L’Humanité
25 juin 1934

Louis Aragon

Le Roman d’André Gide

André Gide vient de publier en volume ses « Pages de Journal » (1).


Ce livre capital, on peut le lire presque à la façon d'un roman. Aussi bien n'est-ce pas Gide qui a inventé d'écrire en marge d'un roman (Les Faux-Monnayeurs), le journal de ce roman, c'est-à-dire de l'auteur du roman ? Voilà qu'en écrivant son journal, c'est une histoire qu'il nous donne, la sienne, mais qui vaut bien au-delà de son cas individuel : c'est le roman de l'élite intellectuelle en face du socialisme, dans l’époque du capitalisme dépérissant.
Il est fait, dirait-on, de hasards. Notes jetées après des conversations, des lectures. Sans doute, d'ailleurs, choisies après coup parmi de nombreuses autres, que l'auteur n'a pas voulu publier. C'est déjà un homme âgé qui parle, un homme qui n'a pas à gagner sa vie, un homme que préoccupe au plus haut point la pensée des grands écrivains, des grands artistes de tous les temps. Leur technique aussi. Voyez comme des lâchetés de style rencontrées au cours d'une lecture l'irritent, il faut qu'il les note !
Mais dans le fond de ces réflexions, dans leur désordre apparent, il y a comme un dessein qui se forme. On dirait qu'André Gide poursuit quelque arrière pensée. Discute-t-il vraiment avec le catholique Maritain quand il écrit :

Ces « problèmes » qui passionnèrent l'humanité, et sans la solution desquels il paraissait que l'on ne pouvait pas vivre, cessent l'un après l'autre d'intéresser, non point parce que la solution est trouvée, mais parce que la vie s'en retire...

Et c'est ainsi que dans les admirations, les goûts mêmes d'André Gide, quelque chose devant nos yeux véritablement meurt. L'auteur lui-même ne sait pas encore quoi au juste. Se doute-t-il vraiment que ce Nietzsche, pour lequel il a eu une passion véritable, et de qui bientôt se réclamera le fascisme hitlérien, c'est pour cette possibilité en lui qu'il est obligé d'en fermer les livres, en murmurant : « Impossible ». Se doute-t-il que ce qui le fait s'attarder inexplicablement à lire Maurice Barrès, c'est bien que chez cet écrivain, il voit, l'ennemi, le fasciste... Et non seulement parce qu'il était le président de la Ligue des patriotes, le revanchard au « joli mouvement de menton », mais aussi parce qu'il était un tenant de cet obscurantisme, qui s'appuie sur la race ou la nation, qui brûle aujourd'hui les livres d'André Gide même sur les places de Berlin, ce Barrès chez qui : « ... rue Legendre, sur un rayon, derrière les dos reliés de faux volumes, se dissimulaient des peignes, des brosses et des flacons de parfum. »
Le thème profond qui apparaît à travers les premières pages du livre de 1929 à 1931 est tout d'abord la lutte entre le christianisme auquel Gide a été réellement attaché par toute son éducation, sa formation, son monde, et l'esprit scientifique par lequel il rejoint les matérialistes. Venant de fermer un livre de Duhamel sur l’Amérique, il note :

Un individualisme supérieur doit souhaiter la standardisation de la masse. Ce qu'il faut déplorer, c'est que l'Amérique s'arrête à ce premier palier. Mais s'arrête-t-elle ? Grâce à elle l'humanité commence à entrevoir de nouveaux problèmes, à évoluer sous un nouveau ciel...

Mais sur ce chemin, Gide a su entendre des voix humaines. Celle par exemple de ce chauffeur de taxi auquel il jette l’adresse d'une maison de santé de la rue Boileau :

Celui-ci me demande : « Quel numéro ? — Je ne sais pas, mais vous devez connaître. Voyons... la maison de santé... » Alors, se retournant vers moi, d'un ton de voix où tout se mêlait, haine, mépris, ironie, rancœur : « Nous, c'est Lariboisière. »

En 1931, cet optimiste décidé qu'est André Gide, qui convenait, qu'il était heureux, qui se plaisait à le penser et à le dire, écrit :

« Il est des jours où j'aurais du mal à maintenir en moi l'idée du bonheur... Trop peu de gens peuvent encore atteindre au bonheur. Je me souviens de l'assombrissement de Mme M... au retour de son voyage en Asie, après avoir traversé de si vastes contrées où le bonheur, disait-elle, était inconnu, impossible... »

Lui-même n’a-t-il pas été au Tchad, au Congo ? Il y a vu :

Ces populations du bord du fleuve parmi lesquelles nous circulions... sans jamais rencontrer un seul être qui ne fût taré, talé, taché, abîmé par quelque point de son corps... Et celui, parmi eux, qui parlerait de guérison possible se verrait traiter d'utopiste, verrait se soulever contre lui tous les sorciers et tous les prêtres du pays.

