidemment destinés à déployer leurs forces sur un grand théâtre, et qui sont tels que pour eux « le déracinement favorise la reprise ».

Et, pour tous, cette dépaysation relative et partielle que l'éducation constitue par elle-même, produit par elle-même tout naturellement, suffira, sans plus, sera « suffisante » comme elle est « nécessaire ».

Voilà je crois la mesure vraie, où il n'est pas si difficile de se tenir et de se maintenir.

Ces questions sont intéressantes. Sans être assez creusées dans le joli livre de M. Gide, elles y sont comme plaquées, ici et là, à la rencontre, de belles nappes de vive lumière.