Nouvelles Littéraires

24 Décembre 1932

 

Z. Lvovsky

 

Moscou répond à la conversion d’André Gide

 

Nous donnons, à titre d’information, le compte rendu de l’accueil qui a été fait dans la presse soviétique et particulièrement dans Le Gazette Littéraire à ce qu’elle appelle « la conversion » de M. André Gide au communisme.

 

Nous nous en voudrions de détruire un si bel enthousiasme mais la presse soviétique se trompe si elle prend André Gide pour un interprète des vertus bourgeoises, et si elle s’imagine que dans ce récent avatar, il les trahit pour la première fois.

 

Ce qu on appelle, en U. R.S.S. assez improprement, le capitalisme français ou l’impérialisme français ne se sent pas le moins du monde atteint par cette adhésion au communisme.

 

Et du reste, M. André Gide n'appartiendra jamais qu’à son propre parti.

 

Comme il fallait s’y attendre la « conversion » d’André Gide au bolchevisme a déchaîné (et continue de déchaîner) toute une tempête de passion et de joie dans les lettres soviétiques.

 

André Gide est, depuis quelque temps comblé de louanges, et à lire maintenant la presse moscovite, il est le seul juste existant dans le monde bourgeois européen. Les journaux, les revues, des plaquettes spéciales faites en hâte, consacrent à l’auteur du Voyage d’Urien, des articles chargés et même surchargés de dithyrambes parfois exagérés. Toutes les associations littéraires de l’U.R.S.S ouvrent les bras pour accueillir dans leur sein le « bourgeois repenti ».

 

Officiels et mi-officiels, les bardes russes se sont enthousiasmés et il serait injuste de considérer leur engouement comme un sentiment tout à fait artificiel. Non, il y a là une part de sincérité.

 

Pour donner un exemple caractéristique de la façon dont est lu et vu André Gide dans la Russie soviétique, il nous semble bon de reproduire ici un fragment de l’article André Gide et le capitalisme, signé d’Ivan Anissimov et paru tout dernièrement dans la Gazette Littéraire de Moscou. Ce ne sont guère ses qualités littéraires, assez médiocres, qui fixent notre choix sur cet article. Si nous le faisons, c’est qu il est un morceau de genre courant, un des échantillons de séries absorbées en énormes quantités, et qui met en évidence toutes les particularités et les déviations de la critique russe contemporaine, ainsi que la manière dont on juge là-bas les gens et les choses d’outre les frontières soviétiques. Et nous croyons qu'à ce point de vue le lecteur français le lira avec fruit.

 

A n'en pas douter, André Gide débouche sur une nouvelle voie, et plus que jamais, il apparaît clairement aujourd’hui que toute signification, toute importance de son œuvre réside justement dans ces « contradictions » dont il ne saurait jamais se débarrasser. C’est précisément et uniquement l’absence d’unité, le manque d’intégrité qui caractérisent l’écrivain dans toute sa carrière artistique. Pour bien comprendre ce phénomène, il nous faut en trouver tous les tenants et les aboutissants, ce qui est relativement assez facile. La ligne générale de la production de Gide réfléchit, on ne peut mieux, les traits essentiels du capitalisme à son déclin. Tout le charme tragique d’André Gide est là, et cela ressort particulièrement maintenant, alors que ce remarquable artiste, dernier vestige de l’ancienne grandeur de la civilisation bourgeoise, est amené par la force invincible des choses à reconnaître la faillite imminente du capitalisme et à passer — ne serait-ce encore que théoriquement — aux hommes nouveaux réalisant un monde nouveau. 

 

 

Le Journal qu’André Gide est en train de publier dans La Nouvelle Revue Française est un document précieux et d’une importance extraordinaire, qui révèle avec une force rare, tous les chemin tortueux de son for intérieur. L’écrivain se met à nu, sans faire aucune attention à ce qu’en pense le monde. Ce n’est qu’aujourd’hui, après avoir gravi pendant quarante ans environ les hauteurs de la culture bourgeoise, que Gide vainc le scepticisme farouche qui, depuis sa jeunesse, le rongeait, et qu’il s’arrête rêveur pour embrasser une nouvelle foi. L’écrivain le plus notoire du monde capitaliste a foi dans le progrès socialo-communiste de l’humanité. Sans craindre les potins et les cancans, il annonce à tous ceux qui veulent l’entendre que son cœur applaudit passionnément à l’expérience gigantesque entreprise par l’U.R.S.S., dont il semble déjà accepter avec enthousiasme le vaste programme.

