La Dépêche de Cherbourg

7 janvier 1933

 

Émile Vandervelde

 

La conversion d’André Gide au communisme

 

On sait que dans les dernières années de sa vie, Anatole France qui avait, au début de la guerre, étonné le monde par son social-patriotisme, s’était fait inscrire au parti communiste.

 

Lorsque je rentrai de Moscou en 1922, après la condamnation à mort des socialistes révolutionnaires que Th. Liebknecht, Kurt, Rosenfeld et moi avions vainement tenté de défendre, je m’en fus demander au vieux maître d'intervenir auprès des Soviets pour que les condamnés aient la vie sauve.

 

Sans hésiter, France acquiesça et, comme je prenais congé en marquant l'espoir que sa démarche auprès des bolchevistes, ses camarades de parti, serait efficace, il me dit ces seuls mots, qui, brusquement, me révélèrent les étonnantes contradictions de son état d'âme :

 

« Vous savez, au fond, je ne les aime pas. Mais je veux être bien avec eux. Il faut ménager, pour l'avenir, l'amitié franco-russe ».

 

Je me suis souvenu de ce mot en lisant dans la Nouvelle Revue française d’octobre dernier les « Pages de Journal » d’André Gide.

 

Pour qui s’efforce de comprendre et d'expliquer la signification réelle de certaines conversions à première vue surprenantes, ces « Pages » ont une valeur psychologique de premier ordre.

 

André Gide, lui aussi, comme France, comme Romain Rolland, se déclare communiste. Individualiste, plus que jamais, il n'arrive pas à se persuader, quoi qu'on dise, « que les Soviets doivent fatalement et nécessairement amener l'étranglement de tout ce pour quoi nous vivons ». Il croit, au contraire, qu’un communisme « bien compris » (mais le comprend-on ainsi chez Staline ?) a besoin de favoriser les individus de valeur, de tirer parti de toutes les valeurs de l'individu. Et brusquement, au sortir, nous dit-il, d’un état de fatigue où sa pensée se traînait et restait à l'état larvaire, après avoir crié son inexprimable dégoût pour le capitalisme et tout ce qui se tapit à son ombre d'abus, d’injustices, de mensonges et de monstruosités. Il proclama son adhésion fervente à une doctrine qui est très exactement le contre-pied de cet individualisme protestant qui était jadis le fond même de sa pensée.

 

Il écrit, en effet, le 25 avril 1932 :

 

« Cet état de dévotion, où les sentiments, les pensées, où tout l'être s’oriente et se subordonne, je le connais à nouveau tout comme au temps de ma jeunesse. Ma conviction d'aujourd'hui n’est-elle pas du reste, comparable à la foi ? Je me suis, pour un temps très long, déconvaincu de tout credo dont le libre examen causait aussitôt la ruine. Mais c'est de cet examen même qu’est né mon credo d'aujourd’hui. Il n’entre là rien de « mystique » (au sens où l'on entend ce mot communément) ; de sorte que cet état ne peut chercher secours, ni cette ferveur échappement, dans la prière. Simplement, mon être est tendu vers un souhait, vers un but. Toutes mes pensées, même involontairement, s’y ramènent. Et s’il fallait ma vie (c’est nous qui soulignons) pour assurer le succès de l’U.R.S.S, je la donnerais aussitôt comme ont fait, comme feront tant d‘autres en me confondant avec eux. J’écris ceci, la tête froide et en toute sincérité par grand besoin de laisser du moins ce témoignage, si la mort vient avant qu’il ne m’ait été possible de me mieux déclarer. »

 

Les organisateurs de la propagande communiste qui sont gens très réalistes, et parce que réalistes, connaissent toute la valeur des impondérables, ne manqueront pas de tirer parti de cet émouvant témoignage.

 

Ils ne diront pas, sans doute, de quelles réserves l’adhésion de Gide, comme jadis celle de France s’enveloppe. Ils ne diront pas qu’à d’autres pages de son Journal, qu’il faut lire tout entier pour saisir les nuances d’une pensée infiniment complexe. André Gide se déclare lui-même parfaitement inapte à la politique, insiste (France, qui nous appartenait à tous, eût dû faire de même) pour qu'on ne lui demande point de faire partie d'un parti, laisse à d'autres, plus compétents, le soin de juger de la façon dont « on joue la pièce soviétique », recule devant l'inextricable embrouillement des questions politiques, économiques ou financières, dans le domaine desquelles il n'ose s’aventurer.

 

Certes, Gide ne veut point que la tour où il se réfugie soit d’ivoire. Mais, ajoute-t-il tout de suite : « Je ne vaux rien si j'en sors. Tour de verre ; observatoire où j'accueille tous les rayons, toutes les ondes : tour fragile où je me sens moi à l'abri ; ne veux point l'être ; confiant en dépit de tout, et les regards fixés vers l'Orient. Mon attente désespérée, malgré tout, prend couleur d espoir. »

 

Qu’est-ce donc, en définitive, que cette adhésion de Gide au communisme, au dieu inconnu de ta Révolution russe ?

 

Avant tout un acte logique de rupture avec le passé, une manifestation d'indicible mépris pour le vieux monde qui s’en va, un souvenir exaspéré peut-être des crimes contre l’humanité dont il fut témoin au cours de son voyage au Congo, et plus encore, au fond de tout, la révolte d’un ci-devant chrétien, resté plus chrétien, peut-être, qu’il ne le veut croire lui-même, contre « l’abominable abus » que les Églises officielles font, en la trahissant, de la doctrine an Christ.

 

Mais ce sont les « Pages » entières qu’il faut lire, avec leurs incidentes, leurs parenthèses, leurs réflexions en marge, même leurs contradictions d'apparence et de surface, pour s'en rendre exactement compte.

 

Citons seulement, pour finir ces quelques lignes, écrites au cours d'un voyage en février dernier :

 

« Que la société capitaliste ait pu chercher appui dans le christianisme, c'est une monstruosité dont le Christ n'est pas responsable, mais le clergé. Celui-ci a si bien annexé le Christ qu’il semble que l'on ne puisse aujourd'hui se débarrasser du clergé qu'en rejetant le Christ avec lui. La foi de certains reste si vive qu'ils le voient distinctement pleurer de cet abandon. Comment cet abandon ne leur paraîtrait-il pas abominable ».

 

Comme c’est dit et comme nous sympathisons. Mais, tout de même, André Gide fait bien de rester dans sa tour de verre et de ne pas s'inscrire dans la Section française de la IIIe Internationale sans quoi il s'apercevrait vite que c'est de tous les endroits du monde, celui où il aurait le moins de chances d'être compris.