Le Figaro

1934

 

Maurice Noël [ ?]

 

Au meeting de la littérature rouge M. André Gide est nommé « Ingénieur des Âmes »

 

— Qui est André Gide ? Est-ce un écrivain connu ?

 

A huit heures et demie précises,— comme m'y avait invité l'Humanité, — j'occupais mardi soir un fauteuil au Palais de la Mutualité pour entendre le compte rendu du congrès des Écrivains soviétiques, sous la présidence effective d’André Gide. C'était fort alléchant. Mais ces messieurs ne furent pas exacts.

 

Mon voisin de fauteuil, pour nourrir sa patience, acheta Monde et Commune. Un intellectuel assurément. Pour nourrir la mienne, je l'interrogeai et je trouvai un homme ravi de m'instruire.

 

— André Gide ? Ce n'est pas un écrivain comme les autres. Il n'est pas très connu parce qu'il a surtout écrit sur les questions philosophiques.

 

— Que faut-il lire de lui ? demandai-je encore.

 

Mon intellectuel se plongea dans la recherche :

 

J'ai bien lu quelque chose, mais je n'arrive pas à me souvenir du titre. Vous savez c'est assez difficile à lire, les livres de Gide. Avant, c'était un écrivain bourgeois, et puis il a fini par se mettre au contact du réel, du concret. Il a compris l'exploitation du prolétariat. Il n'est pas absolument communiste, mais il marche avec nous maintenant.

 

Au premier quart de neuf heures, M. André Gide est entré sur scène, sa pèlerine déjà légendaire au bout du bras. Sous les lunettes placées bas sur le nez, le visage rayonne.

 

On a beau avoir écrit Corydon et L’Immoraliste : pour se sentir vraiment subversif, il n’est rien de tel que de mobiliser par sa parole quelques centaines de gardiens de la paix. Et puis, quel accueil !

 

La gloire littéraire n’a pas cette excitante chaleur charnelle. Trois mille personnes s’épuisent à applaudir ; mon intellectuel de voisin, qui ne se souvient pas des titres, m’écrase le pied droit. L’auteur de Paludes a trouvé une oasis.

 

Et puis, voici la cour. La cour du bolchevisme intellectuel : Mmes Andrée Violis et Edith Thomas : MM. André Malraux, Jean Cassou, René Lalou, Léon-Pierre Quint, Jean Guéhenno, Henri Jeanson, Georges Pillement, Luc Durtain, le vénérable Édouard Dujardin, Paul Gseli etc.

 

M. André Gide ressemble, par un côté au moins, à M Teste : la bêtise n’est pas son fort. Ni l'imprudence. Les feuilles dans une main tremblante, mais la voici jeune et bien timbrée, il va mener son propos tout le long de l’absurdité, sans y sombrer — saluer sans approuver et aimer sans confiance formelle.

 

Je l'entends célébrer l’homme nouveau que la Russie soviétique, paraît-il, enfante présentement, et vouer an mépris l'homme factice, conventionnel, de la civilisation bourgeoise. Mais le premier doute jaillit :

 

— Le danger d’une Convention communiste n'est-il pas à craindre ?

 

Et aussitôt la révolte contre « la ligne » :

 

— La littérature n’a pas à se mettre au service de la révolution. La littérature n'est au service que de la vérité…

 

Un froid tombe sur la salle. L'assistance a un secret mouvement de repli, Cependant, M Gide enchaîne :

 

…mais comme la vérité est dans la Révolution, il est fatal que la littérature serve la Révolution.

 

Ah ! la belle habileté d'orateur de meeting ! L'enthousiasme est à son comble.

 

De même, M. André Gide croit de toute son âme à la littérature soviétique. Mais la prudence reprend le dessus lorsqu'il s'agit de la montrer ; il ne trouve à citer que Terres défrichées de Chalokhov — en avançant aussitôt une grave réserve, à savoir que Terres défrichées ne traite que de la lutte économique, celle des « kolkhozes » contre les « koulaks ».

 

Quel mauvais partisan ! Heureusement que ce jeu du chaud et du froid s’est terminé sur le chaud :

 

— La littérature soviétique doit donner des œuvres joyeuses. Dans le passé, les écrivains ont été amers et désespérés, ils ont reflété une conception où la terre était une vallée de larmes et l’homme un roi déchu qui tournait son regard vers les cieux.