Voilà bien où nous retrouvons le dessein profond qui se forme dans la pensée d’André Gide :

« Acceptons d'être traités d'utopistes par ceux qui refusent de croire au progrès », disait-il déjà. Il croit scientifiquement à la possibilité d'améliorer le sort de l'homme, mais l'obstination de ceux qui l'entourent, leur refus systématique de tout progrès pratique l'éclaire. Eux, ne sont pas touchés par les douleurs réelles, mais lointaines des hommes d'Asie ou d'Afrique, ils ne s'émeuvent que devant les romans :

« Évidemment ils sentent et se disent que s'ils vivaient dans les pays où ces abominations se produisent, ils seraient, eux, du bon côté. Et n'est-ce pas parce que je me dis que je serais de l'autre que ces récits m'émeuvent à ce point. »

C'est ainsi qu'apparaît à André Gide, bourgeois, le retranchement du monde en deux camps : et d'avoir pensé qu'il était de celui des bourgeois, il a fait le premier pas, il s'est engagé à ses yeux mêmes. Cela doit passer dans ce qu'il écrit :

« Plutôt cesser d'écrire que taire ce qui surtout gonfle mon cœur. »

Oui, tout d'abord, il croit que passer d'un camp dans l'autre, c'est condamner son oeuvre, au moins son oeuvre à venir. Ce malaise, qu'il est émouvant de retrouver chez André Gide, il ne faut pas s'en étonner : c’est un symptôme que nous rencontrerons chez tous ceux qui font ce chemin d'une classe à l'autre, parmi les écrivains. Ils ne savent pas que ce mal est transitoire : il est très difficile d'atteindre le palier suivant, sur lequel l'action sociale de l'homme se confond avec le génie créateur de l'artiste. Contre cette fusion, se dresse la masse des habitudes de pensée, le fardeau de toute une culture, qu'on ne sait encore qu'abandonner et non reprendre.
Le courage de Gide ! A soixante ans, il déclare :

« Il ne s'agit plus de restaurer des ruines, mais de construire à neuf sur un sol qu'il s’agit d’abord d’éprouver. Tout doit être remis en question, remis en doute. »

Et, dans cette révision de toutes les valeurs, quelque chose surgit, une certitude, une confiance, un espoir.

« ...j'aimerais vivre assez pour voir le plan de la Russie réussir et les États d’Europe contraints de s'incliner devant ce qu'ils s'obstinaient à méconnaître. »

La Russie... l'U.R.S.S. Elle revient bientôt comme l'idée fixe, le centre des préoccupations d’André Gide. Il faut voir comme les articles antisoviétiques qui lui tombent sous la main sont commentés :

« Cela témoigne d'une noble frousse », dit-il d’un numéro de la Gazette de Lausanne.

« Tout cela me distrait impérieusement de la littérature. »

Le livre de Knickerbocker sur le plan quinquennal l'amène à ces déclarations que pourtant ce livre peu favorable à l'U.R.S.S. ne semblait pas impliquer, et qui ont éclaté comme un scandale dans le monde bourgeois il y a deux ans cet été :

« Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l’U.R.S.S... »

Les lecteurs de L'Humanité connaissent ces pages brûlantes qui ont été reproduites ici. Elles ont déchaîne contre leur auteur tous les sorciers et les prêtres du pays.

« Le trop vif intérêt que je prends aux événements, écrit-il en janvier 32, et en particulier à la situation de la Russie, me détourne l'esprit des préoccupations littéraires... »

Condamnation de la religion, haine du mysticisme : il y a là tout ce qui pouvait soulever les anciens admirateurs de Gide contre lui. Mais surtout le ton avec lequel il défend l'U.R.S.S. :

« Mirage, dites-vous... Il me suffit de l'entrevoir pour souhaiter, et de toute ma ferveur, qu'il devienne réalité. »

Le problème de l’U.R.S.S. maintenant, André Gide le retrouve derrière tous les problèmes. Une préface à un livre, une discussion avec des catholiques :

« A présent je ne sais pas seulement CONTRE quoi mais aussi POUR quoi je me décide. »

Est-ce bien Paul Valéry, l’académicien, qui, lui, tire les fruits de sa renommée, qui disait à Gide :

« Si le communisme devait réussir, cela m'enlèverait le goût de vivre. »

et André Gide répond :

« ...et moi, c'est au contraire s'il échoue. »

Car André Gide, poussant sa pensée à ses conséquences, ne s'est pas borné à cette admiration de l'U.R.S.S., à quoi un Herriot même peut être forcé par le spectacle admirable de la construction du socialisme. Non : ce dont l'a persuadé l'existence même de l'U.R.S.S., c'est du bien fondé du communisme, c'est de la mission historique du prolétariat, et en France comme en Russie.
Nous avons vu André Gide au lendemain de l'incendie du Reichstag, à la tête des intellectuels, les entraînant contre le fascisme. Il faut relire ce discours prononcé le 21 mars 1933 à l'A.E.A.R., et toute la fin du livre pour voir comment André Gide est entré de plain-pied dans l'histoire de la lutte des classes, comment sa voix s'est enfin élevée contre ceux-là mêmes qui croyaient pouvoir se réclamer de son oeuvre, de son nom et de sa gloire. Ce n'est pas seulement un combattant de plus que nous pouvons saluer ici en André Gide avec une grande joie. Son passage aux côtés du prolétariat qui combat pour abattre le capitalisme, et sa monstrueuse :

« Tu gagneras MON pain à la sueur de TON front »,

c'est le signe du passage au prolétariat de toute la culture que la bourgeoisie laisse échapper de ses mains sanglantes, c'est le signe, c'est le gage de la victoire mondiale du prolétariat.
Le journal d'André Gide ouvre l'ère en France de ces nouveaux problèmes que pressentait son auteur ; et loin de marquer de sa part l'espèce de démission littéraire que tout d'abord il avait cru nécessaire, il est le premier pas dans une voie où André Gide, écrivain, reste un haut, un réconfortant exemple pour tous les écrivains qui luttent avec le prolétariat ! Le roman d'André Gide couronne son oeuvre, et annonce un cycle nouveau de livres qui seront des armes contre la classe des exploiteurs dont Gide s’est définitivement séparé.

(1) Pages de Journal (1929-1932), par André Gide. (Librairie Gallimard, collection Les Essais).