 

La conversion de Gide est non seulement une preuve frappante de la décomposition progressive du principe capitaliste, mais encore un témoignage extraordinaire du développement rapide de l’esprit révolutionnaire dans les pays bourgeois. Et si ces dernières années ont rallié à la classe ouvrière un nombre considérable d’amis dévoués et fidèles, il est certain que la figure d’André Gide s’y dresse d'une façon singulièrement pathétique.

 

Dès ses débuts littéraires, André Gide était un artisan fervent de l'art bourgeois. Cet intellectuel raffiné était étroitement lié à la culture de la classe dirigeante. Ses oeuvres n'avaient jamais combattu le capitalisme, n'avaient jamais exprimé la moindre protestation contre l'état de choses « sacré et consacré », ce qui l'éloignait de la nouvelle école française. Au contraire, son activité s'apparentait visiblement aux tendances des représentants les plus marquants de l'époque impérialiste, dont Proust, Valéry et d’autres coryphées français. Il est pourtant vrai que, malgré cette affinité d'esprit de mauvais aloi, Gide était toujours considéré comme une « âme inquiète et même rebelle », ce qui en faisait une figure solitaire et quasi extravagante, et dans ce sens, il opposait au narcissisme de Proust son nihilisme raffiné et souvent cruel.

 

Chose curieuse, et qui n'arrive qu'à de très grands talents, qui sont parfois des prophètes improvisés, cédant, sans peut-être le vouloir, à des impulsions qu’il ne sut pas maîtriser, André Gide a magistralement reflété dans son œuvre le désordre répugnant du capitalisme corrompu. On a parfois l'impression que tout ce qu’il a écrit est sillonné, déchiré par une grimace, et l'on dirait que, même dans la forme, ses œuvres portent l'empreinte du rictus qui est son trait individuel le plus caractéristique. Cette particularité était trop évidente pour que la critique pût n'y pas prêter attention. Seulement, celle-ci ne voulait y voir qu'un renouvellement artistique, qu'un nouveau moyen de lutter contre les traditions littéraires.

 

Pourtant, ce que nous venons de nommer « le nihilisme d'André Gide » était, en réalité, un phénomène de nature purement sociale. Il est très à propos de dire que la remarquable valeur d'un André Gide consiste en ce que l'artiste dévoile admirablement les difformités et les monstruosités du monde capitaliste, qui est sur le point de mourir. Et le plus intéressant est que Gide n'a jamais, semble-t-il, eu l'intention de critiquer le capitalisme du point de vue d'un partisan de gauche. Mais, quoique jusqu'ici son activité littéraire ne recelât aucune trace d’opposition révolutionnaire, la vraie face du capitalisme se faisait jour dans les œuvres, bien souvent contre sa propre volonté.

 

Dans les Faux Monnayeurs, nous trouvons une phrase remarquable, où il s'agit du désir d'un des héros de rendre toujours, au moindre choc extérieur, un son pur, clair et authentique, car l'humanité, en générale résonne faux. Voilà donc l'idée directrice, le fil d'Ariane qui traverse la production littéraire de l'auteur, surtout dans sa Symphonie pastorale. Quasi involontairement, André Gide parle toujours de la fausseté, des mensonges et des difformités répugnantes du monde bourgeois, mais, toutes considérations faites, et si grande que soit notre estime pour Gide, nous devons à la vérité de dire que la parole et le geste de ce créateur robuste manquaient jusqu'ici d'esprit combatif. Bien qu'il blâmât le milieu où sa vie s'écoulait comprimée et étriquée, il acceptait ce milieu sans que le moindre désir l'effleurât de s'élever contre lui d'une façon plus ou moins efficace. Et c'est ici que résident la frappante étroitesse et la médiocrité sociale de son activité. Là, se montre le côté tragique de sa personnalité artistique. D’esprit frondeur, il était pourtant resté un lutteur quelconque, insignifiant, pour ne pas dire nul, car l’aristocratisme artificiellement greffé le paralysait misérablement.