 

L'écrivain des Nourritures terrestres a tourné son regard ailleurs, et pourtant M. Henri Béraud, qui est bon vivant, ne l’a jamais tenu pour joyeux.

 

M. Gide se rassied sous une ovation. Avant de donner sa vie l’U.R.S.S., il vient d’avoir l’occasion d'offrir toute sa capacité vocale. Il ne lui reste plus de voix pour la présidence, et c'est d'un geste d'Iphigénie récalcitrante qu'il refuse le rôle d’annoncer l'orateur suivant.

 

M. Pozner — d'un accent où l’on ne reconnaît ni Paris ni la province — va d'ailleurs apprendre au maître la rigidité de la ligne communiste. La littérature ne devrait pas se modeler sur la lutte économique ?

 

Si les écrivains sont au service de la vérité, ils doivent aussi servir « l’édification du plan économique »… On a remarqué qu’après la publication de La Mare de Gorki, en 1928, la production de certains centres industriels s’était élevée de dix pour cent.

 

Je cherche sur le visage de M. Gide de l’embarras devant la rudesse de son contradicteur : M. Gide, souriant et fervent, applaudit !

 

Cette heureuse docilité va recevoir sans plus tarder sa récompense. L’instant est solennel. M. Pozner, qui fait si sévèrement respecter la ligne, est aussi bien l’interprète du libéralisme de Moscou :

 

Notre camarade Staline a donné une adorable définition de l’écrivain : c’est l’ingénieur des âmes. Et au congrès de Moscou, Gorki nous a déclaré : « Bien qu’ils ne soient communistes, André Gide et Romain Rolland sont aussi des ingénieurs d’âmes ».

 

Cette considération officielle a fait grand effet. Mais je dois dire que le héros reçut la couronne avec une modestie charmante. J'étais sans doute le seul dans cette mobilisation des honneurs à ressentir une sorte d'humiliation nationale : M. André Gide est un grand écrivain de langue française : Moscou eût pu nous faire la grâce de le nommer au moins ingénieur en chef.

 

Le succès de cœur de la soirée fut pour les délégués communistes de la métallurgie, de l’alimentation et des transports en commun : de jeunes garçons que l'on avait installés avec quelque pompe, devant le tapis vert, à la gauche du président.

 

Les orateurs avaient voué au mépris la littérature bourgeoise française. Il m'a semblé que les délégués ouvriers ne prenaient guère plus d'intérêt à la littérature soviétique. Sous le discours de M. Pozner, le premier à droite bâilla et mit sa main devant la bouche. Le bâillement passa au second, puis au troisième qui, ma foi, n'avait plus assez de force pour dissimuler l'étendue de son ennui.

 

Il était temps qu'on les conviât à la parole. Le délégué de la métallurgie fut brillant et tint à ses camarades écrivains le petit discours que voici :

 

Vous êtes bien loin de nous. Nous ne vous connaissons, à vrai dire, que de nom parce que la bourgeoisie nous refuse  la culture et que nous ne gagnons pas assez pour acheter vos livres...

 

Cette façon de s'aimer sans se connaître— qui est la bonne, comme on sait — créa un moment si pathétique que toute l'assistance se leva d'un bloc et entonna L’Internationale. Le spectacle fut alors d'une qualité rare : debout sur les tréteaux, les lèvres serrées, M. André Gide faisait le salut communiste, l'avant-bras dressé et le poing fermé.

 

Je l'avoue très respectueusement à l'écrivain des Cinq Traités : il a le salut communiste mou. Et plusieurs ont été frappés de son ignorance : il ne chantait même pas l'Internationale ! Voilà un ingénieur des âmes qui a beaucoup à apprendre.

 

Quelques femmes élégantes, les unes jeunes et les autres encore jeunes, ornaient ces assises d’un soir du bolchevisme intellectuel.

 

A la sortie, je les ai vues gagner leurs voitures. Il va sans dire que ces voitures ne les attendaient pas devant le Palais de la Mutualité, sous l'œil des gardes rouges. Leurs gracieuses propriétaires les avaient arrêtées tout le long de la façade de l'église Saint Nicolas du Chardonnet.

 

Je ne pouvais plus douter de la vérité marxiste : la Religion était l'Argent.