Mercure de France

15 novembre 1932

 

Anonyme

 

[…]

Précédemment, quelques lignes du journal révélaient les sympathies de M. André Gide pour l'effort de l’U.R.S.S.

 

A la date du 21 février, il note une conversation avec M. Paul Valéry que nous serions indiscret de nommer en toutes lettres, si l'auteur n'en faisait un portrait si ressemblant que chacun reconnaît le modèle :

 

Répondant à un appel téléphonique, je vais retrouver P.V. vers quatre heures et reste plus de deux heures à converser avec lui. Ceux qui ne l'auront pas connu ne peuvent s'imaginer l’aménité exquise de son regard, de son sourire, de sa voix, sa bonne grâce, la foisonnante ressource de son intelligence, l'amusement de ses saillies, la netteté de ses vues — à travers une élocution si rapide, si confuse et bredouillée souvent, que je dois lui faire répéter bien des phrases.

 

Un gros rhume le retient en chambre ; il se dit exténué et le paraît ; fort angoissé par la situation générale et convaincu que le misérable travail des politiciens nous mène à l'abîme, et toute l'Europe avec nous. Il me lit une déclaration d'Einstein, nettement individualiste, à laquelle il se rattache plus volontiers qu'aux Soviets. Impossible de rassembler un front unique pour s'opposer aux ruineuses revendications des nationalistes. P.V. m’en persuade et je sors de cet entretien fort assombri, car je ne puis douter qu'il ait raison. La catastrophe me paraît à peu près inévitable. J'en suis venu à souhaiter de tout mon cœur la déroute du capitalisme et de tout ce qui se tapit à son ombre, d'abus, d'injustices, de mensonges et de monstruosités. Et je ne parviens pas à me persuader que les Soviets doivent fatalement et nécessairement amener l'étranglement de tout ce pour quoi nous vivons. Un communisme bien compris a besoin de favoriser les individus de valeur, de tirer parti de toutes les valeurs de l'individu. Et l'individu n'a pas à s'opposer à ce qui mettrait tout à sa place et en valeur ; n'est-ce pas seulement ainsi que l'État peut obtenir le meilleur rendement de chacun ?

 

Revenant à cet entretien, quatre jours plus tard, M. André Gide déclare :

 

« Si le communisme devait réussir, me disait V., cela m'enlèverait le goût de vivre » ; et moi, au contraire, s'il échoue.

 

La sincérité de M. André Gide éclate dans les lignes qui suivent et qui furent écrites le 23 avril :

 

Cet état de dévotion, où les sentiments, les pensées, où tout l'être s'oriente et se subordonne, je le connais à nouveau tout comme au temps de ma jeunesse. Ma conviction d'aujourd'hui n'est-elle pas du reste compatible à la foi ? Je me suis, pour un temps très long, volontairement déconvaincu de tout credo dont le libre examen causait aussitôt la ruine. Mais c'est de cet examen même qu’est né mon credo d'aujourd'hui. Il n’entre là rien de « mystique » (au sens où l'on entend ce mot communément) ; de sorte que cet état ne peut chercher recours, ni cette ferveur échappement, dans la prière. Simplement mon être est tendu vers un souhait, vers un but. Toutes mes pensées, même involontairement, s'y ramènent. Et s'il fallait ma vie pour assurer le succès de l'U.R.S.S., je la donnerais aussitôt... comme ont fait, comme feront tant d'autres, et me confondant avec eux.

 

J'écris ceci, la tête froide et en toute sincérité, par grand besoin de laisser du moins ce témoignage, si la mort vient avant qu'il ne m'ait été possible de me mieux déclarer.

 

Il est évident que là, M. André Gide exprime, sans souci de littérature ou recherche d'attitude, la foi de son esprit tourmenté par le chaos européen, dans l'effort de renouvellement, de création après la destruction indispensable, accompli par l'union des républiques soviétiques. Il écrit encore, avec sérénité :

 

L'athéisme seul peut pacifier le monde aujourd'hui.

 

Et il explique la guerre des gouvernants russes, depuis Lénine, aux croyances religieuses :

 

Cette volonté d'athéisme des Soviets, cependant, est ce qui soulève le plus contre eux certains esprits vraiment croyants. Un monde sans Dieu ne peut aller qu'à la ruine, pensent-ils ; qu'à la perdition une humanité sans cultes, sans dévotions, sans prières... Que ces esprits pieux ne se persuadent-ils qu'on ne peut jamais supprimer que de faux dieux ! Le besoin d'adoration habite au fond du cœur de l'homme.

 

Mais la religion, leur religion, la seule, est une religion révélée, disent-ils, ces esprits pieux. L'homme ne peut connaître la vérité que par la révélation dont ils sont les dépositaires. Toute félicité, toute harmonie obtenue sans le secours de Dieu leur paraissent attentatoires ; ils se refusent à les tenir pour réelles ; ils les nient, et de toute leur piété s'y opposent. Ils préfèrent l'humanité malheureuse, à la voir heureuse sans Dieu ; sans leur dieu.

 

[…]