 

Ainsi, nous nous trouvions en face d'un artiste vigoureux dont les créations, fatalement limitées par le cadre, ne donnaient pas toute la mesure de son talent. Nous le regrettions d'autant plus que nous nous rendions compte du nombre de possibilités rares que renfermait son patrimoine créateur, et qui n’avaient pas encore connu le développement auquel elles devaient parvenir. Bien des images, d'une profondeur et d'une signification étonnantes, au point de vue de la description du monde capitaliste en faillite, avaient été apetissées et même castrées par son esprit nihiliste, par son « don juanisme intellectuel ». L'écrivain qui, mieux que personne aujourd'hui, semble disposé et apte à saisir la résonance de notre époque et à la rendre avec une force impressionnante, rôdait dans les ténèbres et pataugeait dans les mares de la platitude bergsonienne. Cet homme, qui se tenait à juste titre au centre de la culture capitaliste, ne trouvait pas la force de s'élever au-dessus de sa classe, fatalement vouée au péril déterminé par un état de choses historique.

 

La critique bourgeoise, inquiète de sa disposition d’esprit instable, faisait à André Gide un accueil quasi cérémonieux, pour ne pas dire froid. On tâchait, à qui mieux mieux, de lui faire revêtir l'uniforme classique, bien qu'il n'y eut rien de classique dans son œuvre. On essayait même de le faire passer pour un original, pour une espèce de paillasse talentueux, afin de dissimuler ainsi l'amère vérité de sa parole. Il suffit de parcourir, même superficiellement, tout ce qu'on en a écrit, jusqu'à présent, pour comprendre la médiocrité de la critique européenne en ce qui concerne le rôle social d'André Gide et de son œuvre.

 

Pourtant, l'idéologie de l’écrivain se dégage assez clairement pour ne susciter, semble-t-il, aucun doute. La crise universelle du capitalisme, la faillite prochaine et imminente de l'état bourgeois firent naître en Gide le souci sans cesse croissant du sort d’humanité. Mis fatalement au pied du mur, il rompit peu à peu avec les tendances passives de son esprit, commença à se tourner dans tous les sens, en quête de solutions possibles, subit une violente hâte intérieure, et suivit un chemin long et douloureux, qui l'amena en fin de compte à l’acceptation des principes soviétiques.

 

Et, à vrai dire, nous ne trouvons rien d’étonnant à cela. L'audace et l’envergure avec lesquelles André Gide décrivait la corruption progressive du monde bourgeois, les conclusions ultra pessimistes qui s’en dégageaient, la conviction absolue du sort fatal qui attend la jeune génération bourgeoise, déjà mortellement atteinte dans son premier essor, tout cela proclamait la tourmente morale de l'écrivain et indiquait avec netteté qu'André Gide allait se détacher du capitalisme, qu'une crevasse inévitable et irrémédiable s'ouvrait de plus en plus profonde entre l'ancienne bourgeoisie et l'un des plus remarquables artistes capitalistes. Les œuvres qui suivirent Les Faux Monnayeurs élargirent encore cette crevasse, découvrant ainsi les ténèbres de l'abîme dans lesquelles l’écrivain se débattait avec lui-même. Dans le Voyage au Congo et dans le Tchad, André Gide se permit enfin d'attaquer la politique coloniale de l'impérialisme français et de s'élever contre l'esclavage capitaliste. Déjà, il débouchait dans la voie nouvelle de sa croissance politique et sociale, et se détournait définitivement de son « don juanisme intellectuel » qui lui causa tant de préjudice dans le passé.

 

Enfin, l'été et l’automne de 1932 nous apportèrent les remarquables pages tirées de son Journal, qui marque une date dans l'histoire du monde bourgeois. Cette œuvre, à laquelle nous ne voyons pas d'équivalent dans la littérature mondiale contemporaine, affirme qu'André Gide a rompu définitivement les liens qui le rattachait au capitalisme et qu’il reconnaît le triomphe historique inévitable du socialisme, qui après avoir gagné l’U.R.S.S, vaincra le monde entier.

 

A la pléiade des meilleurs et des plus nobles esprits qui ont secoué de leurs pieds « la poussière du monde bourgeois » vient de se rallier André Gide, la gloire de notre époque, qui proclame sa formelle décision de lutter ardemment et sans relâche pour la révolution mondiale et pour le socialisme intégral, seuls capables de sauver l'humanité. Nous n'avons qu'à lire attentivement le Journal d'André Gide pour comprendra avec quelle force il abandonne un passé auquel il ne retournera jamais plus.

 

Ainsi parlent le bolchevisme et ses adeptes. Nous abstenant d'exprimer notre point de vue sur ce sujet, nous avons reproduit avec toute l'exactitude possible ce texte de critique soviétique et nous laissons au lecteur français le soin d’en tirer des conclusions.