Le Temps

Mars 1933

 

J.L.

Orphée aux Enfers

 

Il faut s’efforcer de respecter toutes les conversions, et M. André Gide descendant chez les communistes accomplit peut-être un rite mystérieux dont le profane ne saurait discerner le sens. Du reste, l'étrange chemin qui conduit aux enfers de la subversion fut déjà foulé par des artistes chercheurs de pittoresque. Le paradoxe est un piment dont parfois s'assaisonne l'art. Mais du fond du gouffre infernal, M. André Gide lance maintenant des blasphèmes qui ne sont plus des chants. Ce libre esprit serait-il « possédé » ?

 

On raconte qu’entouré de vociférateurs triviaux, il a solennellement condamné l'injustice hitlérienne et célébré la terreur orthodoxe de Moscou. Toute une vie consacrée à l'analyse de ses idées, des sentiments et des mots aurait doté l'immoraliste de cette morale partiale ! Sans doute, ni l'ignorance, ni l’incuriosité ne lui firent jamais « un doux et mol chevet » ; mais ceux qui l'admirèrent lui croyaient la tête mieux faite. Lui qui nous étonna nous déçoit, et son aventure dernière est plus triste qu'un livre manqué.

 

On sait que, sur le tard, Anatole France joua au tribun et consentit à respirer l'encens des foules. Qui l'entendit deviser alors dans sa bibliothèque est assuré pourtant que lui étaient toujours plaisantes les rapsodies de l'incertitude. Le vieux maître avait ses aigreurs, et sa présence dans les meetings n'était qu'un éclat de sa malice. Débonnaire et ratiocinant, ses petites rancunes servaient souvent de thème à la comédie verbale qu'il donnait généreusement à ses visiteurs. Les assemblées publiques lui furent bonne occasion de médisance. Et puis, ce faux distrait n'allait volontiers nulle part sauf aux endroits où il n'était point attendu : il n'aurait jamais gravi les degrés de la tribune populaire si on ne l'y eût amené. Anatole France, sur la fin de son âge, fut un grand homme qu'on s'arrachait, et l'on n'est point surpris, quand on l'a vu surveillé par tant de fidèles, qu'il ait laissé un lambeau de son manteau à toutes les mains.

 

M. André Gide n’a pas joui de cette gêne glorieuse. Dans notre Paris mondain et badaud, il a eu presque figure de solitaire. Il a traversé des cénacles qui n'ont pu le retenir. Il a choisi une discipline à la fois laborieuse et nomade. Fut-il inquiet ou farouche, ou simplement jaloux de sa convenance ? Il s'est gardé d’être « Parisien » à l’imitation d'Anatole France, qui ne le fut, aussi bien, que gauchement et en trichant avec les usages. Il semblerait même que M. André Gide n'eut point souhaité le succès si certaines de ses confidences imprimées n'apprenaient qu'il l'attendit sans le solliciter indiscrètement.

 

Le succès lui est venu, abondant et multiple. Les salons et les écoles confabulent sur l'art gidien. Délicats, sincères et snobs composent en son honneur des louanges discordantes, mais délectables. M. André Gide est « arrivé ». Doit-on ajouter avec le sceptique Capas : « Dans quel état ? » Il paraît être, en effet, la proie de tourments singuliers. Au retour d’un voyage en Afrique, il avait bruyamment dénoncé le « colonialisme », rompant déjà ainsi avec son esthétique sereine. A présent qu’il mêle sa voix aux rumeurs déréglées des Scythes, nous craignons que l’André Gide de naguère ne soit plus. Quel vent a tari cette source ?

 

On entend bien que ce poète sait désormais ses « convictions ». Mais un poète de l'espèce de M. André Gide n'a pas de ces convictions-là. Si la pitié l'inspire, il nous offre une élégie au lieu d’un vindicatif discours. Et il ne saurait vénérer la justice que comme une muse. Orphée descend aux enfers pour y secourir Eurydice, non pour y tenir sa partie dans le chœur effroyable des persécuteurs.